La quatrième génération d’auteurs africains

Entretien de Taina Tervonen avec Abdourahman A. Waberi

Décembre 1997
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Comment l’écriture a-t-elle débuté, était-ce un itinéraire évident pour vous ?
Je suis né en 1965 à Djibouti et je suis arrivé en France après mon bac, en 1985, pour poursuivre mes études à l’Université de Caen où j’ai passé une maîtrise d’anglais. L’écriture était quelque chose de consécutif à cet exil. Je voulais dire des choses sur mon pays, sur moi. Il y avait là-dedans évidemment une bonne dose de nostalgie et aussi une certaine angoisse existentielle comme pour tout jeune de cet âge. Ce qui était plus compliqué, c’était de trouver une forme. Pendant longtemps, j’ai pensé que la forme journalistique conviendrait le mieux pour ce que je voulais faire. Puis j’ai commencé à écrire des poèmes, avant de trouver la forme qui me convenait et qui est à cheval entre la prose et la poésie, c’est-à-dire la nouvelle. J’ai eu la chance d’être publié aussitôt dans la revue Le Serpent à Plumes, et par la suite dans la maison d’édition du même nom. Il n’y a donc pas eu de période de doute ou d’hésitation pour moi. Cependant je ne suis pas de ces écrivains qui disent qu’ils ont toujours su qu’ils allaient écrire ! Je pense que ceux-là ont grandi dans un univers qui est complètement différent du mien, même si maintenant en y repensant, je peux dire qu’effectivement il y avait des choses qui pouvaient peut-être me prédisposer à l’écriture.
Vous faites souvent référence à des écrivains africains dans vos textes, par des citations par exemple. Comment vous situez-vous par rapport à ces auteurs ? Enfin, vous sentez-vous écrivain africain, djiboutien, ou peut-être écrivain tout court ?
Bon, déjà, je pense qu’écrivain africain, ça ne veut rien dire, même si ce terme est employé dans la critique. Je préfère me définir comme écrivain djiboutien, ou même écrivain tout court, accessoirement africain, d’origine djiboutienne. Pour ce qui concerne la littérature africaine, j’ai commencé véritablement à la lire après 1989. J’ai eu toute une période de lecture pendant laquelle j’ai passé en revue la littérature africaine francophone, puis anglophone. D’ailleurs, avant cette période, je ne lisais presque pas, alors que maintenant je considère que c’est quelque chose de tout à fait primordial. Je voulais connaître les paysages littéraires africains parce que je pense qu’il y en a plusieurs. Il y a des classiques que je n’aime pas du tout, comme Sembène Ousmane, même si j’ai beaucoup de respect pour lui. Mais je n’aime pas cette perspective marxiste… De même, je trouve que Ngugi wa Thiongo a une construction un peu laborieuse dans ses derniers romans écrits en kikuyu. Par contre, je trouve que Kourouma a une bonne écriture. Enfin, je pense que moi, je fais partie de ce qu’on pourrait appeler la troisième ou même la quatrième génération de la littérature africaine. Au début, je trouvais chez les auteurs africains une certaine expérience africaine commune, mais je pense que nous qui faisons partie de cette quatrième génération, nous revendiquons une plus grande subjectivité dans notre écriture. Je ressens une communauté d’esprit dans cette nouvelle génération ; nous cherchons d’autres voies pour renouveler cette littérature, nous ne parlons plus au nom de la communauté. Tierno Monenembo est pour moi un exemple de quelqu’un à cheval entre ces générations : dans ses premiers romans, il parlait plutôt pour la communauté, mais depuis son écriture a changé. Comme il le dit lui-même, son oeuvre sera une autobiographie d’une génération, la sienne.
On pourrait penser que cette quatrième génération est en fait une génération d’auteurs d’origine africaine ne vivant plus en Afrique. Si c’est le cas, cette subjectivité dans l’écriture serait-elle une conséquence de ce regard plus extérieur ?
Non, je ne le pense pas vraiment. Il ne faut pas oublier que même dans les générations antérieures, il y avait des écrivains qui vivaient ailleurs qu’en Afrique, comme Mongo Beti, et ça ne les a pas empêché d’écrire comme ils écrivaient. A mon avis, il s’agit plutôt du temps. Nous, nous avons l’avantage d’avoir déjà une tradition littéraire africaine derrière nous, ce qui n’était pas le cas pour les générations précédentes. Nous n’avons plus l’ambition, ni les moyens d’ailleurs, d’avoir une prise politique sur notre pays. Tous les écrivains sont marqués par l’histoire, et on peut en être conscient ou pas. Moi j’ai choisi de me situer consciemment par rapport à cette tradition littéraire, et il m’arrive d’en jouer, par des citations, des épigraphes.
Vous utilisez la fable et des ingrédients oraux dans vos textes, mais souvent avec ironie, d’une façon qui est bien loin du souci de documentation que l’on retrouve chez certains auteurs africains.
Disons que c’est un problème générationnel. Les veillées de contes ne font plus partie de ma génération et de mon époque, contrairement peut-être aux générations précédentes. Je m’assume tel que je suis, et mon époque c’est plutôt celle du rap. Il serait malhonnête de ma part de prétendre à un souci de documentation puisque je ne connais pas assez cette tradition orale. Pour moi, les choses dites traditionnelles passent plutôt par la langue, c’est-à-dire le somali [langue maternelle de Waberi, ndrl]. C’est vrai que j’utilise des ingrédients oraux, mais il arrive que la fable ou le mythe soit complètement inventé, comme par exemple dans « Une femme et demie » (in Le pays sans ombres), ou que même s’il est vrai au départ, son exploitation soit fausse. Est-ce une façon de jouer avec le public occidental qui probablement ne connaît pas ces récits et qui donc ne peut faire la différence entre la tradition « réelle » et la fiction ? J’utilise ces ingrédients surtout pour des raisons techniques, pour des démonstrations dans le texte. Je peux y trouver un plaisir personnel, mais c’est surtout une question technique. S’il faut parler en termes de jeu, ce serait plutôt un clin d’oeil au public djiboutien plus qu’occidental.
Il est vrai que votre pays est omniprésent dans vos textes. Etes-vous connu et lu à Djibouti ?
En fait, je suis non seulement connu mais je suis aussi au programme du baccalauréat à Djibouti. Les écrivains djiboutiens sont très peu nombreux et je suis le seul à avoir vraiment percé, donc il y a tout un côté fierté nationale là-dedans. Cependant, je suis lu surtout par un public étudiant. En ce moment j’attends les réactions à mon roman Balbala, et surtout de savoir si ce roman ne va pas être interdit ! On m’a bien laissé passer deux fois, mais pour la troisième…
En plus de la thématique de votre pays, on retrouve, surtout dans vos nouvelles, des personnages féminins récurrents. Que représente la femme dans votre oeuvre ?
J’aime chanter la femme ! Je pense qu’en Afrique ce sont les femmes qui travaillent, ce sont elles qui font marcher le pays, et le système est fait d’une façon telle que ce sont les hommes qui sont mis en avant. Par exemple à Djibouti, il n’y a pas une seule femme député, les femmes ne peuvent être visibles que dans le cadre associatif. Le jour où les femmes se soulèveront en Afrique, la politique changera. Et puis je pense que la femme est plus porteuse de révolte que l’homme. Dans une émission littéraire de France Culture à laquelle j’ai assisté avec d’autres auteurs africains comme Wole Soyinka, Ibrahima Ly etc., nous avons noté que de nombreuses oeuvres, c’était la femme qui était porte-parole de la révolte.
Dans quel genre vous sentez-vous le plus à l’aise ?
C’est une question que l’on pose souvent. Pour moi il n’y a pas vraiment de limite entre nouvelles et roman. On m’a dit que mon roman n’était pas vraiment un roman, mais plutôt une succession de nouvelles. D’ailleurs, il y a des chapitres dans ce roman qui fonctionnent indépendamment, comme des nouvelles. D’un autre côté, on m’a aussi dit que mes nouvelles n’étaient pas vraiment des nouvelles ! Ceci dit, je pense que je suis plutôt un écrivain « du court », et puis il y a des raisons techniques aussi : on voit tout de suite le résultat avec les nouvelles. Je pense que j’ai vraiment un tempérament pour les nouvelles plus que pour le roman.
Travaillez-vous déjà sur un nouveau projet ?
Avec Balbala, j’ai fini une trilogie qui avait commencé avec le premier recueil de nouvelles. Il s’agissait d’une tentative de définition de Djibouti, de ce que nous avons fait de nos vingt années d’indépendance. Le thème qui m’intéresse maintenant, c’est celui de la diaspora, surtout somalienne et djiboutienne. Ces gens sont partis de chez eux du jour au lendemain, sans y être préparés et se sont retrouvés un peu déboussolés par la suite. Il y a aujourd’hui des populations somali un peu partout en Occident, même dans des pays comme la Finlande ! C’est une problématique qui me touche de près puisque dans ma famille, j’ai ma soeur qui vit aux Pays-Bas, mon cadet qui est à Toronto et moi-même en France. Il ne reste plus que mon jeune frère à Djibouti… Le problème dans ce projet d’écriture se pose pour le genre : comment rendre cette thématique ? Je m’intéresse en ce moment beaucoup au travelling writing, donc aux récits de voyage, pratiqués surtout par les Anglais. Il s’agirait donc d’aller retrouver les populations somali immigrées un peu partout pour rendre ça par écrit. Seulement, j’ai peur d’être caricatural dans cette démarche : comment rendre l’expérience de personnes que l’on n’aura côtoyées que pendant un bref moment ?
Quelques mots à propos du thème de notre numéro ?
Eh bien, je voudrais juste dire que la jeunesse n’est pas liée à l’âge : il y a des personnes âgées qui créent des choses très intéressantes, et puis il y a des jeunes qui écrivent comme des vieux !

Oeuvre d’Abdourahman Waberi : Le pays sans ombre (nouvelles), Paris, Le Serpent à Plumes, 1994. Cahier nomade (nouvelles), Paris, Le Serpent à Plumes, 1996. L’Oeil nomade (livre de photographies avec textes de Waberi), Centre culturel français Arthur Rimbaud, Djibouti/L’Harmattan, 1997. Balbala (roman), Paris, Le Serpent à Plumes, 1997. ///Article N° : 280

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