Moussa Touré : “En Afrique, on ne peut pas faire du cinéma autrement qu’en s’engageant”

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Depuis plusieurs années, le réalisateur sénégalais Moussa Touré s’est donné une mission : former des cinéastes africains pour raconter le continent. Appuyé par l’Institut français du Sénégal, ses élèves arrivent en fin de cycle. Rencontres à Dakar. 

Il m’a fallu deux heures pour arriver. Il va forcément y avoir des retardataires. Sauf Betty qui ne vient pas : elle est malade”. Il est 16 h passés lorsque Moussa Touré franchit les portes de la petite salle de projection de l’institut français du Sénégal, basé au centre-ville de Dakar. Il rouspète, car cette arrivée tardive n’est pas de son fait. “C’est toujours la même chose quand il pleut à Dakar. Toutes les routes sont inondées et on ne peut plus circuler”. 

Cet après-midi, le réalisateur dakarois a tout de même bravé les embouteillages monstres de la capitale et fait le déplacement jusqu’au quartier du Plateau. Il doit présenter trois films documentaires réalisés par huit de ses élèves. “Vous allez voir, ils sont excellents”, promet Moussa Touré. “J’ai autant appris avec eux qu’ils ont appris avec moi. Je suis content de les accueillir dans la famille des cinéastes”. 

Les réalisateurs en devenir arrivent au compte-goutte. Il s’agit de quatre femmes et quatre hommes d’une vingtaine d’années, qui ont suivi la formation “Gis Giss” dispensée par Moussa Touré sous l’égide de l’institut français du Sénégal. Ils saluent les quelques spectateurs et viennent instinctivement entourer leur maître. Certains l’appellent même “papa”. Et il le leur rend bien. “Les enfants, asseyez-vous. On doit commencer”, lance-t–il. 

Raconter l’autre

Sur l’écran, trois films d’une dizaine de minutes chacun . On y découvre le quotidien des habitants de l’île de Niodior dans le Sine-Saloum (sud-ouest du Sénégal) à travers trois sujets  : les conditions de travail des femmes, le décrochage scolaire des jeunes filles et la lutte contre la pollution. Des thèmes engagés et dans l’air du temps, reconnaît volontiers Moussa Touré: “En Afrique, on ne peut pas faire du cinéma autrement qu’en s’engageant. Vous savez, avec le colonialisme, la décolonisation, les guerres, on ne peut pas se permettre de faire du cinéma ”juste comme ça”. Il faut que l’on soit engagé”, ajoute-t-il.

Avant de tourner, on a vécu pendant un mois auprès des habitants. Ensuite, on a filmé pendant cinq mois. On a appris à les connaître. Et j’ai beaucoup appris sur moi-même durant cette expérience”, explique Awa Niang, qui co-réalise le documentaire Singiyame, consacré aux femmes de Niodior qui vivent de la pêche. 

“Dans le documentaire, il faut montrer les gens comme ils sont. Donc, il fallait qu’ils apprennent à regarder, à se regarder, à regarder autour d’eux avant de filmer, avant de raconter le monde”, explique Moussa Touré. Selon l’intéressé, l’immersion est l’une des bases fondamentales du documentaire. D’abord parce qu’elle oblige à “apprendre à se regarder soi-même avant de regarder les autres”. L’immersion a permis à ses élèves  “de s’entendre, de se connaître, de se comprendre”. D’ailleurs, à l’issue de cette formation, les huit cinéastes veulent continuer à travailler ensemble. “Moussa Touré est humble, c’est un plaisir d’apprendre à ses côtés. On élabore déjà un projet commun”, confie l’un d’eux. 

Génération Moussa Touré 

Moussa Touré rappelle souvent qu’à ses débuts dans l’audiovisuel, il n’était qu’un “technicien qui s’occupait de l’éclairage”. Puis, il s’est  “rendu compte que tous ceux qui faisaient des documentaires, en tout cas la majeure partie, étaient des Européens. Jusqu’au moment où Jean-Marie Teno et Christian Lara sont arrivés”

Plusieurs décennies après les premiers films de ces précurseurs, Moussa Touré se dit content quand il entend des Africains affirmer qu’ils veulent faire des documentaires : “Dans le monde dans lequel nous sommes, et surtout en Afrique, faire du cinéma, faire du documentaire reste une chance. Mais la jeunesse d’ici a besoin de ça. Et le Sénégal aussi. C’est une terre riche en sujets pour des documentaires”.

Ces besoins, le réalisateur sénégalais tente d’y répondre depuis quinze ans. Depuis que Moussa Touré s’est lancé dans la formation aux métiers du cinéma et du documentaire, environ 118 films documentaires ont  été réalisés sous sa houlette.“Pendant toutes ces années, j’ai formé plein de jeunes. Ils sont maintenant au top du cinéma”, revendique t-il.

Son propre fils, Idrissa Touré, en fait partie. Auteur d’un court-métrage (Kemtann, 2009), il est devenu monteur pour des chaînes de télévision et collabore aujourd’hui avec des cinéastes. “Il dit que je l’ai beaucoup emmerdé dans sa jeunesse, parce que je lui ai montré le vrai Sénégal. Ensemble, on a fait deux fois le tour du pays. Je lui ai tout montré, même ses aspects les plus obscurs”, explique le réalisateur. Il devait connaître son pays, je devais le faire”, se défend Moussa Touré. “Il est exigeant, mais juste. Il sait ce qu’il fait et il prend le temps de nous montrer comment on peut progresser”, salue de son côté Mamayimbe Kir Kalissa, qui achève la formation Gis Giss. 

Ces deux dernières années, Moussa Touré a été accompagné par l’institut français du Sénégal, qui a décidé de ne pas reconduire le projet l’an prochain. Et le scénariste ne cache pas sa déception. “Franchement, je ne comprends pas ce choix. Je ne suis pas en colère, je suis déçu parce que j’ai été soutenu et que là, on arrête tout”, maugrée le cinéaste qui assure qu’il va faire fi des difficultés de financements et qu’il “ne compte pas lâcher” ses disciples. “Il faut accompagner la jeunesse africaine pour qu’elle réalise des documentaires”, martèle -t-il. 

« Que vous soyez de grands cinéastes »

Aujourd’hui âgé de 65 ans, Moussa Touré achève un autre film. Et peut-être son dernier. Le récent décès de son ami réalisateur, l’Antillais Christian Lara, disparu début septembre à l’âge de 84 ans, l’interpelle. Que va-t-il laisser derrière lui lorsque son heure viendra ? “Ce que j’ai compris dans le cinéma, depuis très longtemps, c’est que l’on fait des films pour mourir”, déclare Moussa Touré. “Quand on disparait, nos films restent, ils restent pour la vie. Et je pense que les gens sont plus attentionnés, plus attentifs, pour regarder nos films quand on part.” 

Former toute une génération de cinéastes africains participe aussi à forger son empreinte dans l’histoire du cinéma. “La vie n’est pas si longue que ça. J’ai envie de laisser quelque chose. De bonnes choses à la jeunesse”. Cette jeunesse, Moussa Touré lui adresse une ultime prière :  “Que Dieu vous garde et que vous soyez de grands cinéastes”

 

Lauriane Nembrot à Dakar

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