Interroger les valeurs de la tradition

Entretien de Sylvie Chalaye avec Ludovic Emane Obiang

Print Friendly, PDF & Email

Nouvelliste gabonais, Ludovic Emane Obiang s’est fait connaître avec L’enfant des masques, paru en 1999 dans une coédition N’Dzé / L’Harmattan. Il mène une carrière universitaire en tant que musicologue à l’Université de Libreville et était accueilli en 1998 en résidence d’écriture à Limoges pour la 16e édition du festival des Francophonies. C’est de ce séjour que naquit Péronnelle (éditions N’Dzé, Libreville/Paris, 2001), un texte dramatique qui nous transporte aux temps de « la coloniale » dans la maison d’un gouverneur. On pourrait se croire dans un vieux film d’aventures des années cinquante, mais rien de tel car le traitement des situations n’a rien de réaliste. Obiang y rend parfaitement les rapports de force et le délitement d’un ordre qui a toutes les peines du monde à se maintenir et qui finalement se saborde lui-même. Toute la tension dramatique de la pièce s’appuie sur les paradoxes, qui ne sont pas sans perversité, de cette relation où se tressent humiliation et aliénation entre la femme du Gouverneur et la servante Ada, servante devenue indispensable à « Madame », devenue ombre de « Madame », « Madame » elle-même, servante devenue Péronnelle. Obiang n’a pas peur du surnaturel, Ada traverse le temps et les époques et incarne la force de résistance qui a permis au peuple noir de tenir bon en dépit des oppressions que l’histoire lui a imposées.

Pourquoi avez-vous choisi, dans Péronnelle, de nous ramener à l’époque de l’Afrique coloniale ?
J’ai lu beaucoup de romans coloniaux. Les coloniaux représentent une population très particulière. Ce sont des gens éloignés de la métropole et qui souvent forcent sur leur personnalité, leur identité, leur authenticité. Ils l’exacerbent.
Ils se forgent une noblesse, une distinction qu’ils n’auraient pas dans la métropole.
Exactement, on le voit dans la femme du gouverneur. Mais ce que je souhaite, c’est que le spectateur se fasse sa propre idée, qu’il décide si ce personnage n’a pas finalement une certaine noblesse, gâchée par le séjour en Afrique. Car il faut dire que le séjour en Afrique centrale notamment a été extrêmement dur pour la plupart des coloniaux. Le monde de la forêt est un monde particulièrement hostile, avec la malaria, la maladie du sommeil, la lèpre, le soleil, les pluies… C’est un climat très difficile qui agit sur la psychologie. Souvent, beaucoup de coloniaux sont devenus des épaves humaines à cause de la boisson. C’est aussi un climat qui travaille la libido, l’exacerbe, ce qui se traduit dans ces amours ancillaires obsédantes.
La société coloniale que vous campez peut paraître très caricaturale…
J’ai voulu montrer un monde stéréotypé, un monde où les personnalités se sont figées. Ce qui se manifeste par un vocabulaire lui aussi figé et schématique. Ce monde, le monde du gouverneur, du régisseur, de l’évêque, est un monde de relations plus ou moins entendues, mais à côté grouille un monde bouillant, un monde qu’on ignore, celui des cariatides. Ce monde noir, en arrière-plan, qui vit souterrainement, qui est assujetti, qui se confond avec les meubles, mais qui est toujours présent, qui écoute et s’enrichit, peut à tout moment reprendre les rôles et jouer la pièce. Ce caractère stéréotypé de la langue, c’est ce que j’ai voulu saisir : un monde sclérosé qui fige les réelles sensibilités des gens. Mais quand on prend soin de regarder les personnages, on peut deviner une âme ; seulement l’éloignement, l’exil les a raidis.
Votre pièce, comme beaucoup de textes dramatiques africains contemporains, est construite sur la dualité de deux mondes et met notamment en scène un monde de l’ombre, un monde magique.
Afin de mieux cerner l’attitude des Africains, mieux comprendre les difficultés actuelles que connaît l’Afrique pour se donner une certaine stabilité, il faut entrer dans cet univers magique. C’est pourquoi j’ai souhaité atteindre cette « âme », l’exhumer. J’ai tenté de prendre ce qui dans cette propension africaine au surnaturel pouvait être conceptualisé et surtout adapté à la réalité moderne. Dans cette pièce, j’ai voulu rappeler tout le génie de la spiritualité par le biais du masque et par le biais d’un certain nombre de rituels. Mais c’est un texte incomplet. Pour mieux le comprendre, il faut lire une autre pièce : L’Enterrement d’Henri Piron, où on découvre, ce qu’est vraiment Péronnelle. On peut cerner dans ce texte l’ancrage anthropologique réel de Péronnelle, c’est-à-dire le personnage d’Ada qui revient dans l’histoire. C’est une danseuse de Mangane…
Un univers que l’on retrouve dans votre recueil de nouvelles.
Dans L’Enfant des masques, j’avais déjà tenté d’atteindre ce génie créatif pour voir dans quelle mesure ce génie pouvait être adapté à l’Afrique contemporaine. Car notre problème est de vouloir créer un développement qui part de valeurs qui ne sont pas les nôtres. Je pense qu’il n’y aura jamais de développement s’il ne correspond pas à un passé. Nous nous sommes réveillés un matin, on nous a donné des habits, un nom et on nous a dit vivez. Mais c’est l’amnésie totale, l’arrière-plan est occulté. Or pour se développer, un individu doit avoir conscience de son passé. Nous négligeons notre acquis. C’est pourquoi je travaille beaucoup sur les masques, qu’on ne peut pas réduire à leur valeur esthétique. C’est le génie créatif qui est dans ces masques qui doit pouvoir être adapté aux besoins des Africains d’aujourd’hui. J’ai pris l’expression des masques comme des textes qui ouvraient pour nous un programme de civilisation. Ce que j’ai essayé de faire dans ce diptyque dont Péronnelle n’est qu’un volet, L’Enterrement d’Henri Piron étant le second. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de salut pour l’Afrique si on ne revisite pas les « sites » réels de notre tradition. Interroger les valeurs de la tradition est une nécessité, notamment celles de l’immortalité.
Vous vous définissez vous-même comme un nouvelliste avant tout. Pourquoi avoir choisi le genre dramatique pour ces deux textes ?
C’était un choix personnel. J’ai une passion pour le Mangane, une sorte de ballet, où alternent chants et contes, qui dure toute une nuit et dont les danseuses sont assises sur des tambourins. J’ai voulu honorer ces artistes. Mais c’est une question esthétique. J’avais écrit d’abord une nouvelle que j’ai voulu adaptée. La nouvelle avait été facile à écrire, mais le théâtre a une autre exigence, il a ce pouvoir d’offrir la joie et le partage. Ce qui répondait très fortement à la situation que je voulais : un monde figé, opportuniste et intéressé et, à côté, le monde de la fête.
Quels sont vos modèles littéraires ?
Je suis un nouvelliste. J’ai besoin d’intéresser le lecteur, de le tenir en haleine, activer aussi son intelligence, l’amener à s’interroger. C’est pourquoi les auteurs que j’apprécie sont d’abord des conteurs comme Edgar Poe ou Frantz Kafka. J’ai été aussi très marqué par Antonin Artaud ou Jean Genet. Je crois d’ailleurs avoir écrit Péronnelle sous l’influence des Nègres de Genet. Et j’ai aussi un immense respect pour Wole Soyinka, Un sang fort surtout, La Route aussi. C’est pour moi une espèce de miroir, plus qu’un modèle.
Peut-on voir dans Péronnelle, ce génie créateur qui renaît sans cesse, l’allégorie de l’artiste ?
Péronnelle a cette faculté de se métamorphoser, elle se retrouve dans toutes les situations d’oppression, elle se retrouve aux Etats-Unis, aux Antilles, en Afrique. Elle incarne une volonté de rappeler que tous les Noirs ont une même origine et une histoire commune à ne pas oublier. Pour moi, fondamentalement, Péronnelle, c’est la femme dans ce qu’elle a de force créatrice, de capacité à ramener la vie, c’est cette dynamique qui permet de lutter contre l’inertie et de se perpétuer. Je suis convaincu que l’avenir passe par là.

///Article N° : 57

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire