« Les artistes africains n’ont pas la reconnaissance qu’ils devraient avoir »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Florence Alexis (1), commissaire de l'exposition Présence Africaine en France montée en partenariat avec MC2a à Bordeaux où elle a été présentée en septembre 2006.

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Présence africaine en France présente des artistes originaires du contient africain aux univers très divers. Quel est le fil conducteur de cette exposition ?
Les artistes présentés dans cette exposition ont en partage une expérience politique et historique. Ils ont un tronc culturel commun qui sont les sources africaines, l’expérience coloniale et post coloniale ainsi que l’expérience post-moderne pour les caribéens. Ayant tout cela en partage, l’on retrouve forcément dans leur travail cette expérience commune qui constitue un peu le fil rouge de l’exposition. De plus, au regard posé sur les évènements que la France a traversé depuis les émeutes qui se sont déroulées dans les banlieues en novembre 2005, il nous a semblé intéressant, avec Guy Lenoir, directeur de MC2a, de questionner la création artistique de la diaspora africaine en France dans sa visibilité ou son invisibilité et dans sa présence ou son absence du marché.
Dans ce contexte et au delà de la référence à la célèbre revue, le choix du titre de l’exposition est loin d’être anodin, il ferait presque figure de manifeste…
La formule d’une « présence africaine » forgée il y a en 1947 par Alioune Diop, reste absolument valide. La modernité nous incite à y mettre un pluriel qui ne s’imposait pas à l’époque. Et cela est important car la formule de Diop est liée à une volonté d’unification politique du continent africain, à travers les mouvements d’indépendance mais aussi de structures continentales comme l’Oua (Organisation de l’unité africaine) de l’époque. L’idée du panafricanisme, au lieu de dire que nous avons des cultures dit que nous partageons une culture. Quand on lit les actes du Congrès des écrivains et artistes noirs dont le cinquantenaire a été récemment célébré, on mesure à quel point le débat autour de la question d’appartenance ou de non-apartenance à une même culture a été fondamental pour ses participants.
Ce choix de titre s’inscrit presque en porte à faux avec la politique ambiante qui tend à repousser cette « présence africaine en France ». Y-a t-il une dimension politique dans ce choix ?
Oui mais je ne veux pas tomber dans le piège de réduire cette démarche à une couleur de peau dont on sait parfaitement qu’elle ne fait référence à rien d’autre qu’à un épiderme. On voit ça tous les jours sur la scène médiatique. Dans cette exposition, on parle de culture, on parle d’art, on parle d’expression, on parle d’âme et on ne peut donc pas s’enfermer dans une couleur de peau. La notion d’Afrique et de matrice africaine devient opératoire. Elle nous pousse à réfléchir avec toutes nos armes et avec toute notre mémoire.
Cette exposition se pose t-elle avant tout comme une volonté affichée de favoriser la reconnaissance des artistes qui ne peuvent pas s’imposer réellement ?
Cet état de fait pourrait s’appliquer d’une manière générale à tous les cercles professionnels L’émergence de ces artistes est difficile au même titre qu’elle peut l’être pour toutes les personnes issues d’une minorité en France. Le choix des artistes présents dans cette exposition affiche aussi une volonté d’échapper à cette crise de jeunisme dans laquelle on est tous plongés en France. En dehors d’Amahigueré Dolo et d’Abdoulaye Konaté, nous sommes en présence d’artistes qui ont développé, depuis vingt ans, tout leur savoir faire et leur virtuosité artistique en France et c’est extrêmement important pour comprendre dans quelle configuration on se place. Il ne s’agit pas d’artistes débutants et c’est en cela que les choses sont très préoccupantes par rapport à leur carrière et par rapport à ce qu’il peuvent apporter à la création dans ce pays aujourd’hui. Ce sont des artistes confirmés, expérimentés qui ont une longue pratique derrière eux et qui peuvent s’aligner à côté de n’importe quel plasticien en France et dans le monde. Le problème c’est que malgré leur expérience et leur savoir faire, ils n’ont pas le statut et la reconnaissance qu’ils devraient avoir.
Comment expliquez-vous cet état de fait ?
Pace que le passage au marché est très difficile et très problématique. A l’échelle européenne, la France a un problème particulier en la matière. Si on compare avec l’Allemagne, l’Angleterre, ou même les pays scandinaves qui ont une communauté africaine beaucoup plus modeste que nous, il y a une simplicité pour aborder d’autres vocabulaires artistiques qui n’existe pas ici. Et dès lors qu’il y a une adhésion des gens à leur travail, ces artistes trouvent tout naturellement leur place dans les galeries, sur le marché et dans des collections privées ou publiques. Quand Londres a organisé sa première saison africaine en 1995, les musées d’art africains y compris d’art traditionnel de la ville ont accueilli des artistes contemporains africains, sans présenter la moindre difficulté.
Si on essaye de transposer cette situation en France, que l’on demande au Louvre, à Orsay, à Beaubourg et quelques autres, d’accueillir temporairement ou dans leur collection des œuvres de tels artistes, ce serait insurmontable.
Beaubourg l’a quand même fait suite à l’exposition Africa Remix !
Oui, mais cela est tout récent, alors dans les grandes collections publiques anglaises les artistes africains sont présents depuis longtemps. A la biennale de Venise en 2001, le Pavillon anglais était investi par un artiste d’origine africaine. Un artiste d’origine nigériane, ayant grandi en Angleterre, qui représente la création britannique à la biennale de Venise….Qui peut imaginer aujourd’hui que les commissaires du pavillon français de Venise puissent inviter un Ousmane Sow, un Abdoulaye Konaté ou un Barthélemy Togo ? Or, il y aurait pertinence totale, y compris au plan international, à avoir au Pavillon français de la biennale de Venise un Barthélemy Togo représentant la création en France aujourd’hui. On peut aisément imaginer tous les obstacles qui seraient mis sur le chemin d’un tel projet.
Au cours de vos années de travail au sein d’une institution française comme l’Afaaa, vous avez dû toucher de près ces obstacles. Quels étaient-ils précisément ?
Je pense que ce sont des obstacles psychologiques, mentaux, des obstacles d’ordre mémoriel. Cela dit, là aussi je reste pondérée dans ma façon de regarder les choses. Etant métisse et ayant donc dû concilier, dès le départ, dans mon histoire personnelle, des apports culturels différents, je comprends les uns et les autres. Quand on regarde l’histoire contemporaine africaine, on voit à quel point l’Afrique a du mal à porter l’histoire de son esclavage, y compris dans les livres d’histoire. Même avec des méthodes d’enseignement réformées après la décolonisation, on voit à quel point l’histoire et la responsabilité de l’Afrique dans l’esclavage est difficile à assumer pour la mémoire collective. A partir du moment où l’on constate cette difficulté chez les africains en général, on peut comprendre que ceux qui ont entrepris cette aventure coloniale et cette entreprise commerçante de trafiquer des êtres humains, aient beaucoup de mal à revenir sur ce passé et à le regarder de façon sereine.
La France n’a pas été le seul pays colonisateur et les choses se passent pourtant différemment ailleurs…
C’est bien pour cela que je me réfère à l’expérience contemporaine du monde anglo-saxon où il y a une volonté de regarder ce passé un peu sereinement. On ne peut plus le changer mais le regarder sereinement c’est résoudre une partie des problèmes d’aujourd’hui. Et en Angleterre par exemple, on voit bien que la manière dont les artistes issus des minorités sont généralement acceptés et accueillis sur la scène artistique, résout probablement une partie des questions d’intégration qui peuvent se poser, par ailleurs, à la communauté. Ces artistes, en étant comme partout dans le monde une espèce de ciment social, sont des passerelles qui permettent à la communauté de se voir. Ils sont présents, intégrés dans les systèmes et dans les infrastructures qui fonctionnent en Grande Bretagne aujourd’hui. Ils sont visibles.
Ici, pourquoi les jeunes descendent dans la rue quels que soient les débordements ? Si les communautés dont beaucoup d’entre eux sont issus étaient représentées sur toutes les scènes artistiques en France, il y aurait probablement une meilleure fluidité, une meilleure circulation des idées et des hommes et cela permettrait également une circulation d’autres vocabulaires artistiques. Et c’est l’une des motivations de cette exposition qui présente des artistes dont certains sont en train de créer les modes d’expression de demain et que l’on aurait tout intérêt à regarder aujourd’hui.
Si on regarde ce qui se passe dans le monde de l’art à l’échelle de la planète, on se rend compte que dans toutes les avants gardes – aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne et ailleurs – des artistes d’origine africaine ou caribéenne font des immenses carrières. Ils sont acquis dans des grandes galeries, des collections privées ou publiques ainsi que par les grandes institutions sans la moindre difficulté. Et ce, simplement parce qu’ils font un travail fort, puissant, que l’on ne peut plus contourner, que l’on est obligé de prendre en compte dans ce qui se passe aujourd’hui sur la scène artistique.
Le jour où la France sera capable d’accueillir ces artistes, de prendre les meilleurs, on ouvrira probablement des fenêtres dans la création contemporaine de ce pays, y compris dans le marché.
Comment expliquez-vous que nous en soyons encore là aujourd’hui ?
On peut cependant nuancer les choses. Il y a de très fortes résistances en France qui affaiblissent ce mouvement mais ne peuvent pas l’empêcher. C’est ce qui se passe. Si aujourd’hui une exposition comme Africa Remix a été possible à Beaubourg, qu’elle a été suivie par la suite d’acquisitions par le centre Pompidou de travaux d’artistes africains comme le grand El Anatsui, cela signifie que les choses évoluent malgré les freins. Il est certes étonnant qu’un artiste comme lui n’ait pas été repéré avant par un musée d’art contemporain en France, mais si Africa Remix a permis que ces artistes entrent enfin dans les grandes collections le pas franchi est indéniable.
L’expérience du Pont des arts d’Ousmane sow, indépendamment de tout jugement artistique, a eu un succès public incontestable. Le fait qu’elle était hors musée a montré les limites des politiques muséale, la frilosité des politiques et des conservateurs. Mais elle a aussi montré qu’en contournant l’institution, on arrive facilement à établir un lien entre le grand public et la création.
Mais le fait est que cette exposition a rencontré son public hors des murs de l’institution…
Oui mais son succès a prouvé que les musées pourraient remplir leur salle et avoir des visiteurs s’ils acceptaient de montrer cette création. Ce sont des preuves qui son faites par la négative, dans la difficulté, je dirai presque dans l’adversité, mais le mouvement est absolument irrésistible, même s’ il reste vrai qu’en Franc e, ces résistances sont beaucoup plus fortes qu’ailleurs et qu’elles affaiblissent le monde de l’art français. Le jour où l’on acceptera de faire la connexion entre les faiblesses reconnues de la scène artistique française et les résistances à la pénétration de cette création, on résoudra le problème. La diversité artistique et culturelle, le multiculturalisme, passent aussi par le monde de l’art même s’il n’en a pas encore pris la mesure.
L’institution française par le biais de l’Afaa soutient depuis près de vingt la création africaine. Quels en sont les principaux apports compte tenu des moyens mis en œuvre ?
Les moyens – pas si énormes que certains ont pu l’imaginer – qui ont été investis pour la création contemporaine africaine a été décisif dans beaucoup d’endroits. La photographie africaine ne serait pas présente dans tous les grands évènements photographiques internationaux ou dans les grandes expositions aujourd’hui, si on n’avait pas injecté les moyens financiers qui ont permis de rendre visible quelque chose qui existait déjà.
Elle était complètement démunie et n’avait aucun moyen de circuler, d’être diffusée et donc d’être vue. Les arts visuels qui ne sont pas vus, sont absolument inexistants pour reprendre l’expression de Salah Hassan.
Ces programmes qui ont permis aux artistes de se professionnaliser ont rendu visibles quelque chose qui était invisible et ont montré la pertinence du travail de ces artistes, leur modernité, leur insertion dans les expressions contemporaines à part entière. Les artistes d’origine africaine, qu’ils soient de là bas ou d’ici, traitent de problèmes brûlants. Ils nous parlent de chose qui nous entourent et qui font partie de notre quotidien.
Ils ont certes plus de visibilité qu’avant mais ce n’est pas pour autant que les portes des collections privées et publiques leur sont ouvertes…
C’est un peu face à cette contradiction que l’exposition s’inscrit. L’œuvre « Le gris gris blanc » d’Abdoulaye Konaté appartient depuis peu à la collection privée de Miguel Barcélo qui a eu l’élégance et la gentillesse de la mettre à notre disposition. Les oeuvres de Dolo appartiennent à la collection de Michel Fedoroff qui est un très grand collectionneur, celle de Béthé Sélassié est présente dans des collections publiques en France de même que celle de Myrima Ba qui est au Frac Champagne Ardennes. Il y a quelques timides entrées dans les collections publiques qui – tout comme les musées – jouent un rôle de validation. Dès lors que les musées vont accorder leur intérêt à ce pan entier de la création en France, il est évident qu’on va décomplexer les collectionneurs, y compris les collectionneurs privés. Cela dit, les collections publiques et privées françaises sont en retrait par rapport à celles d’Allemagne, des Pays-Bas, de Scandinavie, d’Angleterre ou des Etats-Unis. Et cette question nous ramène peut-être à cette soit disant apathie du marché de l’art en France.
Les artistes qui ont participé à cette exposition appartiennent plus ou moins à la même génération. Etait-ce un parti pris de départ ?
Un artiste mature a un passé créatif de quinze ou vingt ans d’expérience derrière lui. Cela signifie qu’il a eu le temps de découvrir son univers, de choisir ses techniques et ses supports. La qualité de cette exposition repose aussi sur la variété des supports tels que les installations, la vidéo, la photographie, la peinture ou la sculpture. Les matériaux utilisés et les démarches artistiques sont très différents. Il y a des oeuvres plus classiques et plus pures comme celles de Diagne Chanel qui pourraient battre en brèche les clichés sur la création africaine. C’est une technicienne hors pair qui maîtrise toutes les techniques des plus anciennes aux plus modernes. Elle a par ailleurs commencé un travail sur l’image (photographique et vidéo) dans lequel se ressentent son univers visuel et son expérience. Avec Métis dans les villes, elle a construit toute une réflexion visuelle à partir d’un travail vidéo en noir et blanc, questionnant les notions de double appartenance, de multiculturalisme et méditant sur la manière dont les cultures coexistent à l’intérieur même des êtres. C’est aussi avec de tels sujets que l’on peut apporter quelque chose à la société française d’aujourd’hui et Diagne Chanel en est un bon exemple.
Présence africaine en France s’est ouverte à Bordeaux mais la logique de son propos voudrait qu’elle puisse être vue dans toute la France? Une tournée est-elle prévue ?
Nous aimerions bien évidemment que cette exposition soit itinérante et c’est dans ce sens que le projet a été conçu. Nous explorons actuellement les différentes pistes qui nous permettraient de la montrer dans d’autres villes de France. A terme nous voudrions enchaîner sur une série d’expositions en sortant peut-être de l’exposition collective qui est un peu la rengaine pour les artistes africains qui sont démotivés et démobilisés sur ce type d’exposition. Tous les artistes de Présence africaine en France ont un travail et un corpus suffisamment fort pour mériter une exposition personnelle. On arrive à un stade où il devient urgent de les faire sortir de ce ghetto artistique dans lequel ils ont été enfermés et qui est en train de se fissurer de toute part. Il serait temps de susciter des dialogues artistiques, de monter des expositions transversales qui permettraient des confrontations entre artistes. Je rêve d’une confrontation entre Miguel Barcelo et Barthélemy Togo, ou un travail entre Diagne Chanel et Philippe Garel, artiste français, qui ont des univers à la fois parallèle, totalement différents et qui pourraient dialoguer de façon puissante. Et bien sûr il devient nécessaire de leur permettre de déployer leurs œuvres récentes de manière détaillée et fine à travers des expositions individuelles qui laisseraient libre court à toutes les subtilités de leur travail et à leur virtuosité. Ce serait l’occasion de montrer à quel point leur niveau et leur qualité peuvent se mesurer à n’importe quel artiste français, présent dans les grands musées où il bénéficie d’une visibilité auxquels ces artistes n’ont pas accès.

(1): Directrice du site www.Artunivers.comPrésence Africaine en France à été présentée à MC2a (Migration culturelles Afrique-Aquitaine de Bordeaux), Porte 2a – 16 rue Férrère, du 9 septembre au 25 octobre 2006.///Article N° : 4699

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