« Nous avons besoin d’une révolution qui secoue l’ordre du monde »

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Sous le nom João Gabriell se dévoilent les écrits critiques d’un jeune guadeloupéen de plus en plus suivi sur la toile. Les thèmes phares de son blog : les diasporas africaines, le genre, le colonialisme, le néolibéralisme. Africultures l’a rencontré.

Comment est née l’idée de créer ce blog ?

João Gabriell

Ce blog est le 3e que je tiens et il est né en 2015. Je m’y positionne à la fois comme noir, mais aussi en tant que Guadeloupéen. Car les luttes de libération de Guadeloupe me tiennent à cœur, aussi bien dans leurs dimensions syndicales qu’anticoloniales. Le fait de vivre en France, pour l’instant, m’empêche d’en être pleinement acteur mais je m’informe, je diffuse les analyses produites par les militants sur place (UGTG, CGTG, Journal Rebelle etc) pour, modestement, donner, là où je suis, de la voix à ces révoltes.
Par exemple avec Raphaële Guitteaud, militante martiniquaise, et le militant réunionnais du blog Ti Kréol Kont Gro Profiter, nous avons organisé au Camp d’Eté Décolonial un atelier sur l’histoire et les luttes dans ces territoires appelées « Départements d’Outre-Mer ». Des lieux que nous appelons plutôt « colonies départementalisées » : ce sont des territoires dont le développement endogène, ainsi que toute perspective d’autosuffisance sont bridés. Pourquoi ? Pour qu’ils soient maintenus dépendants vis-à-vis de la France, qui est appelée « métropole », et ce n’est pas pour rien. S’il y a « métropole » c’est qu’il y a « colonie ».

Votre blog est d’une richesse impressionnante. Non seulement vous informez les internautes sur les faits les plus marquants concernant le traitement du genre, du colonialisme et du néolibéralisme, mais vous donnez aussi des repères pratiques sur les manifestations et mouvements sociaux les concernant. Avec qui animez-vous ce blog ? Quelles sont les thématiques, à votre avis,  les plus urgentes actuellement ?

J’anime le blog seul, mais je participe aussi à des projets collectifs : par exemple, en février 2017, j’ai lancé avec Abdoulaye Gassama, une revue en ligne : critiquepanafricaine.net. De toutes les façons, comme tout le monde, je suis nourri par des rencontres, des lectures, etc. On ne pense jamais seul.

A moyen terme, et en sachant que ce ne sont là que quelques exemples, on peut citer, comme thématiques urgentes,  la lutte contre le franc CFA –  qui fait rage en ce moment –  qui exige qu’on ne pense pas seulement à l’abandon de cette monnaie, mais que l’on construise aussi une alternative solide. Mais aussi le combat pour les réparations liées à la traite esclavagiste occidentale, celui contre les ruses des politiques de « développement » et celle pour une décolonisation réelle de ce qu’il reste de l’Empire français. L’enjeu est de savoir comment s’organiser ici, en Occident, en relais de nos frères et sœurs qui luttent dans nos pays d’origine.

A plus long terme maintenant, se pose la question d’une une entité à définir (un Etat par exemple?) qui garantirait l’unité politique et économique des actuels pays africains, et surtout, leur souveraineté. C’est-à-dire une forme politique capable de résister aux ingérences et prédations que subit le continent, bien au-delà du seul néocolonialisme français. Kwame Nkrumah est quelqu’un qui a beaucoup écrit sur cela, Amzat Boukari-Yabara fait partie des penseurs panafricains qui donnent un nouveau souffle à cette idée. Des organisations militantes sur le continent africain travaillent également dans ce sens. Il faut insister sur le fait que cela doit venir des mobilisations populaires telles qu’elles émergent sur le continent.

Pourquoi pour vous le passage de journalistes, politiciens ou acteurs racisés dans les médias n’aide nullement à combattre le racisme médiatique ? (article « Contre-pouvoir et relations avec les grands médias: quelques réflexions)

Quand on vit en Occident, dans bien des cas, les contributions de journalistes non blancs – ou antiracistes, qu’ils soient blancs ou non blancs – sont essentielles pour faire tout le travail de contre-enquête face aux médias dominants. C’est notamment le cas du Bondy Blog, pour ne citer que lui. Il nous faut des journalistes qui représentent nos intérêts, mais il faut juste être lucide sur le fait qu’un journaliste noir ne représente pas automatiquement nos intérêts. Pour les acteurs, je dirai d’emblée que je reconnais l’importance de la représentation. Le problème est celui-ci : se voir mais à quel prix ? La majorité des films français mettant en scène des Noirs sont racistes. Il faut donc poser la question des moyens : qui finance quels types de films en y représentant qui et comment ? Ce sont des questions auxquelles Amandine Gay qui a réalisé le film Ouvrir la Voix réfléchit, par exemple. Un homme ou une femme politique noir même bien intentionné, ne pourra pas changer à lui seul la dynamique d’un parti et encore moins d’un gouvernement. J’ai donc plus de foi en la politique au sens des mouvements sociaux qui se lèvent contre l’Etat, qu’à celle des grands partis qui le constituent, le légitiment etc. J’essaie malgré tout de ne pas être dogmatique et de rester ouvert sur cette question. Mais il me semble que lorsqu’on est convaincu qu’il n’y a rien de bon qui pourrait advenir d’un système politique – le capitalisme et son incarnation via les Etats modernes occidentaux – pour l’Afrique, les Noirs en Occident, ou les classes populaires quelles qu’elles soient, on a du mal à être très emballé par le spectacle qui consiste à changer tous les 2, 3, ou 5 ans ceux qui seront aux manettes d’un mécanisme qui reste globalement inchangé.

João Gabriell

Il existe bien sûr des différences entre les formations politiques de Droite et celles de Gauche, mais ces différences ont peu d’impact sur la politique néocoloniale en direction de l’Afrique, par exemple. Il m’est donc très difficile de faire reposer mes aspirations panafricaines sur un homme ou une femme politique en Occident, fussent-ils noirs. En Afrique et en Caraïbes, il y a peut-être plus de marge de manœuvre pour que des hommes et des femmes politiques de partis liés au pouvoir puissent impulser des changements. Mais encore faut-il de puissants mouvements sociaux en soutien, car nous savons que les impérialistes n’hésitent pas à exécuter nos leaders et hommes politiques dès lors qu’ils refusent une politique d’allégeance à l’Occident. Bref, je ne le dis pas de façon fantaisiste, je le crois vraiment : nous avons besoin d’une révolution qui secoue l’ordre du monde, pas juste de changer de gouvernants…

La gauche anti-raciste a beaucoup de chemin à entreprendre avant de pouvoir se dire véritablement antiraciste. Vous le décrivez avec vos pancartes ( article: #leracismedegauchecest: analyse et toutes les pancartes) dédiées aux clichés et contradictions de cette frange politique : notamment l’envie de lutter contre le racisme – mais en excluant les personnes racisés de la prise de parole politique. Avec ces postulats, arrivez-vous à militer dans un mouvement ou parti politique ? 

Je ne pourrais personnellement pas être dans une formation d’extrême gauche classique. C’est pour cela que j’ai choisi le FUIQP (Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires) pour aborder les questions liées au racisme, puis ensuite le MLA (Mouvement de Libération Afro) quand j’ai eu envie d’être dans une organisation qui se focalise sur les questions afros. On ne fera pas bouger la Gauche en lui « expliquant » le racisme, mais en lui opposant un rapport de force conséquent. Voilà pourquoi notre auto organisation, c’est-à-dire notre construction comme force politique autonome est importante. C’est tout le sens des réflexions passionnantes de Stokely Carmichael et Charles Hamilton dans l’ouvrage Le Black Power. Pour une politique de libération aux Etats-Unis. Quand la Gauche bouge dans un sens positif sur les questions raciales, c’est parce que la montée en puissance de notre auto organisation l’y contraint, ce n’est jamais d’elle-même.

Dans votre article « ‘Sans l’école des blancs, vous et moi on ne parlerait pas français’ : nostalgie coloniale et gratitude » vous rejoignez en quelque sorte la fameuse phrase fanonienne, concernant le fait que la date à laquelle un pays rejoint l’indépendance n’a rien à voir avec la décolonisation des esprits.  Comment sortir de cette vision univoque, de cette dépendance culturelle qui relève d’une dépendance économique selon vous ?

Tant que nos économies seront dominées, que nous serons dépossédés de nos pays, de leurs ressources, ou que nous vivrons dominés en Occident, nous ne serons jamais culturellement libres d’être tout ce que nous sommes. C’est-à-dire une pluralité de façons d’exister qui font sens dans nos environnements, qui se nourrissent de l’extérieur mais dans un rapport horizontal et non pas de subordination. Des façons qui reflètent nos histoires, mais aussi ce que nous créons, aujourd’hui, et envisageons comme futur. Or, pour que des cultures tiennent et ne soient pas broyées sous le rouleau compresseur de la machine euro-américaine, dans le monde tel qu’il existe, où tout est soumis aux lois du marché, elles doivent être soutenues par des moyens pour exister et  circuler. On y revient encore : qui détient les moyens de production ? Qui a les moyens d’imposer sa vision du monde ? Et surtout, comment réussir en tant qu’afros, à naviguer entre les contraintes financières et sa propre poussée créatrice, libérée du devoir de nourrir les fantasmes néocoloniaux ?

João Gabriell

Fanon a écrit de très belles choses sur la culture dans le cadre des luttes anticoloniales, et le Collectif Cases Rebelles a écrit un magnifique texte sur le sujet dont je conseille vraiment la lecture. La culture est parfois le seul domaine où des opprimés, à qui on empêche d’être pleinement maîtres de leur destin politique et économique, ont l’impression de pouvoir intervenir. Prenons simplement garde à ne jamais en faire un outil de contrôle et de pression sur les nôtres. C’est pourquoi la culture en tant qu’outil de résistance ne peut pas être simplement en opposition aux (néo)colons, sinon elle se raidit. Dans Ecrire en pays dominé, Patrick Chamoiseau aborde cela d’une très belle façon. Aussi méfions-nous des « leaders » qui se positionnent comme des garants des cultures opprimés. Dans leurs critiques de ceux qu’ils appellent les « nationalistes culturels » les Black Panthers ont très bien décrit ces usages parfois despotiques de la culture par certaines élites pour justifier leur autoritarisme. Pour conclure sur ce point, je dirais que la sortie de la dépendance culturelle se fait en lien avec notre combat plus global contre le néocolonialisme : c’est à la fois une des dimensions et un moyen de cette lutte.

En lisant « Festival Nyansapo : dépasser le débat sur la non mixité et recentrer la discussion sur le racisme » on s’aperçoit que le féminisme blanc est vu comme un produit du contexte fémonationaliste, ce qui explique le besoin d’exister d’un Afro-féminisme spécifique. Je vous cite : « C’est d’ailleurs ce contexte fémonationaliste qui explique aussi pourquoi c’est du côté du féminisme que le besoin est ressenti de trouver des appellations qui se démarquent du féminisme complice de l’Etat. Parce que c’est dans le champ du féminisme qu’une frontière doit être tracé, pour se distinguer du féminisme bourgeois et raciste ». Dans quelle mesure les luttes des femmes noires et blanches peuvent-elle être convergentes ?

En tant qu’homme, je n’ai rien à dire sur cette question précise de l’alliance entre femmes blanches et noires. Quand je critique les politiques racistes et sécuritaires qui prennent le prétexte de la défense des droits des femmes, c’est parce qu’elles ont pour cible les hommes noirs, arabes, musulmans, migrants (et bien sûr les femmes de ces groupes sociaux). C’est par exemple dans une perspective antiraciste – bien qu’influencée par des idées black feminist afro américaines et afroféministes caribéennes – que j’ai écrit contre le projet du gouvernement de verbaliser le harcèlement de rue dans l’espace public. C’est donc ça le « fémonationalisme » comme l’appelle la féministe marxiste, Sara Farris. A savoir, prendre le prétexte de la lutte contre les violences sexistes pour justifier des politiques sécuritaires, racistes, qui participent au renforcement de l’arbitraire policier, ainsi qu’à l’extension du système carcéral qui rappelons-le, font avant tout des victimes masculines parmi les non blancs, noirs compris, et pauvres, comme je l’explique dans un article de mon blog. Sur le plan international, Aminata Traoré a déjà dénoncé l’impérialisme occidental qui se cache parfois sous le masque de la « lutte pour les droits des femmes » en Afrique, alors qu’il ne s’agit que d’un prétexte pour piller les peuples et les assimiler. Intervenir sur ces questions en tant qu’homme noir, aux côtés de toutes les femmes qui le font déjà, se justifie par le fait que les conséquences de ces politiques de prédations qui prennent les atours d’une noble cause s’appliquent à l’ensemble des populations dominées, hommes, femmes, enfants. D’ailleurs, cela ne relève pas du secret, et c’est quelque chose de parfaitement connu dans les milieux antiracistes. Un des arguments les plus mobilisés par les colons a été leur prétendu devoir de sauver les femmes colonisées de l’emprise des hommes colonisés supposés barbares, absolument machistes etc. Cela continue encore aujourd’hui et se sont des peuples entiers qui en paient le prix. Pour revenir à Mwasi et à la polémique autour de son festival, quand Anne Hidalgo [Ndlr : Maire de Paris] s’en est prise au festival, c’est l’auto-organisation entre noires qui était visée (la mairie de Paris soutient sans problème des initiatives non mixtes de femmes…), au même titre que lorsque des noirs, hommes comme femmes, montent des projets et sont taxés de communautarisme. C’est dans ce cadre que j’interviens. Pour le reste, les modalités d’organisation et d’alliances entre femmes ne regardent pas les hommes. En tant qu’hommes noirs, et sur des questions d’organisations et d’alliance, nous devons plutôt nous engager dans la construction d’une complicité politique avec nos sœurs de communautés et de lutte, c’est-à-dire construire de nouveaux rapports entre nous, dans le cadre de la lutte. Soyons honnête, c’est une tâche très lourde et malheureusement pas exempte de conflits, mais c’est peut-être la plus belle que nous ayons à entreprendre.

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