« Le guerrier de l’imaginaire »

Entretien de Savrina Parevadee Chinien avec Patrick Chamoiseau (6e volet). Où l'auteur évoque ses prises de position par rapport à la mémoire de l'esclavage et prône l'imaginaire de la diversité.

(premier, second, troisième, quatrième et cinquième volets publiés les 31/01, 07/02, 14/2, 28/2 et 06/03/2008)
Print Friendly, PDF & Email

Vous êtes une figure incontournable de la littérature francophone contemporaine, une personnalité très connue qui s’investit dans diverses activités médiatiques. Vous êtes notamment présent dans le cadre de manifestations en mémoire de l’esclavage, comme cela avait été le cas à Bordeaux en mai 2006 pour le 9ème Mémorial de la Traite des Noirs. Constatez-vous une prise de conscience plus aiguë de la part du grand public ?
En tout cas le pouvoir politique en France commence à s’intéresser à la question de la mémoire. Je sais que les États-Unis sont mille fois en avance sur la France quand on voit ce qui a été fait en termes de films, d’exploration des guerres coloniales américaines. La guerre du Vietnam a fait l’objet de nombreux films. La question noire aux États-Unis a été aussi traitée dans beaucoup de films dont certains en ont exploré les zones d’ombre, où ont évoqué les génocides des Amérindiens. Les Américains sont assez libres de ce point de vue alors que la France, non. Elle n’ose pas regarder la guerre d’Algérie, elle n’ose pas regarder l’esclavage, mais une petite émergence qui s’est faite. Cela ne vient pas de la Martinique ou de la Guadeloupe, elle s’est faite par ceux, les Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais, qui vivent ici, les descendants de ceux qui se sont installés, qui connaissent l’univers français mais qui ne se découvrent pas vraiment français… et qui ont commencé à revendiquer une identité particulière et notamment cette part que la population originelle martiniquaise continue à vouloir oublier, la part de l’esclavage. Ils ont été assez revendicatifs, assez offensifs en disant : « nous habitons ici, c’est notre pays, nous voulons… ».
Ce mouvement a créé un rapport de force de type politique qui fait que le Président français a commencé à instituer cette commémoration et peut-être que les descendants d’Algériens qui vivent en France qui considèrent que leur lieu est la France, vont aussi demander cette part de la mémoire. Le grand mouvement de la colonisation a créé des sociétés multi-transculturelles chargées de plusieurs histoires. Avant c’était simple : les nations avaient une histoire nationale – maintenant dans la situation postcoloniale, on a un emmêlement de peuples et d’histoires. Les gens s’installent dans le pays qu’ils ont choisi, où ils ont une proximité avec leur pays d’origine mais ils choisissent leur lieu, ils revendiquent que ce lieu porte aussi la mémoire de leur trajectoire. Par exemple l’île Maurice est très en avance… je pense que la France a beaucoup à apprendre de l’organisation politique de l’île Maurice. Les pays qui ont connu cette diversité et ont à la traiter, ont plus d’avance sur un pays comme la France. L’idée n’est pas non plus de créer des communautés mais de comprendre que la diversité est une donnée pour éviter des mémoires agressives, etc.
Il faut organiser la dialogique des mémoires et c’est comme ça qu’on va créer cette espèce de trame commune qui permettra à chacun de se sentir bien. C’est la poétique de la Relation. Une fois qu’on a compris créolité / créolisation dans la dialogique, on passe à la question relationnelle. La Relation ce n’est pas la juxtaposition cosmopolite avec des communautés… bien sûr il y aura toujours cette tentation mais il faut que l’organisation politique soit plus une organisation relationnelle, qui donne à chacun sa mémoire, son culte. Tout cela doit pouvoir s’entremêler, dialoguer, vivre en harmonie. Il faut laisser circuler le flux énergétique qui permet de changer en échangeant sans y perdre sa nature.
Le problème lorsque l’on a une telle diversité intérieure, tant de langues, tellement d’imaginaire, tellement de visions du monde qui se rassemblent, si on n’a pas la poétique de cette diversité-là, on ne peut pas l’exprimer. Si Césaire était né en Guyane, il serait dans une autre situation… et Césaire s’en est sorti parce qu’il s’est raccroché à une dimension qui était utile, la Négritude, tout en étant un grand poète du XXe siècle mais aujourd’hui, la littérature doit exprimer cette complexité-là. Vivre cela est très difficile parce que nos conceptions, notre imaginaire sont encore colonisés par les anciennes acceptions identitaires. L’un va écrire dans sa logique communautaire indienne, un autre va écrire dans sa logique communautaire asiatique… on attend encore le grand poète qui témoigne de tout cet emmêlement sans délaisser le point de vue qui lui a été donné par son origine ou sa famille.
Il y a encore un micro contexte. Je crois qu’un écrivain en pays de créolisation peut choisir la facette dans laquelle il parle. Il est vrai que nous avons tendance à prendre la facette nègre mais je peux concevoir que quelqu’un, qui serait d’origine africaine comme moi, choisisse une facette ou un point de vue asiatique ou autre. Le plus difficile, c’est de prendre la facette du dominant, mais on l’a tellement fait. Investir ce qu’il est et se voir à travers lui, ce ne serait peut-être pas libérateur mais avec un imaginaire de diversité, on peut se mettre dans le regard du dominant et apporter quelque chose de magnifique. Il est aussi possible, dans une communauté de diversité comme celle-là, disposant d’un imaginaire de diversité, que chaque présence puisse produire une littérature. C’est magnifique qu’on dispose de Saint John Perse qui est le colon, le Béké… c’est un grand poète mais il a une touche que moi je n’aurais pas pu inventer. On a besoin que les Békés parlent, que les Indiens s’expriment, que toutes les présences qui sont là, puissent avec l’imaginaire de diversité et de l’ouverture nous donner une touche particulière. Le grand artiste, celui qui a la vision et qui a la sensibilité, peut investir n’importe quel champ et niveau de vie… parce que tout lui est donné.
Comment avez-vous vécu la reconnaissance de l’esclavage comme étant un « crime contre l’humanité » – le 10 mai 2001
Avec beaucoup d’émotion, c’est vraiment un crime contre l’humanité. C’est un des crimes qui est à l’origine du monde contemporain. On ne peut pas comprendre le monde d’aujourd’hui, l’état de l’Afrique, la situation américaine, la situation antillaise sans en tenir compte… C’est vraiment un moment terrible qui a eu tant de répercussions… la musique contemporaine largement dominée par le jazz et toutes les musiques modernes sont largement traversées par les polémiques africaines, de déconstruction… le monde contemporain a été accouché dans la souffrance et la douleur de la colonisation et de l’esclavage. La conscience occidentale n’avait retenu que ce qui la concernait. Un intellectuel français faisant un bilan du XXe siècle, ne reconnaissait que les deux guerres mondiales. La Guerre de 14-18 et la Seconde Guerre mondiale ont été des moments de déconstruction de conscience ; de même que la découverte du Stalinisme et du Nazisme ont été de grands bouleversements de conscience pour la pensée occidentale. Le moment de la Traite et le moment de la colonisation étaient complètement passés sous silence.
C’était une injustice, qui ne permettait pas de lire correctement le monde… l’imaginaire de la diversité, l’imaginaire du monde, l’imaginaire relationnel a besoin que toutes les ombres soient levées, que tous les grands ferments fondateurs soient connus, explorés, ritualisés, compris. Dans toute la pensée occidentale, même dans la pensée française, ils continuent à se mettre au centre du monde, l’Europe est encore au centre du monde… alors que l’Europe c’est une province du monde. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est investir le monde par une institution progressiste… il y a encore des ombres qui n’ont pas permis à ces consciences de se décoloniser. On a décolonisé les colonisés mais on n’a hélas pas décolonisé les colonisateurs.
Le « Marqueur de paroles » s’est mué en « guerrier de l’imaginaire ». Celui-ci s’est octroyé la lourde tâche de lutter contre la domination invisible. Comment se profile cette lutte ?
Il n’y a pas une manière d’être guerrier, il y a une poétique que j’ai essayé de définir dans Écrire en pays dominé. Peut-être que d’ici quelque temps, je m’attellerai non, vers Le Manuel du guerrier mais La Poétique du guerrier. D’ailleurs Biblique des derniers gestes a été un peu ça… montrer les anciennes modes des résistances. Balthazar Bodule-Jules a lutté avec les armes, après il se retrouve un peu démuni, il ne comprend pas ce qui se passe dans le monde parce que ses armes ne marchent plus. On ne peut pas se référer à quelque chose qui précéderait la colonisation. Nous sommes nés dans l’esclavage et la colonisation… Le colonisateur est en nous, c’est donc une autre conception qu’il faut élaborer, c’est ce que la pensée libératrice n’a pas su faire jusqu’à maintenant, et puis les systèmes de domination ont complètement changé… Tous les enfants du monde boivent du coca-cola, mangent des hamburgers… il y a une « culture monde » qui est largement occidentalisée et qui domine les esprits.
Il nous faut trouver cette manière de se positionner… lorsqu’on essaie de lutter contre ça, qu’est-ce qui surgit ? L’intégrisme religieux, l’intégrisme ethnique, le désir de purification, l’anti-occidentalisme primaire. Du coup, la liberté passe du côté de l’Occident. J’ai vu beaucoup de femmes musulmanes, algériennes ou autres, qui pensaient la libération de la femme d’un point de vue féministe. Elles s’occidentalisaient, elles n’arrivaient pas à rester dans leur espace : la libération passe par l’occidentalisation. Et c’est un des grands drames de la situation actuelle : ceux qui refusent la standardisation occidentale deviennent archaïques, régressifs. La modernité, la liberté, le progrès passe du côté de l’Occident. Et plus on s’occidentalise, plus on a l’impression de se libérer. C’est un des grands combats du guerrier de l’imaginaire… l’Occident fait partie de nous mais nous pouvons aussi organiser notre vie, notre liberté selon des modalités plus complexes.
Malheureusement cette liberté prend des allures occidentales et pour l’instant hélas, hélas… l’Occident qui domine et qui standardise le monde, qui uniformise à travers la situation capitaliste et néo-libérale, représente encore le grand espace de liberté. C’est ça qu’il faut combattre aujourd’hui, trouver des modalités de libération qui ne soient pas des standardisations occidentales et que chaque vision du monde puisse organiser la libération des peuples et des individus sans l’occidentalisation… sans oublier aussi qu’on doit lutter contre le système néo-libéral capitaliste qui est une catastrophe humaine mondiale. Voilà c’est un vaste programme… le système capitaliste néo-libérale est très difficile à combattre parce qu’il s’accorde aux individus, il apporte une certaine abondance et un certain confort et c’est difficile de lutter contre ça et de proposer la philosophie marxiste, pas le système communiste qui s’est planté, mais cette philosophie marxiste qui nous permettrait de partager les fruits de la terre, de les partager équitablement. Et moi je suis encore marxiste de ce point de vue-là.

///Article N° : 7434

  • 2
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire