La cinquième édition du festival Dakar court (5-10 décembre 2022) a confirmé sa démarche plurielle : une sélection de qualité, des rencontres professionnelles, des ateliers de formation. On trouvera ici nos critiques des 15 films en compétition.
Pourtant, cela avait commencé par un couac : l’ouverture en beauté dans la plus grande du complexe flambant neuf de sept salles Pathé qui a ouvert ses portes dans le quartier Mermoz le 7 octobre 2022 devait se clore sur la projection du dernier film du président du jury, Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés. Celle-ci a bien démarré mais l’image pixélisait et rechargeait sans cesse. La clef KDM qui permet d’activer la projection du DCP numérique n’étant pas arrivée à temps, il avait fallu tenter une projection à partir d’un lien internet pour cet immense écran. Il fut décidé de reporter ce programme sans qu’il puisse être rattrapé plus tard.
La cérémonie de clôture, elle, ne put démarrer qu’avec un gros retard en raison du match France-Maroc de la coupe du monde de football. Mais en dehors de ces deux incidents, le festival s’est bien déroulé. L’atelier « Talents critiques » fut pour la deuxième année consécutive animé par Baba Diop et moi-même : les journalistes ont produit une trentaine d’articles sur les 15 films en compétition, qui ont alimenté le bulletin du festival (à lire ici) et sont à retrouver sur le site africine.org (bas de la page) de la Fédération africaine de la critique dont la présidente Fatou Kiné Sène a rendu par deux fois visite à l’atelier. Le prix attribué à la meilleure production journalistique est allé à Komlan Cyrille Soncy du Togo pour son article sur Sidéral. A bien le lire, on comprend que le jury présidé par le présentateur Harry Roselmack et comprenant la critique sénégalaise Fatou Kiné Sène, la responsable du court métrage à Unifrance Christine Gendre et la présentatrice Sarah Cissé, a apprécié la précision des termes, la cohérence générale de l’analyse qui s’appuie sur les informations trouvées sur le réalisateur et son vécu mais aussi sur les caractéristiques esthétiques du film, et finalement la conclusion personnelle qui implique son auteur.
Car que retenir de cette sélection de 15 courts particulièrement éclectique mais de très bon niveau ?
Problématiques diasporiques
Le Grand prix Dakar court 2022 est allé à Ousmane, de Jorge Camarotti, Brésilien installé à Montréal. A travers une petite visionneuse, une enfant regarde les images d’une vieille femme au Sénégal. C’est la mère d’Ousmane, immigré au Québec avec sa famille, incarné avec tact par Issaka Sawadogo. Au dehors, la neige, le froid, et un travail épuisant. Edith, une vieille dame, traîne un caddie, s’oriente mal. Ousmane lui vient en aide, mais elle refuse. Il découvre son logement misérable, comprend qu’atteinte d’Alzheimer, elle n’a plus tous ses sens…
Le générique nous révèle que la grand-mère de Jorge Camerotti, à qui le film est dédié, s’appelle aussi Edith, et ce sera le titre d’un long métrage en préparation. A la fois photographe et cinéaste reconnu, Camerotti est issu d’une famille ouvrière de São Paulo. Sans doute puise-t-il dans cette enfance le souci de mettre en valeur la dignité de chacun. En remettant son prix au film, Mahamat Saleh Haroun, président du jury, a noté qu’il s’agissait d’un double geste de cinéma : « A l’instar de ce qu’avait fait Montesquieu dans Lettres persanes, le film inverse le regard : au lieu d’être observé, c’est le migrant qui observe la société qui l’accueille. En observant l’Autre, il ne découvre pas une différence, il se révèle à lui-même. En quelques minutes, on atteint quelque chose d’extraordinaire ».
Effectivement, le film est très touchant. Jouant sur les ombres, tourné en format 4:3 qui permet des cadrages plus serrés et donne plus d’importance aux visages et aux corps, et cela dans une grande économie de dialogues, il saisit la solitude de la vieille dame et la centre même dans l’image pour nous interpeller yeux dans les yeux : il cherche à mobiliser le regard tout en mettant de côté tout apitoiement. Que faisons-nous de nos vieux alors qu’on est dans l’exil ? En affirmant : « Nous étions pauvres mais riches », il affirme la vitalité de l’origine autant que la différence Nord-Sud. Il en compare les humanismes, sans hiérarchie, sans jugement, simplement comme question.
Les films de la diaspora sont très souvent marqués par le vécu des Noirs là où ils sont minoritaires, confrontés au racisme et aux discriminations. A cet égard, on peut se demander pourquoi l’Antillais Jimmy Laporal-Trésor s’intéresse avec Soldat noir (et ensuite avec son long métrage Rascals sorti le 11 janvier 2022 dans les salles françaises) aux années 80. Ce court nommé aux Césars en est le préquel, la préparation. Il a été sélectionné par la Semaine de la critique à Cannes en 2021 où il a reçu le prix Canal+ du meilleur court métrage et est nommé aux Césars. En fait, les années 80 correspondent en France à une époque où la question raciale est crûment posée par les gangs de skinheads qui apparaissent avec l’émergence de ce qu’on a appelé le rock alternatif. Les Noirs s’organisent pour riposter et adoptent les slogans et attitudes des Black Panthers américains tout en adoptant les codes du gangsta rap. C’est la persistance de ces problématiques qui fait l’actualité du film : à l’heure de Black Lives Matter, la confrontation Black power / extrême droite. On assiste donc en région parisienne en 1986 à un affrontement des gangs, dans lesquels un jeune Antillais, Hugues (excellent Jonathan Feltre qui a reçu le prix d’interprétation masculine du festival), est impliqué malgré lui, mais sensibilisé par une publicité méprisante pour les Noirs et par l’omniprésence des biscuits Bamboula.
Le film est construit en crescendo. Les décors et costumes sont très soignés, mis en exergue par le cinémascope, tandis que la tension, les zones d’ombres et les plans serrés sur le visage d’Hugues captent l’attention du spectateur. La rage d’Hugues est alimentée par un père ambigu et l’absence de la mère. « Ce n’est pas la peur de mourir, c’est la peur de ne pas être à la hauteur », rétorque-t-il à sa professeur de français qui demande pourquoi Signoles se suicide par peur de mourir dans Un lâche, une nouvelle de Maupassant étudiée en classe (dans Contes du jour et de la nuit). C’est ce qui le fera s’endurcir pour aller avec les Black Mamba se confronter à la violence des fachos. Mais la violence entraîne la violence, ce qui n’a rien perdu en actualité.
Films de sensibilisation
Le grand prix national Annette Mbaye d’Erneville récompense un des films sénégalais sélectionnés. Ils étaient cette année bien peu nombreux, la qualité n’étant pas au rendez-vous, de l’aveu de l’équipe de programmation. Le festival n’a ainsi sélectionné que deux films, tous deux issus de la formation Up courts de Cinekap, maison de production d’Oumar Sall qui s’investit autant dans le cinéma local que dans les coproductions internationales d’auteurs sénégalais comme Atlantique de Mati Diop ou Félicité d’Alain Gomis. Les deux films sélectionnés ont un programme commun : la sensibilisation, mais avec un succès différent.
C’est étonnamment Kipou d’Abdoulaye Sow qui a eu le prix. Il cherche à faire progresser la scolarisation des jeunes filles. Il faut dès lors une histoire édifiante qui n’échappe pas aux stéréotypes : le père conservateur est obtus, la mère comprend l’enfant mais ne sait comment s’y opposer, et la petite vendeuse qui regarde les filles de son âge aller à l’école est obsédée par le fait d’y accéder.
On conviendra que les enfants non-scolarisés ne partagent pas tous cette obsession de par leurs conditions sociales ou personnelles, que les mères n’ont pas toujours le beau rôle et les pères le mauvais. Mais exemplarité oblige, c’est le cas ici. Le film est touchant car il manie les cordes sensibles : la petite Aïssatou, 11 ans, est prêt à donner son chat Kipou qu’elle adore à une copine écolière pour qu’elle lui apprenne à lire et écrire. Miracle : ça marche, et cela déclenchera une happy end. Tout va bien sous le ciel du cinéma et de la bonne conscience, mais ce film à message sera-t-il efficace pour faire évoluer les mentalités ? Ou bien un peu plus de complexité ne poserait-il pas mieux l’équation ?
Quand je serai grand de Mandir Ndoye Thiaw, issu de la même formation, répond au même programme mais avec davantage de subtilités. Son père ne cesse de lui répéter que pour réussir, il faut qu’il soit premier de la classe : Seydou, dix ans, y arrive assez bien mais passe quand même son temps à jouer au foot avec ses camarades, jusqu’à ce qu’il découvre le palais présidentiel sur le Plateau de Dakar. Et le voilà qui veut devenir président, avec un sérieux aussi comique (comment ne pas y voir une allusion aux hommes politiques qu’il placarde dans sa chambre ?) que dramatique puisque ses copains qu’il essaye avec mépris et suffisance d’inclure dans son plan lui rendront la monnaie de sa pièce. L’utilisation de symboles simples comme les lunettes, le costume ou les posters donne à la fois une touche d’humour et de crédibilité au personnage de Seydou.
Mais alors, pression ou confiance ? Faut-il encourager ses enfants à réussir ou bien leur laisser la liberté de choisir ? Rien n’est simple. La subtilité de Mandir Ndoye Thiaw, romancier (Les Cendres de la Révolte, 2012) et scénariste (Adama et Awa, qui a servi de base à Xalé de Moussa Sene Absa), dont c’est le premier court métrage, est de ne pas répondre à la question qu’il pose. Car il n’y a pas de recette à la lourde charge des parents d’arrover à préserver la liberté d’un enfant tout en le poussant au travail ? Définir la liberté est une question, que chacun tente de moduler au mieux. Et c’est pourtant, entre l’autoritaire et le libertaire, la question primordiale d’une éducation qui voudrait préserver le rêve, et partant de la société et même de la critique ! C’est une question sans fin qu’il est primordial d’aborder de front, comme le fait ce petit film sans prétention mais sacrément nécessaire. Il le fait sans discours imposé, sans solution toute faite, avec un scénario bien ficelé qui met en valeur les lucidités autant que les cruautés enfantines, et a le mérite de reposer une fois de plus la question tant elle est sans cesse à remettre sur la table.
Revenir aux racines ?
Camelia Jordana est une actrice et chanteuse célèbre, petite-fille d’immigrés algériens en France. Elle a participé à l’atelier Talents où l’Adami, organisation syndicale des comédiens, propose à des acteurs confirmés de réaliser un film. Il se tenait à la Réunion. Cela donne Les Racines ardentes, un film étonnant, intense, déchiré et parfaitement maîtrisé. Inaya revient dans l’île pour le baptême de son neveu, occasion de renouer avec sa famille. Mathis, son jeune frère, lui reproche de les avoir abandonnés. C’est dans cette tension que le film monte peu à peu vers un paroxysme où tout se joue. Le baptême est renaissance… Il est célébré par Danièl Waro, le chantre du mayola, musique des plantations sucrières où officiaient les esclaves. Le passé à dénouer remonte donc loin, même si c’est bien dans le temps présent que se situe le secret qui fonde le litige. Entre un créole sous-titré et des exclamations inaudibles, il nous échappe : c’est le centre du problème mais ce n’est pas celui du récit. Car les malentendus conduisent à se recentrer sur l’essentiel, que révèle l’eau de la cascade, la relation à la nature et combien la petite histoire fait écho à la grande, et doit pareillement déboucher sur une réconciliation avec soi-même autant qu’avec la famille. Ce passage par l’origine livre ainsi sa complexité : c’est dans la transe que la purification intervient (les habits blancs du baptême), la transe des rituels des cultures noires issus du vaudou. Comme les poulets que Mathis ébouillante, il faut plonger dans le bouillonnement des griefs et des ressentis pour parvenir à puiser dans ses racines la quiétude de mener sa vie.
En nouchi, l’argot ivoirien, fraya veut dire partir, prendre la fuite. Fraya, le film éponyme de la Française Clémentine Delbecq, autodidacte dont c’est le quatrième court métrage, tourne autour de la question du territoire et de l’identité. Rufus s’occupe avec son oncle Alpha d’un hôtel proche d’un lac dans un paysage montagneux en France. Il passe ses loisirs à aider sa copine Monika à s’entraîner pour des compétitions d’aviron. Alors que le film s’ouvre sur une ballade-méditation de Rufus sur ces paysages, leur couple noir et blanc l’ancre d’emblée dans le refus de la clôture. Rufus est à l’aise loin de son origine ivoirienne. Il est chez lui. Lorsqu’Alpha se rend en Côte d’Ivoire pour vendre des terrains afin de financer la rénovation de l’hôtel, et cherche à l’attirer dans une aventure mercantile, Rufus est déstabilisé mais affirme son attachement à son mode de vie.
On voit ainsi le vieux Alpha avoir un projet de jeune aux dents longues et le jeune Rufus préférer la sobriété d’une vie équilibrée. Cette inversion des paradigmes est paradoxalement d’une grande modernité : une jeunesse qui se détourne de la vision de leurs aînés, celle-là même qui a conduit à la catastrophe actuelle. La force du film est de ne jamais être dans le discours mais de faire sentir les choses à travers le trouble de Rufus et la façon dont il assume sa nouvelle solitude sans renier ce qu’il hérite de son origine.
Ce genre de récit, qui donne valeur à l’incertitude, nous fait espérer un nouveau départ pour le monde, une nouvelle manière de l’habiter. De fait, Tsutsue du Ghanéen Amartei Armar , qui fut présenté en Compétition officielle au festival de Cannes 2022, impressionnant de maîtrise, débute sur la psalmodie d’un officiant appelant les ancêtres à restaurer l’ordre naturel que les hommes ont détruit « car l’artificiel a pris le pas sur le naturel » : « La terre de Dieu peut tous nous nourrir, c’est une vérité que nous ne comprenons pas car nous avons tout détruit ». Il est rare que les films d’Afrique abordent aussi directement la brûlante question écologique. En fait, tout le reste du film résonne fictionnellement à cette étonnante introduction ironiquement déguisée en cérémonie de libation un peu déjantée, filmée de front durant 38 secondes.
Deux fils de pêcheurs Sowaï et Okai vivent en bord de mer près d’une grande décharge qui leur sert de terrain de jeu. Ils jouent à la guerre et lorsque Sowaï « tue » son frère Okai, il lui dit en riant : « C’est le jeu, petit frère ! ». Ils se déguisent en monstres avec ce qu’ils trouvent, et Okai a un grand œil avec lequel il voit loin, jusque dans la mer où il croit voir son frère Adjei, disparu à la pêche. Il ne cessera d’activer tout ce qu’il peut pour qu’on le croie, allant jusqu’à accuser son père et les autres pêcheurs de l’avoir tué.
Une caméra proche des corps, l’économie des dialogues, l’ambiance sonore de la mer, un montage serré et la puissance de l’imaginaire d’Okai servent habilement un récit allégorique où l’eau, le vent, le feu se combinent pour dénoncer la cécité des hommes face au triomphe de la mort. Mais le film ne reste pas sur ce terrible constat. La vitalité d’Okai conduit à ne pas oublier que ceux qui sont morts nous guident encore. Adjei lui apprenait à nager et bien davantage encore. Il est le plus jeune mais ne lâche rien alors que les autres se résignent. Il lutte pour retrouver la vie, la fraternité, avec courage et une ténacité qui ne peut que nous inspirer. Il n’est plus seul, nous sommes avec lui, il est notre espoir.
Dans Egungun, la Nigériane Olive Nwosu met en scène deux femmes. Salewa est allée vivre à Londres, Ebun est restée sur place. Nous sommes au Nigeria, à l’occasion des funérailles de la mère de Salewa. Ebun était sa domestique. Jeunes, elles jouaient ensemble, jusqu’à ce qu’on les sépare car elles étaient trop proches… Entre Salewa, devenue urbaine et lesbienne, et Ebun qui s’est mariée et vit simplement, un gouffre social et un gouffre d’environnement culturel. L’une avait le choix, pas l’autre. Délicat autant que radical dans son approche mosaïque, le film se fait constat de la déconnexion de Salewa. Mais elle rejoint Ebun et les deux femmes échangent sur leur vie. Les corps se détendent sans transgresser la pudeur. Elles ne se jugent ni se condamnent. On comprend qu’elles ont souffert de leur séparation, une souffrance que le temps n’a pas effacée. Salewa peut sembler caricaturale mais c’est aussi une femme qui lutte pour sa singularité là où elle vit, car l’homosexualité est difficile à vivre partout.
Sans doute est-ce ce qu’attend la réalisatrice du spectateur : juste comprendre la justesse de cette relation pour ne pas y appliquer le rejet ou l’exclusion. Elle le fait avec une grande finesse. Le format 4:3 des films anciens convient bien à cette intimité et fait de chaque plan un tableau, de même que la casi-absence de musique pour ne pas détourner l’attention et l’écoute. Après Troublemaker (2019) sur le petit-fils d’un combattant du Biafra qui réveille le traumatisme de son grand-père silencieux à force de le titiller, Olive Nwosu confirme la sensibilité de sa démarche.
EGÚNGÚN (MASQUERADE) – TRAILER from Ouat Media on Vimeo.
Homosexualité
Lors de l’atelier, personne ne voulait prendre la parole après la vision du film. Il fallut les efforts des animateurs pour en démarrer l’analyse. Et ce sujet fut largement évité. Lors d’une projection du festival cependant, celle des films francophones dont certains abordaient l’homosexualité, quelques cinéastes en herbe affirmèrent que ce n’était pas leur culture, ce qui déclencha un débat. Mais comment parler de culture pour l’homosexualité qui n’est aucunement importée mais parfaitement naturelle, présente de tous temps dans toute l’Afrique comme dans le monde entier, même dans le règne animal ?[1] Ce qui est culturel, et qui prend des formes diverses, c’est son exclusion, et la souffrance que provoque le rejet, comme le racisme, comme l’infériorisation des femmes et des minorités. C’est le rôle du critique autant que de l’artiste que de souligner l’importance d’accueillir chacun à égalité dans toute société.
Ayant eu vent de ce débat, Mahamat-Saleh Haroun l’a également abordé à la fin de sa masterclass : « J’ai acheté ici dans une librairie De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr et ai découvert qu’il existe un mot en wolof pour décrire un homosexuel : góor-jigéen, un « homme-femme ». Si le mot existe, c’est que cela ne vient pas des Blancs, cela ne vient pas d’Europe. Cette discussion qu’on m’a rapportée est abjecte. Il faut faire la différence entre être moralement opposé à quelque chose et dire que ça vient des autres. Chez moi aussi le terme homosexuel existe, c’est une insulte qu’on se lance à la tête dès qu’on a 4 ou 5 ans. C’est une réalité. Dans le livre, on déterre un mort car il était homosexuel. On a fait ça au Sénégal ! Vous vous rendez compte ? Si on est porteur de cette violence, on est dangereux pour nous-mêmes. On se fait justice soi-même. De quoi a-t-on donc peur ? Cette phobie est purement irrationnelle. »
La condition des femmes
Douleur silencieuse, de la Guinéenne Aïssa Diaby a reçu le prix du scénario et de la mise en scène Ababacar Samb Makharam. La jeune femme Ami étudie, sa mère (jouée par la grande Mata Gabin) l’appelle pour la cuisine. Très vite, on comprend qu’il y a un problème avec l’oncle paternel Abdu qui dirige la famille en l’absence du père. Ami cherche à se protéger par ce qu’elle a à disposition : son foulard. Mais rien n’y fait. C’est dans le microcosme familial en milieu bambara traditionnel d’un appartement exigu de HLM que se joue le drame de la peur et du silence. Comment Ami peut-elle échapper à l’engrenage du harcèlement sexuel ? Aïssa Diabi, dont c’est le premier court métrage, le dédie à sa sœur, à sa mère, à ses filles. Elle est dans l’énergie d’une Alice Diop qui lance à Venise en recevant ses prix pour Saint-Omer : « Nous ne nous tairons plus ». Mais pour y arriver, il faut le courage de briser l’omerta qui protège la cohésion familiale, d’affronter les tabous hiérarchiques, de braver les assignations de genre. Rien n’est simple pour la jeune Ami. Heureusement sa sœur est là, dont le vécu est proche, et une mère qui comprend sans besoin d’explication.
Œuvre d’une militante, le film d’Aïssa Diaby s’inspire de faits réels. Il est d’une grande cohérence. Sans doute profite-t-elle à plein de l’engagement d’Adama Diaby avec le collectif Adama parle tabou. Elle a rencontré beaucoup de femmes et remercie également au générique Rokhaya Diallo et Néhémie Lemal. Pour faire ressentir la tension d’Ami, les respirations remplissent les silences et la caméra proche des corps joue avec l’exiguïté des lieux. Douleur silencieuse est comme son nom l’indique un constat mais aussi un appel à sortir du cercle vicieux. Soigné et signifiant dans le moindre détail, profitant d’une grande économie de dialogue dans un récit pointant vers l’acmé du trop-plein de colère, il ouvre à l’empathie et pousse à l’action.
Takou Bogui a reçu le prix de la meilleure interprétation féminine dans Mariam, du Camerounais Lionel Meta. Elle y est effectivement remarquable, toujours à l’écran, servie par une mise en scène au taquet, boule de nerf habitée par son rôle, qui sait par moments conserver sa présence lorsque le calme s’impose, lorsqu’elle se heurte à un mur et qu’il faut revoir les stratégies. Mariam sort de prison et veut récupérer son enfant, mais son beau-père s’y oppose. Elle essaye tous les possibles, si bien que le film se déroule grandement dans sa voiture lorsqu’elle se déplace pour affronter les obstacles.
Sur cette simple trame, Lionel Meta tisse une complexité administrative et humaine inextricable. Spectateurs, nous sommes confrontés aux choix qui se posent pour le bien de l’enfant. Il n’y a pas de victime dans Mariam, seulement une mère courage. Comment gérer ses pulsions, rechercher une solution de dialogue, faire front autrement que par la violence ? Il n’y a pas de solution toute faite dans ce remarquable film en tension : seulement des questions.
Un mari dominateur et violent qui s’excuse de la frapper mais recommence. Dans Breaking Ground (Nouvelle voie) de la Rwandaise Inès Girihirwe, l’homme est un pur produit du mépris et de la violence patriarcale, et n’a en cela rien de spécifiquement africain, tant le patriarcat est partout systémique. Excédée, ayant assez enduré, Anna lui colle leur enfant dans les bras et va à nouveau se réfugier chez sa voisine. Elle y retrouve un groupe de femmes solidaires et protectrices qui se lisent leurs poèmes et sortent ensemble. Le film, issu d’un atelier de formation, nous met au côté d’Anna et de ses amies et met en scène leur convivialité. C’est la puissance de cette sororité que l’on retient, même si le scénario semble cousu de fil blanc tant on change alors subitement de milieu social. « You are Queen », dit le poème : c’est en tant que reine qu’Anna doit trouver sa voie, affirmer sa résistance.
Et si on mettait l’homme dans la peau de la femme ? Le Malien Adama Drabo s’y était employé dans Taafé Fanga (Le Pouvoir du pagne, 1997) et la salle s’esclaffait. C’est ce que fait le Martiniquais Yannis Sainte-Rose, qui anime le média indépendant RAK, dans Mal nonm. Une vendeuse de jeans utilise un sortilège contre un macho qui la méprise en la draguant. Ce qui était inversion ludique des rôles ménagers chez Drabo devient ici harcèlement sexuel de la part des femmes face à homme portant un jean bien serré. Et si les hommes prenaient conscience que les obsessions, les blagues et les remarques qu’ils croient inoffensives sont en fait infériorisantes et traumatisantes ? C’est le projet de cette fantaisie satirique : dénoncer le sexisme systémique pour lui tordre le cou.
Outre la musique de Noss Dj, la réussite est ici que l’on prend conscience que tout est question de regard, c’est-à-dire de cinéma. Il est dès lors signifiant que l’acteur principal ait un strabisme divergent. Quand cesserons-nous d’avoir un regard de côté ?
Humour encore avec Sidéral, du Brésilien Carlos Segundo, mais un humour froid, toujours sur le fil. À Natal dans le Nordeste, le Brésil sʼapprête à lancer sa première fusée habitée dans lʼespace. Un couple vit avec ses deux enfants près du centre spatial, elle y est femme de ménage, lui est mécanicien. Avec leur fils, ils rêvent d’un ailleurs. Le noir et blanc renforce cet imaginaire froid, cette distance avec le réel, tout en mettant en exergue sa cruauté d’exploitation et de mépris machiste envers les femmes.
Carlos Segundo a étudié la psychanalyse. Le film, qui fut en Compétition Officielle au festival de Cannes 2021, multiplie les symboles phalliques, de la lampe aux fusées, dans des plans fixes saisis dans leur durée : de quelle façon notre réalité peut-elle répondre à nos désirs ? Au delà, dans l’espace, c’est l’univers sidéral qui s’ouvre dans son incroyable beauté. Mais nous est-il accessible autrement que dans notre imaginaire ?
Sideral de Carlos Segundo | Teaser from Les Valseurs on Vimeo.
Un cinéma manipulateur
De par ses choix esthétiques et ses dialogues, le cinéma manipule. Il n’est que la vérité d’un auteur, parfois d’une institution. Lorsque, comme A moitié d’âme du Tunisien Marwen Trabelsi, il multiplie les symboles, il ouvre autant qu’il détermine la signification. Naji à perdu son travail et vit avec sa fille dans une usine désaffectée. Il récupère des objets qu’il tente de vendre au marché noir malgré le harcèlement policier. Il s’occupe de sa fillette atteinte d’un cancer qu’il faudrait opérer et ne sait où trouver l’argent nécessaire. C’est dramatique, triste et accablant. Pourtant, le film ne l’est pas car il choisit un imaginaire bourré de symboles aux significations souvent absconses mais qui ont pour effet de capter notre attention. Une dualité se met en place, entre un monde du travail déshumanisé dominé par des femmes autoritaires et la niche que se crée Naji pour veiller sur sa fille.
Cela ne va pas sans ambiguïtés : le sacrifice du père auquel nous ne pouvons qu’adhérer s’appuie sur la nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais existé tandis que toute présence féminine adulte dans le film est terrorisante. Si bien que la charge du film face à l’abandon des plus déshérités et le consensus autour du dévouement d’un père se réduisent à un plaidoyer qui ne dérange personne.
L’Alliance du Marocain Aziz Lechgar fascine par les ficelles qu’il arrive à tirer pour perdre le spectateur. Hanane, qui vient de perdre sa famille dans un accident, se construit un univers psychotique qui l’effraie elle-même. Aziz Lechgar s’amuse à mettre nos nerfs à vif en représentant ses visions. Mais il fait vite en sorte que nous soyons dans le doute : qui a intérêt à la mort de son mari ? Hanane va multiplier les relations… et les alliances !
La bague de mariage est un contrat visible : partage de vie et fidélité. Mais Hanane cherche-t-elle vraiment le mari idéal ? Quelle est la place du désir ? En électronicien de formation, Lechgar brouille malicieusement les fils conducteurs en ouvrant de fausses pistes. Du policier au western, il convoque à plaisir le cinéma de genre, aussi bien par le récit que par la musique, pour encore mieux nous égarer. Hanane est-elle une victime du Farou rap (« fiancé au génie »), cette croyance sénégalaise en un amant invisible qui fait des ravages parmi les prétendants ?
Qu’est-ce qui possède Hanane ? Chaque spectateur peut choisir sa piste pour résoudre l’énigme. N’est-ce pas dès lors le cinéma le sujet du film ? Son pouvoir de manipulation autant que sa force imaginaire ? L’Alliance se révèle ainsi à la fois appel à la vigilance et célébration du contrat proposé au spectateur qui prend le temps et paye sa place pour le plaisir de croire à ce qu’il voit sur l’écran.
C’est ce contrat que célèbre un tel festival en cherchant les perles qui vont ravir son public. Il le fait chaque année dans le respect du travail des anciens, encourageant les cinéastes en herbe à y puiser pour affermir leur vision du cinéma. C’est ainsi qu’il a passé des films du répertoire lors de ses cérémonies d’ouverture et a choisi cette année de rendre hommage à Ben Diogaye Bèye en lui offrant un prix honorifique. Car comment former au cinéma sans en proposer l’Histoire ?
[1] Cf. le numéro 96 d’Africultures, Homosexualités en Afrique, L’Harmattan, décembre 2013, où figure d’ailleurs un article très référencé sur le Sénégal.