Raïs Labhar (ô Capitaine des mers)

De Hichem Ben Ammar

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Moi, la mer, c’est pas mon truc : je préfère la montagne. Autant dire que les histoires de pêcheurs ne m’ont jamais passionné. Mais voilà qu’ici, une magie opère qui dépasse largement les blocages de départ. Le film commence par de très belles images tout à fait séductrices, plaçant les éléments : le vent dans les éoliennes, les pierres que l’on casse, la mer sur laquelle s’élancent les bateaux. Mais voilà que l’on quitte vite cette fibre touristique : un labyrinthe se met en place qui vous happe par la force d’un montage intelligent pour ne pas dire enjôleur, tant il nous mène en bateau à chaque instant, mêlant les registres, multipliant les raccords plein d’humour ou de surprise. Il alterne l’explication sur la technique ancestrale de la madrague qui consiste à capter la migration des thons dans un couloir de la mort et le témoignage vivant des pêcheurs où présent et histoire s’entremêlent eux aussi. Avec bien sûr cette extraordinaire fantaisie des hommes de la mer qui la personnifient comme une femme à la fois douce et meurtrière, que l’on va aimer et haïr en même temps. Et qui tiennent le choc de la rudesse d’un métier très risqué par la foi et les croyances. Illusions bien réelles pour aborder la dure réalité qui se transforme ainsi à leurs yeux comme aux nôtres en une matière à conquérir autant qu’à respecter.
Et puis il y a la matanza, car ces pêcheurs utilisent encore le vocabulaire des capitaines coloniaux, souvent espagnols, la « mise à mort » qui évoque la corrida, ce rituel de sacrifice à la fois représentation de la cruauté du monde et respect de sa force vitale qu’il s’agit de s’approprier.
On ne peut bien sûr ne pas penser (et le cinéphile Hichem Ben Ammar aussi, qui est membre fondateur de l’association des critiques de cinéma tunisiens) au Stromboli de Roberto Rosselini, où les pêcheurs remontent pareillement les thons, où la puissance de leur union et l’harmonie de leur chant magnifie leur maîtrise de la nature tandis qu’Ingrid Bergman qui vit son mariage sur cette île éloignée de tout comme un exil n’y voit que cruauté et vertige. Mais Raïs Labhar n’est pas Stromboli. La matanza y est véritablement une mise à mort, où cris, invectives et chants s’entremêlent en un beau chaos évoquant davantage la survie que l’harmonie, où la cruauté de l’exercice est montrée sans détours, les têtes de thon étant tranchées à la tronçonneuse, leur sang s’épandant en tous sens et leur cœur déposé encore en train de battre sur le pont. C’est justement cette pulsation qui donne à ces images leur contemporanéité et que le rythme du film restaure à l’écran. Les pêcheurs (ici, le cinéaste), qui manient si volontiers l’illusion, ont le pied sur terre : il voient le monde en face et l’épousent dans la complexité du réel, sans en nier ni la rudesse ni la beauté.
Leur mythe n’est pas une harmonie universelle, encore moins un vertige : il est une expérience de survie, celle qui permet de valoriser le capitaine qui sait fédérer et mobiliser les énergies, celle qui soude les hommes et lie d’amitié les « quatre salopards » (une bande de pêcheurs qui se définissent ainsi), celle qui engage à se faire beau pour la fête et danser avec toute la sensualité du monde. Car c’est une transe qu’ils vivent à la madrague, rituel collectif leur permettant d’épouser les esprits de le mer et de la vie.
Je n’aimais pas la mer mais ce film m’a piégé comme les thons dans la madrague. Il y a l’avant et l’après. Baudelaire guettait déjà (« La mer est ton miroir »). Mais au-delà de ce miroir où les pêcheurs incarnent l’âme d’un peuple qui résonne en nous comme une vieille connaissance, c’est le cinéma documentaire qui s’éclaire dans sa nécessité d’être réalisé par ceux-là mêmes qui partagent la culture de leur sujet, pour une réappropriation esthétique de leur réalité et la restauration d’un regard qui la reflète. Les pêcheurs de Raïs Labhar ne prennent pas seulement des thons dans leurs filets : ils mettent à nu la richesse des cultures et la complexité du monde.

///Article N° : 3459

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