Jah Victory

D'Alpha Blondy

La magie du reggae contre la fatalité de la guerre
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« Attention, il est formellement interdit d’entrer ici avec une arme ! »
Ce panneau reproduit en petit dans le livret aurait pu en faire la une…
Inconditionnellement mais maladroitement pacifiste, le père fondateur du reggae africain l’est jusqu’au bout de ses éternelles contradictions, qu’il assume avec un éclectisme et un œcuménisme – certains diront une candeur – stupéfiants. Dans la double page de remerciements qui conclut le même livret, on trouve pêle-mêle les noms de ceux qui furent naguère les pires « fauteurs de guerre » (y compris certains sanctionnés par l’ONU !) parmi ces politiciens ivoiriens qu’une belle chanson du précédent album accusait de « jouer avec le feu »…
Pourtant de la première à la dernière note cet album n’est qu’un joyeux et merveilleux enchaînement d’hymnes en faveur de la paix.
Le fragile processus de paix et de réconciliation est passé par là, et on ne pourra reprocher à Alpha Blondy de chanter, dans un magnifique duo (très joliment titré « Anciens combattus ») avec le Congolais Didi Kalombo : « la guerre est terminée, enfin on va s’amuser »
On devine d’ailleurs très vite à l’écoute de ce disque que les chansons en ont été écrites à des dates différentes, et que l’ordre dans lequel elles sont éditées aujourd’hui n’a rien à voir avec celui dans lequel elles furent écrites, au cours de cette « crise ivoirienne » dont Alpha Blondy a souffert bien plus que d’autres. Menacé par les uns et les autres, il a obstinément refusé de s’exiler, et la dernière fois que je suis allé le voir chez lui, je me souviens que, comme d’habitude, il n’y avait pas de vigile alors que de soi-disant patriotes le désignaient comme cible privilégiée. (comment se dire patriote en Côte d’Ivoire et vouloir tuer Alpha Blondy ???).
Guerre ne rimera jamais avec reggae, et même s’il n’a jamais mâché ses mots envers les putschistes et les xénophobes, Alpha Blondy, ainsi que son cadet Tiken Jah, a mis sa voix au service de la pacification.
Cela n’empêche pas Alpha de muscler son discours contre les « imbéciles », les « salauds » et les « racistes » dans une trilogie véhémente qui est le cœur de cet album : « Tampiri » (imbécile en langue moré), « Les salauds » et « Sales racistes » tous en prennent pour leur grade, « imams vendus » et « journalistes pyromanes », « politiciens mythomanes » et « prêtres corrompus », bêtes et méchants, qui ont « mis le feu au paradis » – Alpha ne manque pas aussi, en passant, de réitérer sa dénonciation de la scandaleuse omniprésence militaire des anciens colonisateurs.
Quel paradis ? On ne s’étonnera pas qu’Alpha glisse dans cet album un gospel song, sobrement intitulé « Jesus », à l’heure où le « christian song » des évangélistes financés par leurs homologues américains représente plus de 50 % de la production musicale abidjanaise actuelle.
« Dieu est notre force », formule utilisée dans leurs discours par les Présidents Bush et Gbagbo, sert curieusement de conclusion à ce cd.
Dès ses débuts au temps de la dictature houphouétiste, Alpha Blondy a toujours été un personnage très équivoque d’un point de vue politique. Il en joue d’ailleurs habilement, et il n’est pas le seul. Les chanteurs africains qui échappent à ce reproche se comptent hélas sur les doigts de la main et cela s’explique par le fait que beaucoup l’ont payé de leur vie, comme Franklin Boukaka ou Cheb Hasni, entre autres.
Cependant, comme on le sait, la non-violence, lorsqu’elle est exprimée d’une façon aussi constante et entière que chez Alpha Blondy (« Alpha Gandhi » ?) est tout sauf un non-engagement.
En témoigne magnifiquement ici ce pamphlet corrosif qu’est « Mister Grande Gueule ». Paraphrasant le fameux adage de Wole Soyinka – « aussi vrai que le tigre ne clame pas sa tigritude, le nègre ne clame pas sa négritude » – redevenu imprécateur, Alpha n’use pas de périphrases pour ridiculiser les polémistes arrogants et les tribuns écervelés qui jouent un rôle si néfaste dans les tragédies africaines. Extraits choisis :
« tu crois que t’es cool mais t’es con » / « tu n’es pas Che Guevara, encore moins Mandela, tu te prends pour ce que tu n’es pas » / « si tu n’as rien à dire, tais-toi, si tu n’as rien à faire, casse-toi ! », etc.
Les médias ont trop souvent opposé Tiken Jah Fakoly à Alpha Blondy, au point de vouloir faire parfois de cet héritier putatif une sorte de petit frère ennemi ; or leurs discours sont assez identiques et d’ailleurs une chanson de ce disque – « Africa Yako » – présente de troublantes similitudes avec « Foly », un morceau du dernier album de Tiken – les deux cds ayant été réalisés en même temps il ne peut s’agir que d’une coïncidence significative et en aucun cas de plagiat de part ou d’autre. Assez intraduisible en français, le mot akan « yako » exprime la compassion face au malheur de l’autre. Les deux chansons s’adressent à quelques héros de l’histoire africaine récente ou révolue, faisant un curieux amalgame entre d’une part des humanistes rebelles aussi indiscutables que Steve Biko, Lumumba ou Mandela, et de l’autre des tyrans impitoyables et notoirement esclavagistes comme Hailé Sélassié ou Samory Touré. Ce brouillage inconsidéré de la mémoire historique, de plus en plus fréquent dans la chanson africaine contemporaine, pouvait être explicable à l’époque coloniale, mais on peut se demander s’il a encore la moindre légitimité.
Alpha Blondy doit bien se poser cette question, quand il chante dans l’un des rares passages anglophones de ce cd : « too much propaganda confuse me rasta / I need Jah light to see through the night »
L’œuvre d’Alpha illustre d’ailleurs toute l’ambiguïté du reggae, musique issue d’une idéologie panafricaine, anticapitaliste et révolutionnaire, mais devenue aussi depuis quarante ans une source de revenus très lucrative pour le show-business mondialisé, ce qui explique en partie son immense influence, notamment en Afrique.
On peut donc à bon droit s’interroger sur le titre du cd « Jah Victory » : il s’agit d’un souhait, assurément, et non d’un aboutissement.
Ce souhait nous semble réalisé ici musicalement, car d’un point de vue de mélomane, c’est sûrement l’un des meilleurs disques d’Alpha Blondy, sinon le meilleur, et aussi l’un des plus beaux albums de reggae de ces dernières années.
Inutile de s’en étonner : comme disait ma grand-mère en servant son cassoulet « vous ne risquez pas de vous empoisonner, il n’y a que de bonnes choses dedans ». Les bonnes choses, ici, ce sont les meilleurs ingrédients de la musique jamaïcaine. Alpha n’a jamais lésiné là-dessus. Une fois encore, la rythmique est enregistrée à Kingston avec la bande historique Sly Dunbar/Robbie Shakespeare/Earl « Chinna » Smith, sous la houlette du claviériste Tyrone Downie. C’est Abidjan versus Kingston, et le résultat est forcément grandiose.
L’une de mes chansons préférées, « Demain m’appartient » est un duo entre Alpha et le rappeur Bilal, où l’on se demande qui est le plus jeune des deux.
Je suis assez vieux pour me rappeler la sortie de « Jah Glory » (1983). Nous étions saisis par la maturité de ce petit jeune qui chantait « Brigadier Sabari » avec une voix de vieillard, de « tche koroni » !
De « Jah Glory » à « Jah Victory », en un quart de siècle le timbre de cette voix de ténor éraillée n’a donc pu vieillir, il apparaît même plus juvénile au fil des ans.
On peut reprocher à Alpha Blondy sa naïveté, on peut aussi l’en créditer car tous ceux qui le connaissent un peu n’ont guère de doute sur sa sincérité. Les reproches qu’on lui fait sont d’ailleurs les mêmes que ceux dont le métis rebelle Bob Marley fut victime, d’une façon a priori légitime, mais aussi souvent très injuste.
Alpha Blondy, comme avant lui Bob Marley, devra toujours prouver qu’il est digne des idéaux panafricains qui fondent sa musique et ses paroles. On l’attend toujours au tournant et on ne lui pardonnera jamais rien, parce qu’il est l’inventeur patenté du reggae africain.
N’étant pas « rasta » je me contenterai d’affirmer d’un point de vue musicologique et hédoniste que « Jah Victory » est incontestablement un nouveau chef-d’oeuvre d’Alpha Blondy.

Jah Victory, d’Alpha Blondy (Alpha Blondy Productions-Mediacom/Nocturne)///Article N° : 7135

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