Un retour significatif pour l’auteur antillais Patrick Chamoiseau qui, à travers son nouveau roman La Matière de l’absence, ravive la pensée du Tout-Monde et redonne des couleurs au concept de créolisation. Hommage à sa mère, Man Ninotte, disparue il y a plus de dix ans, mais aussi au grand écrivain Édouard Glissant, le nouveau roman de l’auteur Martiniquais interpelle et émeut.
« La création n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle se trouve exposée à un manque majeur comme elle le serait aux stimulation d’une source. »
Car tout débute ainsi : la mort d’une femme. Et quelle femme ! Une femme potomitan, symbole de cette mère-courage « capable de presque tout vaincre », fondement et pilier de la famille antillaise. La mort, et donc le vide. Man Ninotte, hante l’auteur tout comme le spectre de l’esclavage habite l’art et les rites des cultures qui en ont découlé.
Ainsi, à partir d’un bouleversement intime, Patrick Chamoiseau revient sur l’ébranlement identitaire de tous ces peuples déracinés. Eux qui se sont érigés en « survivants et autres survivances » pour honorer par leurs chants, les rythmes de leurs tambours et leurs transes nocturnes, ceux qui ne sont plus. L’auteur décortique les superstitions, les rituels et coutumes antillais et américains, pour extraire le caractère sacré d’un manque encore présent en chacun de nous.
Face à « l’usure de [la]mémoire » de sa mère mourante, le travail de l’écrivain est colossal.
Une analyse approfondie de la naissance de la créolité, faisant appel à tous les sens possibles. Du son des conques de lambis aux chants qui rythment les veillées funéraires, de l’encens qui parfume la défunte à sa sortie de l’église, le voyage sensoriel et mémoriel transcende au plus haut point. Plus d’espace, plus de temps, plus de frontière dans cette culture créole où les vivants vivent en permanence avec les « disparus », où l’identité va bien au-delà de ces démarcations géographiques tracées sur les cartes de l’Homme, et où l’Histoire ne peut avoir un sens qu’au pluriel.
« La grappe créole n’ouvre à aucune communauté connue, elle initie à la diversité des mélanges, à l’électrolyse des manques, des pertes de vides, et aux imprévisibles d’un flux relationnel, accéléré, massif, intense. » Puisque « la mémoire la plus saine ne voit que l’avenir, et n’ouvre qu’au devenir », et puisque la violence de la « mémoire communautaire » aide à « survivre, mais peut-être moins à vivre », l’auteur ne se limite pas à la résurrection de ces morts oubliés et sans voix. Citant à plusieurs reprises Édouard Glissant, comme un refrain rythmant une mélodie tragique, Patrick Chamoiseau insiste néanmoins : la mémoire « immobile » ne peut « alimenter les souffles du possible ». C’est alors que l’on oscille entre le temps passé, le temps narratif et le hors-temps omniscient de l’analyse, pour évoquer ce que ces représentants du Tout-Monde appellent « le commencement » : un tout qui ne sort de nulle part mais aussi de partout, qui vient d’ici et d’ailleurs, mouvement d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
La créolité n’est donc pas figée ; ses racines éparpillées creusent continuellement le sol et, tout en la fixant solidement dans ce monde ouvert aux possibles, ouvrent la voie vers de nouveaux horizons.
La Matière de l’absence est bien plus qu’un simple roman, il s’agit d’un patrimoine laissé par Man Ninotte et tous ces hommes et ces femmes disparus dont le spectre rayonne au-delà du crépuscule. L’auteur nous offre un magnifique témoignage de cette « aventure créole parfaitement inédite », fruit de ces « rencontres de continents, émulsions de cultures, échos de langues
[et de ce]maelstrom d’expériences antagonistes, ouvertes et partagées
»
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