Le scénariste Simon Moutaïrou, Béninois par son père, passe ici à la réalisation pour un premier long métrage largement diffusé dans les salles de France depuis le 18 septembre 2024. Sa découverte du Morne Brabant à l’Ile Maurice l’y a encouragé, un piton de 500 mètres face à la mer où les esclaves fugitifs (majoritairement wolofs, malgaches ou mozambiques) se rassemblaient au XVIIIe siècle. Il offre ainsi un jalon dans un cinéma français qui s’est fort peu confronté au sujet de l’esclavage,[1] et encore moins du marronnage.
Nous voici transplantés en 1759 dans une plantation située à l’Isle de France, l’actuelle l’Île Maurice. Le planteur Larcenet (Benoît Magimel) est exigeant mais son fils Honoré (Félix Lefebvre) est sensible aux arguments abolitionnistes. Sa maîtrise du français et sa compétence ont fait du wolof Massamba (Ibrahima Mbaye, toujours excellent dans sa présence) un contremaître rêvant de pouvoir faire affranchir sa fille Mati (Anna Diakhere Thiandoum), laquelle entend parler de pirogues clandestines qui permettraient de fuir vers Madagascar. Les choses s’enveniment lorsque le gouverneur menace Larcenet, dont la plantation appartient à l’Etat, de dépossession s’il n’applique pas strictement les châtiments prévus par le Code noir finalement brandi par Larcenet : marqué au fer d’une fleur de lys à la première tentative de fuite, oreilles et tendons coupés à la deuxième, mort à la troisième. Fuite il y aura devant la menace de viol et le film se fera dès lors chasse à l’homme. Larcenet fait appel à la terrible « Madame la Victoire »[2] (Camille Cottin, véritablement habitée) et ses deux fils, semblables au molosse qui les guide, qui ont fait leur spécialité de retrouver les esclaves marrons « pour servir Dieu et le roi ».
Ce passage de la description au thriller, parfaitement maîtrisé et servi par la riche musique d’Amine Bouhafa, a pour objet de nous placer dans la peau des esclaves. L’insistance sur la meurtrissure des chairs participe de cet objectif. Les esclaves ne sont plus une masse impersonnelle mais des humains pourchassés et torturés s’ils tentent de s’échapper. C’est ainsi que dans sa tentative de retrouver Mati, Massamba gagne en humanité jusqu’à affirmer dramatiquement sa dignité. Il est celui en qui s’identifier, d’autant plus qu’il finit par épouser la résilience de sa fille. Il fait passer le récit d’une reconstitution historique à la représentation des enjeux du présent incarnés par le mouvement Black Lives Matter.
Il s’inscrit ainsi dans l’évolution de la représentation de l’esclavage au cinéma, depuis la première adaptation pour le grand écran de La Case de l’Oncle Tom par le pionnier du cinéma Edwin S. Porter en 1903 jusqu’à 12 Years a Slave de Steve McQueen en 2013 qui adopte pour la première fois dans le cinéma grand public le point de vue des esclaves, et aborde avec le personnage de Patsey (incarnée par Lupita Nyong’o qui y fut découverte) leur exploitation sexuelle, laquelle était déjà dénoncée dans Mandingo de Richard Fleischer en 1975, autre film marquant qui montrait combien l’esclavage est avant tout un système de contrôle des corps, de réification des êtres et de domination sexuelle.
Larcenet fait flageller Massamba mais n’atteint pas le sadisme d’Epps sur Patsey lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de péché puisqu’il la possède. Le projet de Ni chaînes ni maîtres est autre : mettre en exergue les contradictions des Blancs quant à la morale de leurs actes. Il ne leur pardonne pas pour autant : Honoré, le fils du planteur, sera victime de ses ambiguïtés qui le mènent à l’inaction ou à l’impasse. Il est surtout typique du poids de la religiosité de l’époque et de la difficulté à croire au message chrétien tout en torturant ses semblables. Il faut dès lors les considérer comme des bêtes, tandis que le film ne cesse de rappeler que les plus bestiaux sont les Blancs.
En épargnant un poursuivant, Massamba refuse de céder à la vengeance. Le film revendique ainsi une inscription dans le monde qui peut paraître idéaliste dans le récit mais relève de la non-violence du combat pour les droits civiques et de l’humanisme de la pensée noire qui nimbe le film. Ni chaînes ni maîtres : comme le précepte anarchiste qu’il évoque, le film appelle plutôt à se libérer des entraves à la dignité humaine.
Pour cela, il faut se rebeller et avoir le courage de courir. Encouragé et guidé par la voix intérieure de la déesse wolof Mame Ngessou, Massamba court dans le labyrinthe de la forêt, comme ont couru tous les marrons, comme ont couru les Noirs en révolte, comme Melvin Van Peebles courait dans Sweet Sweetback’s Badass Song… Il fallait que Massamba coure, pour que le film soit tout à la fois un survival et une avancée vers la lumière. Mais ce récit de survie ne pouvait être un conte de fée : le marronnage était un répit pris sur le destin des opprimés, quand ils n’avaient pas choisi le suicide comme la femme de Massamba, première image du film qui en marquera tout le déroulement.
Il ne fallait pas pour autant seulement réduire Massamba à une victime : sa bravoure est magnifiée par la caméra d’Antoine Sanier qui, combinée à la musique, épouse sa gestuelle, son corps volontaire, l’ardeur de sa voix, tout en érigeant son aura au niveau de la mystique de la forêt. Dans ce rythme contrasté alternant pauses et accentuations, dans les méandres de ce lyrisme affirmé, le film trouve la force épique d’une histoire archétypale. Ce principe heuristique peut gêner mais comment ne pas voir dans cette pédagogie l’affirmation plus que jamais nécessaire d’une fierté comprise comme un combat contre le racisme et pour l’égalité ?
[1] Citons pour exemple West Indies ou les Nègres marrons de la liberté de Med Hondo (1979), Le Passage du milieu de Guy Deslauriers (1999), Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy (1983) qui se déroule dans les années 30 mais porte sur la perpétuation de la situation d’esclavage, ainsi que la série télé Tropiques amers de Jean-Claude Flamand Barny (2006), et sur le mode comique Case départ de Lionel Steketee, Thomas Ngijol et Fabrice Eboué (2011).
[2] Historiquement Michelle-Christine Bulle.