Une longue nuit d’absence

De Yahia Belaskri

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L’exode des Républicains espagnols vers l’Algérie à l’issue d’une guerre civile sanguinaire : voici le point de départ d’une tranche d’histoire peu connue partagée par l’Espagne et l’Algérie. L’écrivain Yahia Belaskri – prix Étonnants Voyageurs 2010 (1) – en a fait l’un des ressorts dramatiques de son troisième roman, Une longue nuit d’absence (2).

Pour qui sonne l’exil
Dans la première partie du livre, le lecteur est ballotté d’un chapitre à l’autre entre deux temporalités et deux aires géographiques. Deux fils narratifs s’entrecroisent, reliés par le héros. Le récit débute en mer, à l’approche du Golfe d’Oran. Nous sommes en 1939 à bord du Republica, bateau ayant fui l’Espagne après la défaite des Républicains – soutenus par les communistes – face aux Nationalistes conduits par le général Franco. Défaite qui ouvrira la voie à l’avènement de l’impitoyable dictature franquiste. Terrassé par la fatigue, Enrique Semitier – le héros – scrute l’horizon, cherchant « le chemin de la survie ». Il a 19 ans. Trois ans plus tôt, épris de justice, il s’est enrôlé dans les troupes de l’armée républicaine de son plein gré, en mentant sur son âge. À la défaite de son camp, le voici fuyant son pays et les troupes fascistes afin d’éviter la reddition.
Le chapitre suivant transporte le lecteur dans le sud de l’Espagne, près d’une décennie plus tôt, en un cadre radieux. On découvre Paquito (autre nom du héros, également appelé Paco) jouant avec d’autres enfants, non loin d’un petit village de pêcheurs. Il a 10 ans. Est espiègle et téméraire. Il aime arpenter à vélo les chemins tortueux caillouteux de sa terre natale andalouse. On retrouve ensuite Paco en 1939, non pas en mer mais dans un camp. À peine arrivés à Oran, les occupants du Republica ont été jetés en prison, et au bout de trois mois transférés dans un camp. Car « le gouvernement de la France ne veut plus d’étrangers clandestins, ni d’hôtes irréguliers. Par conséquent, les étrangers indésirables […] seront dirigés vers des centres spéciaux ». L’entrecroisement des deux fils narratifs se poursuit.
D’un côté, Yahia Belaskri laisse à voir le sinistre accueil réservé aux réfugiés espagnols par l’Algérie – sous occupation française – et la série d’épreuves ardues auxquelles Paco sera confronté. Prison, camp, travaux forcés dans le désert pour la construction d’une voie de chemin de fer – travail exténuant, nature hostile, tempêtes de sable, « une impression de fin de monde »… À cela s’ajoutent les humiliations perpétrées par les gardiens contre ceux qui font partie selon eux de la « race des vaincus ». Autre épreuve ardue : Paco se lancera dans des tentatives d’évasion. Il sera plus tard confronté aux affres de la vie clandestine.
De l’autre côté, dans les chapitres consacrés à l’avant-exil des Républicains, Yahia Belaskri immerge sa plume dans les entrailles de la guerre civile espagnole et de la terrifiante machine répressive franquiste, qui heurtent de plein fouet Paco. « Il court sous les bombes crachées par le ciel et la mer, il court sous la mitraille des blindés qui déchirent les murs et les ventres. […]. Il court au milieu des cadavres qui jonchent son parcours […] Les jours passent ainsi, se confondant avec la nuit qui a envahi le cœur des hommes« .
« Paco l’Oranais »
Dans la deuxième partie du roman – chronologique -, Yahia Belaskri laisse à voir les méandres d’un espace urbain cosmopolite complexe, sa ville natale, Oran. Il en dresse un portrait dynamique, intégrant le relief du temps – la partie débute en 1944 et s’achève à la fin des années 1960. Nul doute que pour nourrir la trame narrative de cette partie – appelée simplement Me gusta Orán ! -, l’auteur a puisé directement dans les joies de son vécu oranais, dans ses nombreuses cicatrices aussi.
On découvre la vie à Oran, « ville imprégnée d’Espagne ». Y cohabitent voitures, vélos, trolleybus, calèches, ânes et moyens de transport bricolés. « Paco pénètre la ville, la fouille, apprend à l’aimer. » Comme sur les routes de sa terre natale andalouse, il aime à circuler à vélo. « Oran l’enivre, malgré la séparation des communautés ». Paco fait fi des barrières entre quartiers – espagnol, juif, français, celui dit « indigènes » des Arabes « relégués et marginalisés »… Il chemine d’une communauté à l’autre. Noue des liens d’amitié fustigeant les frontières, se sentant aussi à l’aise avec un Vietnamien qu’avec un arabe ou un juif. Ses amis s’appellent Shlomo, Néhari, Duong… Paco n’est-il pas ici un peu le double de l’auteur – curieux des êtres humains dans leur globalité ?
On suit Paco dans un café maure – menthe fraîche et beignets chauds sont de la partie -, à un concert, un match, un spectacle… On apprend que les Platters se produisent à Oran en 1958. « Tony Williams, David Lynch, Paul Robi, Herb Reed et Zola Taylor mettent le feu dans les cœurs des jeunes filles en entonnant Only you, slow torride qui va marquer plusieurs générations. » La même année, « le stade Fouques-Duparc abrite une rencontre de football exceptionnelle : Real de Madrid opposé au Stade de Reims« . Puis un cirque débarque d’Espagne…
Cette ville qui « cache ses blessures »
Au fil du récit se dresse, en filigrane, une fresque historique de l’Algérie. Des attentats de novembre 1954 – perpétrés par le FLN qui vient de naître – à la guerre des six jours de 1967 ; de la naissance en 1961 de l’OAS – Organisation armée secrète sans pitié – à la célébration de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962…
D’Oran, on apprend que c’est « une ville un peu en retrait« . Elle « vit à l’écart, vibre en cachant ses blessures. Des échos arrivent d’une guerre commencée loin, là-bas, dans les Aurès. […] mais la ville reste toujours calme ». Le 6 juin 1958, le général de Gaulle y « est reçu par une foule en délire devant laquelle il lance : – Oran, ville que j’aime, grande et belle ville française ! ». Cette même année, « la guerre civile arrive, s’incruste, s’insinue dans la vie de tous les jours.«  Paco – engagé auprès du Parti communiste espagnol d’Oran – « a 38 ans à peine et le voilà pris dans les rets d’une nouvelle guerre« . Les cercles vicieux s’enchevêtrent. « Toute la ville est précipitée dans un tourbillon de folie meurtrière […] Les cadavres s’empilent dans les rues d’Oran ». « L’enfer est oranais », dira l’auteur. Et Paco « voit revenir les images de la route Málaga-Almería en février 1938, lorsque blindés et avions de guerre labouraient les ventres des fuyards ». D’une rive de la Méditerranée à l’autre, il aura été le témoin de trois guerres, de quelques autres massacres iniques, et de leur lot de gâchis humain.
Le roman se clôt en 2006 – soit près de 76 ans après le début du récit – avec un chapitre magistralement orchestré. On n’en révélera pas la substance et l’issue – au risque d’entraver l’effet de découverte pour le lecteur. Du chapitre, on dira juste ceci. Y chatoie la langue limpide et concise de Yahia Belaskri. La scène se déroule à Nerja, en Andalousie, au Balcon de Europa. Le temps a passé, les rides et cheveux gris ont imposé leurs marques. Paquito le fils de Paco, El Diablo un ami d’enfance, et Adela la sœur de Paco sont réunis, un jour d’été éclatant de lumière. Ils attendent l’arrivée de « l’enfant du pays revenu d’une longue nuit d’absence ».

Lire également l’entretien [Yahia Belaskri entre Espagne et Algérie sur les traces d’une histoire mêlée].

1. Prix Ouest-France Étonnants Voyageurs 2010 reçu par Yahia Belaskri pour son deuxième roman, Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut, Vents d’ailleurs.
2. Yahia Belaskri, Une longue nuit d’absence, Vents d’ailleurs, 160 p., 2012.
New York, 09.2012///Article N° : 10985

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