« J’ai éprouvé l’urgence à dire »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Fabienne Kanor

Paris, mai 2006
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Comment est né le projet d’écriture d’humus ?
Il est des livres qui démarrent comme des films. Sénégal. Gorée. 2004. Pour la énième fois, je visite la Maison des esclaves. Comme d’habitude, écoute d’une oreille distraite les commentaires du conservateur. Vais de pièce en pièce, le corps en sueur. C’est qu’il fait chaud. Dans la salle consacrée aux expositions temporaires, je m’approche d’un panneau. L’un de ces panneaux un brin scolaires, censés vous livrer l’Histoire en chiffres et en dates, avec un grand H. Je lis. Lis encore lorsqu’une légende m’interpelle. En haut à droite, il y a cette phrase qui devant mes yeux danse : « En 1774, quatorze femmes se sont jetées d’un bateau négrier. » Le titre au-dessus est clair ; il s’agirait d’une rébellion. De retour à la maison, je vivais alors à Saint-Louis, j’ai commencé à fouiller. Qui étaient donc ces femmes ? D’où partirent-elles ? Comment s’appelait le bateau ? La suite ? Je ne me rappelle pas la suite. Me souviens juste de ce livre qui renvoyait à un autre livre lequel en citait un autre, etc. Pas grave, me suis-je dit. J’avais tout ce qu’il me fallait pour écrire : des personnages.
Dans votre texte, les esclaves parlent, s’expriment, se racontent. On plonge dans leur intériorité. Est-ce pour combler le manque de témoignages historiques d’esclaves ? Que représente pour vous la recréation de cette parole ?
Si nous croulons actuellement sous les récits de « voyage » de capitaines – les archives en sont pleines –, il n’est pratiquement pas de mémoires d’esclaves. Seuls quelques récits (je pense par exemple à Autobiographie d’une esclave de Hannah Crafts) nous sont parvenus. Face au vide, à ce que j’appelle dans l’avant-propos « l’aporie », j’ai éprouvé l’urgence à dire. Mieux que dire : écouter, ressentir, y être un peu. Lasse des discours historiques, objectifs, « collectifs », j’ai donc tenté de reconstruire des histoires d’histoire. Me suis rendue sur place. Comme ces femmes dont je prends en charge le récit, j’ai marché sur un bout de ce qu’on a baptisé la route des esclaves. De nuit, je me suis rendue à Badagry. Au matin, tôt, j’ai traversé la lagune en canot. La plage, comme autrefois, y était. D’un sable si rouge, d’un silence si brutal, que je me suis effondrée en larmes. Moi « petite-fille de », j’ai craqué. Moi qui abhorre le pathos, j’ai pleuré, ai maudit tous ceux qui me disaient que l’esclavage c’est derrière toi, que nous sommes, aujourd’hui plus que jamais, citoyens du monde.
Pleine de compassion, je me suis assise sur la plage, j’ai compris que ce n’était pas l’Histoire que j’interrogeais mais une histoire, la mienne. Qui étais-je vraiment ? Qu’avais-je été autrefois ? Par quel miracle avais-je survécu ? D’aucuns jugeront peut-être ces propos mystiques. C’est égal. Je ne crois pas à une littérature sans fantômes. Je crois que l’écrivain n’écrit que parce qu’il est hanté.

///Article N° : 4470

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