Ouvrir la voix d’Amandine Gay, nécessité de l’afro-féminisme

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Documentaire sur les Afro-descendantes noires de France et de Belgique, Ouvrir la voix est un acte militant : trois ans de travail et un financement participatif pour la postproduction. C’est aussi une alternative aux films d’entretiens, avec, à l’écran, un grand ping-pong entre 24 femmes. C’est ensuite un hommage aux artistes noires que la comédienne Amandine Gay a rencontrées en exerçant son métier. C’est enfin un manifeste sensible montrant la nécessité de l’afro-féminisme.

Si l’on veut poursuivre la lutte féministe, il est essentiel que les femmes noires prennent conscience de la perspective unique que notre marginalité nous donne, et qu’elles utilisent ce point de vue pour critiquer l’hégémonie dominante sexiste, classiste et raciste, mais aussi pour imaginer et créer une contre-hégémonie. J’insinue là que nous avons un rôle central à jouer dans la construction de la théorie féministe et que la contribution que nous avons à apporter est unique et précieuse.

bell hooks

« A 3 ans, un enfant ne voulait pas jouer avec moi parce que j’étais noire » : c’est de l’expérience vécue que parlent ces femmes que la caméra d’Amandine Gay cadre toujours dans l’intimité du gros plan. Elles parlent du racisme ordinaire, de la discrimination au quotidien qui impose au Noir sa couleur de peau comme une différence qu’il va falloir se coltiner comme un fardeau. L’expérience vécue se différencie de n’importe quelle expérience car on la sent profondément et on la vit pleinement. (1) Elle est à l’origine d’une conscience intérieure. Fanon insiste sur le fait que le Noir n’est pas (n’existe pas), pas plus que le Blanc. Ce qui fait de lui un Noir, c’est la remarque du Blanc. Le Noir est regardé, et ce regard est peur ou mépris.

Si comme le notait Baldwin, le Blanc a besoin du Noir et l’invente ainsi comme inférieur, la révolte du Noir va être fondée sur l’affirmation de sa noirceur. Cette affirmation fonde le projet de ce film : la belle négresse vous emmerde, car elle ne veut pas être considérée dans une beauté liée à ce que l’on projette sur sa couleur de peau, mais elle demande par contre à être reconnue dans sa noirceur et sa féminité.

Son appartenance à la société au même titre que les autres est une revendication. Elle met cependant en exergue sa spécificité afro (afro-descendante ou afropéenne) au titre d’une possible diversité, un millefeuille culturel qui ne se réduit pas au simple fait d’être une Noire. L’exigence de réussite et de bonne conduite pour sortir des clichés a marqué ces femmes, souvent imposée par des parents qui ont tenté de se faire invisibles (« Vivons heureux, vivons caché »).

Elles aimeraient avoir « le privilège de l’innocence de sa couleur de peau », mais les faits sont là : comme Senghor, comme Césaire, elles sont piégées par le scénario du « Regarde, un nègre ! » Le regard du Blanc crée l’esclave noire et la sauvage qui intègre cet imaginaire. Comment sortir du complexe du sous-développé ? En refusant l’infériorisation. Dès lors, comme cela a été théorisé de W.E.B. Du Bois à bell hooks, la revendication de la visibilité est centrale.

Mais être visible soumet au risque d’être maltraité. Il faudra donc avoir de la répartie face aux atteintes à son intimité. « Ne me touche jamais les cheveux ! » Ou face à la projection d’animalité, fantasme sexuel blanc de la tigresse de la part de ceux qui préfèrent les Blacks, considérées comme des énigmes à tester mais qui, ramenées à leur origine, doivent quand même répondre à des stéréotypes.

Les études sont un défi d’affirmation face à l’infériorisation, cette mise à l’écart systématique lors des orientations et que l’on retrouve dans les rôles dévolus aux Noires si l’on est comédien. Comment s’imposer dans un monde d’hommes blancs ? Un monde qui s’avère de plus insensible à la souffrance du Noir comme le prouve le traitement des actualités. Il est difficile de passer à côté du réel : l’expérience vécue fonde le traumatisme. Qui va prendre la parole pour changer les choses ? C’est aux afro-féministes de réfléchir aux armes de leur émancipation.

Dans le militantisme aussi, la violence universaliste au nom d’une lutte pour l’égalité impose la norme de la femme blanche. Et si pouvoir porter le voile était le signe d’une maîtrise de son corps ? Un vécu se distingue, dans une grande diversité de parcours : la religion comme roue de secours face au racisme, outil d’affirmation de soi.

Le mépris de genre se double de l’homophobie, alors qu’on n’imagine les Noirs qu’hétérosexuels. Là encore, pas de visibilité. Ces femmes sont pourtant nombreuses à tenter des relations autres et former des couples, mal vécus par les familles.

« Je ne viens pas me plaindre ». Etre Noire, et si c’était un privilège ? Car tout n’est pas perdu pour les enfants : « être solide et être debout ne veut pas dire être insensible et déshumanisé ». On peut être Noir et fier de l’être, même si la fatigue gagne face au rejet. Dans l’ici et maintenant.

On le voit, ce film offre aux femmes noires d’Europe francophone une visibilité si souvent déniée ou déviée. Construit comme un puzzle et basé sur le témoignage, il permet de problématiser sans superficialité mais sans intellectualisme les différentes facettes de l’expérience vécue. Cette polyphonie relance la réflexion et déjoue la caricature. Les quelques incursions, que l’on souhaiterait moins courtes, dans le domaine artistique magnifient la beauté de ces femmes qui n’apparaissent plus comme des tigresses ou des mamans sur lesquelles projeter ses fantasmes mais comme des êtres sensibles et vivants, des femmes tout simplement. Passionnant de bout en bout, Ouvrir la voix, en ouvrant la parole, ouvre la voie de la décolonisation des imaginaires.

  1. Fanon parle d’expérience vécue en se référant à Merleau-Ponty, qui a lui-même emprunté cette notion d’Erlebnis à Husserl et Heidegger. L’Erlebnis se différencie de la simple expérience (Erfahrung).

Pour mieux connaître Amandine Gay et son travail, écouter : ceci

Cette critique a paru dans le magazine Afriscope sous une forme condensée.

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