L’art, par la force et la valeur de l’expression symbolique qu’il engage, peut atténuer, pour beaucoup, la violence et les traumatismes de la guerre. Il est alors important que la création artistique tienne compte du contexte culturel qui a généré cette violence pour espérer atteindre la mémoire blessée des survivants.
Oumar Sall (auteur sénégalais)
La vie culturelle bat sons pleins. Création de l’Académie des sciences, arts et lettres, Salon international du livre d’Abidjan, célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, élection de Miss Côte d’Ivoire, concert de John Yalley
Le pays semble sorti d’une crise dont ni les tenants, ni les aboutissants ne laissaient présager un mois de mai si riche en manifestations culturelles. Assurément, le spectre de la guerre a arrêté ses effrayantes et sporadiques apparitions. Les visions épouvantables d’une éventuelle guerre en Côte d’Ivoire ne sont plus qu’un cauchemar déjà oublié. Un cauchemar oublié certes, mais pas par tout le monde. Car si l’on n’évoque presque plus l’éventualité d’une guerre, certains y songent encore
L’uvre Fini la récré du plasticien ivoirien Yacouba Touré, qui ouvre l’exposition officielle est une installation mettant en scène des soldats armés. Des hommes en métal qui semblent déterminés à mettre fin à une trêve qui fait suite à de longs mois d’incertitudes et d’instabilité politique. « Fini la récré ! », ont dit les bouts de métal de Yacouba. Moins de 4 mois après, la récréation finira. Si l’on admet que l’art est, entre autres fonctions, une projection dans le futur, alors Yacouba Touré a réussi sa projection. Et a rempli sa mission d’artiste.
Mais de tous les artistes ivoiriens, s’il y en a un qui s’est remarquablement illustré dans la prévention de la guerre, c’est, sans conteste, Alpha Blondy. Tant dans ses chansons que dans ses entretiens accordés aux médias. Dans aucune interview de ces cinq dernières années, il n’a omis de dénoncer la latence d’une guerre dans son pays. À un journaliste du Marabout qui lui demandait, en juillet 2002, « vous avez déclaré que « tous les ingrédients sont réunis pour un scénario à la rwandaise en Côte d’Ivoire ». Pensez-vous réellement que la Côte d’Ivoire va connaître son Armagedon ? », le chanteur reggae répondait : « À l’allure où vont les choses, j’ai peur que oui. Mais j’aimerais avoir tort. L’entêtement égocentrique de la famille politique ivoirienne à ne pas trouver un dénouement conciliant, sage et intelligent à la crise politique qui perdure et qui, de jour en jour, nous fait voir le spectre d’un Rwanda multiplié par 67 le nombre d’ethnies en Côte d’Ivoire me fait peur. »
Et cette vision des choses, il l’a matérialisée dans ses textes. Bombe tribale, bombe coloniale, comment allons-nous faire pour la désamorcer, chantait-il en 1999. La démocratie banania finira par la guerre civile, prédisait Alpha Blondy dans la même chanson.
Les lyriques de Alpha Blondy étaient si véridiques que ses chansons ont rythmé les manifestations de soutien tant aux rebelles qu’aux forces loyalistes. D’un côté de la ligne de front, étaient repris des titres comme Dictature, Multipartisme ou encore Les voleurs de la République. De l’autre côté, on scandait armée française, allez-vous en de chez nous. Votre présence militaire entame notre souveraineté, bafoue notre dignité. Nous ne voulons plus, nous ne voulons plus de vous.
Les germes d’une guerre en Côte d’Ivoire étaient manifestement perceptibles en musique. On ne peut pas en dire autant des autres disciplines artistiques.
Au théâtre, par exemple, le thème de la guerre a été récurrent dans bien des créations : Refusé par la mort de Ignace Alomo, M’appelle Birahima de Fargass Assandé, Noces d’enfer de Ablass Ouédraogo
Mais ces metteurs en scène ne se doutaient pas que les réalités rwandaise, libérienne et sierra-léonnaise qu’ils portaient à la scène frappaient déjà à la porte de leur pays. Sijiri Bakaba aurait peut-être pu porter ce manteau de l’homme de scène d’avant-garde si seulement sa pièce C’est ça la même qui se voulait un récit complet de l’histoire de la Côte d’Ivoire, ne s’était pas fait le reflet d’une Côte d’Ivoire libre et libérée de toute menace de guerre.
En littérature, si certains écrivains, à l’instar de Maurice Bandaman, ont évoqué la guerre dans des interviews ou des contributions diverses, dans aucune uvre, par contre, la perspective de la guerre n’a été ouvertement abordée. Le même schéma se retrouve chez les cinéastes. Peut être et même sûrement des uvres étaient-elles en gestation
Trop tard. La guerre a éclaté.
Lorsque, au matin du 19 septembre 2002, les évènements (expression toute trouvée pour ne pas nommer la guerre), qui n’étaient encore qu’une (énième) vaine tentative de coup d’État, ont éclaté, la première victime connue fut un artiste. Éminent homme de culture, Marcellin Yacé était à la musique ivoirienne ce que
les armes sont à la guerre. Avec sa disparition, c’est la culture qui est en deuil aux premiers paragraphes de ces pages noires de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Le monde de la culture commençait également, sans le savoir, son propre deuil.
Certains philosophes et penseurs ont défendu l’importance et la prédominance de la culture dans toute société. Ces penseurs et autres philosophes devront continuellement s’atteler à ce que, dans les faits, la culture occupe la place qui est sienne. Car, s’il y a un domaine qui est relégué au second plan, c’est bien celui de la culture. La culture, disons-le tout net, c’est ce qu’on fait quand on n’a plus rien à faire. Et l’exemple des activités culturelles en Côte d’Ivoire pendant la guerre en est une illustration patente. Les journées, réduites de 24 à 12 heures (conséquences d’un couvre-feu de 18 heures à 6 heures), ne permettaient pas de faire l’essentiel des activités principales. Les journées finissant à 18 heures, il fallait être chez soi à 16 heures déjà pour éviter tout risque de tomber dans le couvre-feu. Pris au dépourvu, les organisateurs d’événements n’ont pu, aux premières heures de la guerre, adapter les horaires à ces journées au rabais : les cinémas n’ouvrent pas avant 15 heures ; les dédicaces d’uvres littéraires ont lieu, en général, les après-midi ; les vernissages, en fin de journée ; les concerts et représentations théâtrales se tiennent tard dans la soirée. Ipso facto, toutes les activités relevant de la culture ont été annulées. La culture n’existait plus. La récré était bel et bien finie. La culture avait même perdu sa place dans les différents journaux. À la télévision et à la radio nationales, les émissions culturelles ont également été mises en veilleuse, au profit de nouvelles émissions et de l’actualité. Dans le quotidien pro-gouvernemental Fraternité Matin par exemple, il a fallu attendre un mois pour relire une « page culture « . Encore le propos était-il international : le sommet de la francophonie
Si les journaux ont tardé à s’intéresser à la chose culturelle, la culture, elle, n’a pas mis de temps pour sortir de la léthargie dans laquelle l’avait plongée la guerre. Car très vite, des stratégies de survie ont été trouvées. Il s’est agi pour les acteurs d’adapter les horaires des spectacles à ceux du couvre-feu. Les boîtes de nuits ouvraient par exemple à midi (sic) et les quelques spectacles qui avaient résisté à la vague des annulations ou du moins à la loi de la guerre étaient programmés l’après-midi. À la grande joie du public qui, stressé par une situation politique effrayante, trouvait dans ces représentations à la programmation particulière un moyen d’évasion et d’évacuation du stress. Les salles étaient combles. La culture semblait revivre. En réalité, elle survivait. Comme tous les autres secteurs d’activités d’ailleurs. On s’amusait, certes, mais le jeu était constamment troublé par la sonnerie qui annonce la fin de la récré. Car, dans le même pays, dans d’autres villes, les douilles pleuvaient, les charniers s’amoncelaient. Rien ne pouvait être comme avant. Surtout pour les artistes dont « le premier instrument (
) est la paix. Quand celle-ci est précaire, la création fait la vie buissonnière . (1)
En janvier 2003, la destruction et la fermeture du Centre culturel français a été une autre grande perte pour le monde culturel ivoirien. Car en près de vingt ans existence, le CCF, par la régularité de ses activités et son soutien aux artistes, était parvenu à être un lieu quasi incontournable de la culture.
En février, un autre artiste, Yêrêfê Camara dit H, qui se faisait communément appeler Camara H, tombait, criblé des balles d’hommes armés.
La guerre, dans son cortège, avait emporté deux artistes. À d’autres, elle avait permis de s’illustrer par des prises de position pour l’un ou l’autre camp. Serge Kassi, chanteur de reggae politiquement engagé, est entré dans le « comité de direction » des Jeunes Patriotes, un groupe de jeunes qui a pris fait et cause pour la défense de la République. Aïcha Koné, Gadji Celi, Hanny Tchelley se sont fait remarquer par leur activisme dans le « soutien à la République « . Dans un « autre camp « , Tiken Jah Fakoly a dû s’exiler, craignant pour sa vie. L’écrivain Ahmadou Kourouma a également préféré s’exiler à Lyon. L’on ne pourrait passer sous silence le Festival panafricain de cinéma et de télévision de Ouagadougou (Fespaco), que des acteurs et réalisateurs ivoiriens ont boycotté, sous prétexte que leurs films auraient été rétrogradés de la compétition officielle à la section « panorama » pour des raisons politiques. Certains sont allés plus loin en accusant le Fespaco d’avoir arbitrairement éliminé les films des cinéastes ivoiriens de la compétition. Ce boycott du Fespaco a suscité des prises de positions divergentes dans le milieu culturel. Bamba Bakary et Naky Sy Savané s’y rendront. Ainsi le monde des artistes s’est-il divisé en deux groupes aux visions diamétralement opposées, à l’image du pays lui-même.
La culture a, elle aussi, payé son tribut à la guerre : report du Marché africain des arts et du spectacle africain (MASA) et tenue en catimini, annulation de l’escale de l’expédition Portes d’Afrique, de la rencontre de l’Association internationale des critiques d’art (AICA), du Congrès international des professeurs de français, du Festa (festival de musique d’Alpha Blondy), de l’élection de Miss Côte d’Ivoire et de bien d’autres manifestations.
Aujourd’hui, les armes ne crépitent plus. Mais leurs échos résonnent toujours dans les productions culturelles. En novembre déjà, moins de deux mois après le début de la guerre, un collectif d’artistes zouglou mettait dans les bacs une cassette pour fustiger la guerre. D’autres cassettes ont suivi et les « concerts patriotiques » se sont multipliés, portant le sceau flagrant d’une culture marquée par la guerre. En littérature, un essai intitulé La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire de Antoine Ahua, Mamadou Koulibaly et Gary K. Busha a occupé l’actualité politico-littéraire pendant des semaines.
C’est sûr, la guerre marquera longtemps encore les productions artistiques et inspirera même des artistes non ivoiriens. Un collectif d’artistes antillais a sorti en début d’année 2003 une cassette pour soutenir les Ivoiriens. Ces artistes ont même donné, en juillet dernier, un concert à Abidjan. Des concours de nouvelles et de poésie pour la paix ont été lancés, un collectif de cinéastes ivoiriens prépare un film sur la guerre, toutes les productions discographiques ont au moins un titre en rapport avec la guerre
Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’une « culture de la guerre « , c’est-à-dire une culture qui émane de la guerre, est en train d’éclore en Côte d’Ivoire. Espérons qu’elle sera un témoignage, estampillé « plus jamais ça « , qui aura cette double fonction de cadre de refus de l’oubli et de plate-forme de pardon.
La culture pour témoigner
Témoigner pour ne pas oublier
Ne pas oublier mais pardonner
1. Matondo Kubu Ture, professeur d’université à Brazzaville (Congo) in Papaye n° 1, 2000.Edwige H a fait des études supérieur en communication. Elle a un intérêt particulier pour la culture et collabore au Groupe 30 Afrique à Dakar où elle vit.///Article N° : 3085