Lussas 2022 : la réalité a besoin de cinéma

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Aux Etats généraux du film documentaire de Lussas, du 21 au 27 août 2022, le séminaire « du politique au poétique » ainsi qu’un bon nombre de films nous permettent de mieux cerner comment le documentaire transgresse l’illusion que la réalité pourrait être saisie sans un véritable travail de cinéma.

Hommage à Jean-Louis Comolli

Une séance était consacrée à un hommage à Jean-Louis Comolli, grand critique, écrivain, théoricien et réalisateur disparu le 19 mai 2022, qui avait largement participé aux Etats Généraux. Animée par la philosophe Marie-José Mondzain, cette séance présentait Face aux fantômes, un film coréalisé en 2009 par Jean-Louis Comolli et Sylvie Lindeperg qui a beaucoup travaillé sur la représentation de la Shoah, également présente. Comme dans son livre Nuit et Brouillard : un film dans l’histoire (Ed. Odile Jacob, 2007), elle y pose la question des images d’archives, leur légitimité, ce qu’elles permettent de voir.

Sylvie Lindeperg dans Face aux fantômes, coréalisé par Jean-Louis Comolli et Sylvie Lindeperg (2009)

Faire voir peut-il faire entendre ? On fait voir pour faire croire, rappela Marie-José Mondzain. Dès lors, voir et comprendre vont-ils de paire ? Que peut-on montrer sans manipuler ? Et comment montrer l’irreprésentable ? Réifier le corps des déportés les exclut de l’humanité. Il s’agit de déplacer le regard, pour répondre à ce que disait Raymond Aron : « On me l’a dit et je ne l’ai pas cru, donc je ne l’ai pas su ». Construire un savoir n’est pas seulement œuvre d’historien ou de savant. Il faut construire le regard, un travail sans fin : un chef d’œuvre n’est-il pas celui qu’on ne finit pas de voir pour la première fois, qu’on redécouvre à chaque vision ?

Pour le documentariste Jean-Louis Comolli, filmer la réalité est une construction qui met en œuvre la création, l’imaginaire, la fiction. Pour devenir visible, la réalité a besoin de cinéma. Il ne s’agit pas de chercher la preuve dans les images : elles ne constituent pas une vérité, laquelle relève de la parole (témoignages) et non de l’image. Et quand il s’agit de filmer l’ennemi (son travail sur le Front national), il faut le faire comme un adversaire qui mérite le combat qu’on lui livre, donc dans sa dignité d’être humain.

Pour Michel Foucault, l’archive ne peut être vue qu’ « à partir de la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite ».[1] Dès lors, le travail de l’historien ne peut se résoudre à la valeur documentaire d’une image mais suppose d’entrer dans l’univers mental des personnes filmées. Une image n’est pas un instantané mais un feuilletage de temporalités. Elle représente aussi bien ce qui a eu lieu que ce qui va avoir lieu, comme cette photo d’une jeune femme qui regarde à partir du wagon qui va l’emmener au camp de la mort. C’est ce qui fait de l’image un geste d’art : la profusion des temporalités. C’est dès lors dans une espérance de l’immortalité (non au sens théologique mais au niveau sensible de ce qui se joue dans l’Histoire) qu’elle trouve son universalité.

Séminaire du politique au poétique

Constatant l’usure des formes militantes, Fédérico Rossin a proposé un séminaire sur celles qui, délaissant le naturalisme et le cinéma direct (le point de vue du « c’est comme ça »), font tout penser en partant du corps, siège de l’émotion. Il a invité l’écrivaine Leslie Kaplan et proposé de partir de son livre L’Excès-l’usine. Ecrit à partir de son expérience d’ouvrière à la fin des années 60, il joue sur la remémoration et la mise à distance. Il s’agissait pour elle de transmettre le réel, pas la réalité, c’est-à-dire de se détacher du discours explicatif, syndical, politique ou même littéraire pour essayer de « transmettre de l’intérieur le monde véritablement fou de l’usine, socle de la civilisation industrielle de masse ».

« La réalité va dans le sens du connu, de la norme du moment, alors que le réel cherche la rencontre, la surprise, l’événement, l’émergence », écrit Leslie Kaplan dans le catalogue, ce qui n’est pas sans faire écho au séminaire « L’effraction du réel » de 2019, où Alain Bergala indiquait que la caméra enregistre sans cesse la réalité mais ne capte pas automatiquement du réel, lequel échappe, résiste à tout « vouloir dire » et à toute intention. Il est un éclat, un surgissement imprévisible, un trou dans la réalité, une effraction. Le documentaire présupposant la croyance dans une homogénéité et une continuité du monde, cette prééminence de la réalité laisse peu de chance au réel…

Le réel exige le respect de la singularité inaliénable de toute chose. Il s’agit pour Leslie Kaplan « d’inclure le sujet, sa position, de l’intérieur de la chose ». Pour elle, « le réel vise à faire émerger le terrible ». Son livre reprend les neuf cercles de L’Enfer de Dante. Un voile est déchiré, qui permet de voir de l’autre côté. C’est alors que la fiction s’introduit, que le « on » désubjectivé devient un « je », que le temps peut exister et qu’apparaissent des personnages et des narrations.

C’est alors que le poète, « l’homme sans paupières » (Rilke), celui qui voit tout, intervient : le poème, c’est l’ouvert. Et Leslie Kaplan de faire référence à Cézanne qui « voulait peindre par tous les côtés en même temps ». Comment rendre au cinéma cette sensation, cet « infini en morceaux et sans métaphore » ? Le montage ne permet-il pas de « faire surgir, par discontinuité, des fragments du monde » (Bergala), comme chez Artavazd Pelechian ou Jonas Mekas ?

Au séminaire, face au public, de gauche à droite Nicolas Hatzfeld, Fédérico Rossin, Leslie Kaplan, Robert Chenavier et Christophe Postic

« Le réel inclut le possible », dit Leslie Kaplan. Le « pas de côté » d’une femme dans Europe 51 de Roberto Rossellini, sa façon de participer au monde sans protection en choisissant d’être du côté des pauvres et des exclus, n’inclut aucun sentimentalisme. Son geste révolutionnaire qui déplace les discours ambiants lui permet de « tout voir ».

La déconstruction doit être permanente, ce qu’illustraient les films cubains des années 60, également rassemblés par Federico Rossin dans un passionnant « Histoire de Doc : révolution à Cuba ». Ces films sont produits par l’ICAIC (Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos) dont le nom allie art et industrie : Fidel Castro voulait des films artistiques et d’auteurs et non de la pure propagande d’Etat. Leur imperfection, alliant par la magie du montage et sur l’entraînante musique des Caraïbes pop art et avant-garde soviétique, y est la revendication d’une nouvelle esthétique consciente de son propre artifice, notamment pour les quelque 1400 actualités télévisées encadrées ou réalisées par Santiago Alvarez – « un cinéma du réel qui assume sur le plan formel la nécessité d’expliciter son propre point de vue sur la réalité » (Rossin), au-delà des formes « objectives » du cinéma. Issue de l’intelligentsia noire de Cuba, Sara Gómez, a défié le machisme en vigueur à l’ICAIC pour livrer des portraits où elle apparaît aux côtés de ses interlocuteurs, revendiquant « sa vision subjective et son corps, sa mémoire et sa pensée, incarnant ainsi un urgent besoin de décolonisation à la fois politique, idéologique et identitaire ».

Le séminaire donnait à voir des films qui « transposent le vécu dans le territoire de la poésie et de la pensée, de la phénoménologie et de la perception » (Rossin). Cela passe par une certaine épure. « Ecrire, c’est enlever », dit Leslie Kaplan en dialogue avec Marguerite Duras, pour atteindre la sensation. Les blancs de la mise en page du livre répondent au vide dans la tête mais agissent aussi comme question à « l’ami lecteur » : « qu’en penses-tu ? ».

En 1975, un collectif anglais filme des femmes qui nettoient les bureaux la nuit : une commande syndicale finalement détournée. Night cleaners figure l’aliénation à travers les gestes et les visages de ces femmes. Comme le disait Siegfried Kracauer, « une photo de l’usine AEG ne dit rien de la réalité de l’intérieur ». C’est en déroulant les vies fantômes de ces femmes qui ne dorment que deux ou trois heures par jour entre boulot et enfants, dans la mosaïque de leurs gestes et situations, mais aussi de leurs paroles, que le Berkwick Street Film Collective permet une lecture de l’intérieur bien éloignée d’une lecture sociale romanesque à la Germinal de Zola. Les gros plans les mettent en dignité, dévoilant leur beauté, et leurs regards caméras sont des injonctions à comprendre que les valeurs managériales du patron paternaliste ne sont qu’écran de fumée sur les conditions de travail esclavagisantes qu’il impose.

A travers d’autres films – Humain, trop humain (Louis Malle, 1974, 75′), présenté par Nicolas Hatzfeld, Je suis Simone (Condition ouvrière) (Fabrizio Ferraro, 2009, 82′), présenté par Robert Chenavier, Pour mémoire (la forge) (Jean-Daniel Pollet, Maurice Born, 1978, 61′) et Lunch Break (Sharon Lockhart, 2008, 83′) – le séminaire a poursuivi son questionnement des représentations de l’expérience du travail ouvrier. Où trouver les territoires relatifs de réalisation de soi, d’autonomie ? Sont évoqués la ruse chère à Michel de Certeau, la référence au métier et au savoir-faire qu’il s’agira de transmettre à l’apprenti, le plaisir qui peut être trouvé dans l’exercice d’un métier… Rien n’est simple lorsque la cadence domine sur le rythme.

En 1933, la philosophe Simone Weil (1909-1943), qui s’est également proprement immergée dans l’usine, disait à propos de l’URSS : « les patrons sont partis mais l’usine est restée ». Sans changer les conditions de travail, pas d’évolution. Son biographe, Robert Chenavier, a repris son leitmotiv : les compensations financières ne sont pas tout, ce qui importe est la dignité. On ne peut passer au socialisme sans changer les conditions de travail. Leslie Kaplan a cependant précisé qu’une revendication financière est aussi une revendication de dignité et Nicolas Hatzfeld a insisté sur le fait que la bassesse des rémunérations conditionne toutes les revendications : elle concentre l’essentiel d’un possible autre. Comme le disait Freud : « A quoi pense le meilleur poète du monde quand il a mal aux dents ? Il pense qu’il a mal aux dents. »

L’enjeu reste dès lors au cinéma de dépasser le simple témoignage pour articuler une pensée et incarner une critique politique. Cela passe par une poétique. Une grille pour appréhender les films où l’Afrique est présente (mais pas seulement) dans cette édition des Etats Généraux du documentaire ?

Corps en mouvement

Autrement, de Michel Toesca

Retenons de ce séminaire que ce qui est politique, c’est le corps : le témoignage peut être parlé, certes, mais les corps parlent aussi en gestes et en regards. Ils parlent parce qu’ils agissent : tout combat politique est incarné par des corps en mouvement. Sur celui de Cédric Herou qui se bat pour accueillir les migrants dans la vallée de la Roya, à la frontière française avec l’Italie, Michel Toesca avait déjà tourné Libre (2018). Il poursuit la démarche avec Autrement, film en deux épisodes dont le premier seulement fut présenté à Lussas. Ici aussi, Hérou est sans cesse en action : bloqué par le tribunal qui a donné raison à un voisin qui refusait la servitude de passage pour son exploitation agricole, il n’a plus d’accès à sa terre que par un sentier et doit, avec sa compagne Marion et les migrants qu’il accueille sur sa ferme, utiliser un monte-charge bricolé avec un câble et une corde pour monter les matériaux ! (il gagnera finalement son procès et le passage a été restauré) Confrontés à l’adversité et forcés de faire autrement, ils cherchent à acheter à l’aide de mécènes un bar-hôtel en vente pour y loger les migrantes et migrants rassemblés en communauté d’Emmaüs. Mais là aussi, des bâtons dans les roues, de la municipalité cette fois, aux ordres de la Communauté de communes. La caméra de Toesca les accompagne dans leurs démarches, partage leur quotidien. Sans être particulièrement énoncés, les enjeux politiques sont évidents, si bien que le temps du film explose au profit d’un large topos.

Pour évoquer la douloureuse histoire des migrants italiens en France, Alain Ughetto choisit l’animation. Interdit aux chiens et aux italiens est une merveille d’originalité, de créativité, d’humour et d’émotion. Ughetto reprend sa légende familiale en suivant les pas de son grand-père Luigi qui décide de franchir les Alpes, comme le font aujourd’hui nombre de migrants clandestins. La poésie est permanente dans ces improbables reconstitutions : souvenirs d’enfant des récits familiaux, tout y est déjanté et hyperbolique. Ce sont des traces émotionnelles qui sous les évocations de détails invraisemblables font mieux sentir la réalité du drame que ne l’aurait fait la classique représentation. Voix-off, humour et mise en lumière du dispositif d’animation maintiennent la distance nécessaire pour que ne soit pas gommée l’actualité des questions politiques posées par ce journal de migration.


Les deux films résonnent ainsi pleinement malgré leurs différences de temporalité et de choix artistique. Dans les deux cas, même figurés, ce sont des corps en mouvement qui se battent pour acquérir un espace de vie en dignité.

Un court métrage de 10 minutes, Oussama d’Ina Seghezzi, ne figure aucunement le travail ni le travailleur mais allie les détails donnés en voix off par Souleymane, un immigré sans papiers de 32 ans, à des travelings sur les serres du Sud espagnol, abordées par un long zoom en début de film, qui en situe l’énormité dans le paysage tout en nous préparant à l’écoute. Pesticides, chaleur, mal de tête, revenu misérable… L’absence de Souleymane à l’écran appelle l’attention du spectateur dans l’écart de la non-figuration qui n’est aucunement une absence de représentation. Nous savons son nom, nous l’écoutons : il n’est plus anonyme, il est un témoin de notre temps.

Au-delà du témoignage

Il fallait le savoir-faire documentaire de Denis Gheerbrant (Après, un voyage dans le Rwanda, 2004 – On a grèvé, 2014 – Mallé en son exil, 2019) pour que les êtres qu’il filme en compagnie de la Caucasienne Lina Tsrimova dans une décharge géante proche de Bichkek, capitale du Kirghizistan, apparaissent, malgré la rudesse de leur travail et ce Léviathan environnemental, dans tout leur éclat. La Colline (sélection ACID 2022) est une immersion chargée de respect pour les personnes et les lieux. Acceptés car il faisait un documentaire et non un reportage, les mafieux qui la gèrent les ont autorisé à filmer la décharge. Des hommes et femmes qui y travaillent, tous exilés ou dépossédés, se sont ouverts à eux. Comme les chiens errants qui la parcourent, ils sont cassés par la vie, broyés comme les ordures, marginalisés comme les déchets. Mais d’une telle beauté ! Aliocha a de l’humour et toutes les attentions envers son mari Alexandre, ancien combattant russe durant les guerres en Tchétchénie, hanté par le massacre de Grozny. Tadjikhan, au destin tragique, porte en elle sans la laisser paraître toute la douleur du monde. Keyrat, son fils, tente d’élaborer un avenir. Quant à l’adolescente Djazira, elle est lumineuse malgré l’impasse de sa vie.

Les feux qui illuminent la nuit et les tas d’immondices peuvent donner de belles images, mais elles ne sont signifiantes que dans la puissance d’un montage et d’un cadrage simples et généreux. La relation a permis de ne tourner que quinze heures sur un mois : une fois la confiance établie, chacun allait à l’essentiel. C’est l’humanité des invisibles qui est là, que l’image manifeste en écho à leur parole. Si bien qu’au-delà du témoignage, cette alchimie du partage nous touche en plein, celle de l’exigence de dignité.


Le témoignage, Mahamadou, Diané et Farid le clament dans les manifestations, eux qui ont perdu un frère suite à des violences policières. Avec Frères, Ugo Simon va à leur rencontre dans l’espace privé, là où la parole se libère. Il sera question d’enquêtes bâclées, d’experts escrocs et du mépris des responsables, mais l’important est surtout le chemin accompli pour dire « non », assumer le refus d’un système qui se protège tout en continuant de générer de la violence. Frères n’est donc pas le ciné-tract qu’il paraît être au départ avec les images issues des réseaux sociaux, mais des itinéraires personnels face au scandale de l’injustice et à la prégnance des images de violence. Le retour sur les lieux des faits, qu’ils n’ont connu que par déduction, permet de mesurer combien le traumatisme est une traduction. Frères ne cherche pas seulement à nous instruire mais laisse la parole se dérouler dans ses interrogations et ses contradictions, espace à partager qui augure d’une place nouvelle dans la société puisque chacun poursuit la lutte pour que la vérité soit faite et la justice soit rendue. C’est en effet une poétique qui se dégage de cette intimité que permet le cinéma, tant la perception d’une expérience fera mieux bouger que les discours militants des meetings. Le rapatriement du corps de Gaye Camara au Mali inscrit en outre le film dans une continuité historique, ces morts étant dans la droite file des milliers de contrôle au faciès et autres discriminations liées aux stéréotypes issus de la colonisation qui fondent le racisme, le liant qui groupe ces trois drames.

Il y a là un apprentissage : faire du témoignage non une démonstration mais le partage sans pathos d’un ressenti. C’est ce que réussit remarquablement Chaylla de Clara Teper et Paul Pirritano, sans doute grâce à la cohérence entre l’approche des cinéastes et leur sujet : ils sont sur la même longueur d’onde, alliant précision et empathie, épousant sur quatre ans le tempo de Chaylla, 23 ans, avec son enfant Melvin, entre combat juridique et lutte intime pour se défaire de l’emprise de William, son mari alcoolique qui la violente et la harcèle quand elle finit par se réfugier dans un centre d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales. Elle y connaîtra Pauline, elle aussi blessée depuis l’enfance, et les deux amies se soutiennent pour trouver l’énergie de s’en sortir. Privilégiant des gros plans tout en sobriété sans jamais lâcher cette proximité, le film suit son parcours en dents de scie, vers une autonomie qui lui demande de dépasser le remord de reproduire pour son enfant ce qu’elle a vécu. « Vous allez jouer une pièce de théâtre toute votre vie ? », lui demande la psychologue, tandis que l’avocat bienveillant l’aide à conserver contre vents et marées la garde de l’enfant. Comme Europe 51, Chaylla est une exemplaire odyssée pour sortir du cercle vicieux et du destin tracé, résolument tournée vers l’avenir.


Tous ces films sont basés sur la parole, celle des exclus ou celle des personnes agissantes, celle de ceux qui ne l’ont souvent pas dans l’espace public et que l’on n’entend pas, mais pas seulement. Ils n’ont pas de commentaires mais sont à l’opposé du « no comment », ces films sans paroles d’Euronews ou d’ailleurs qui confondent information et spectacle. Pasolini, qui condamnait les « corps sans parole » car envahis par les images et les sons du spectacle « néofasciste », faisait un cinéma éminemment physique où les corps parlaient souvent par eux-mêmes. La question critique ne porte donc pas sur le silence mais sur ce que les corps expriment, par la parole ou par le regard et le geste.

Sur qui centrer le film ?

Bienveillance des avocats… C’est cette fois de leur point de vue que se situe Maîtres de Swen de Pauw, qui suit Christine Mengus et Nohra Boukara, dans leur cabinet spécialisé en droit des étrangers. Cela ne veut pas dire les materner ! Conscientes des arcanes du droit, elles savent que la vie de leurs clients dépend des décisions judiciaires mais ne leur promettent ni monts ni merveilles. Elles ont en face une administration parfois revêche et des juges pas toujours coopératifs. Le titre anglais est d’ailleurs A Sense of Justice. Comparable à La Permanence d’Alice Diop et tout aussi accessible malgré la complexité du droit, le dispositif est simple : dans le huis-clos étroit de leurs bureaux, les avocates tentent d’expliquer l’extrême complexité administrative à leurs clients, ces citoyens de seconde zone qui leur font part de la précarité de leurs situations. Un an de tournage, 90 jours de montage : la richesse de ces échanges est impressionnante. Ils dévoilent les absurdités, les contraintes multiples, les stratégies, les contradictions, les préjugés… Centrer le film sur les avocates au travail ne va cependant pas sans contraintes : abordant un bon nombre de cas, il ne permet de saisir que par bribes la parole des migrants. Avec quelques plans sur le personnel et son quotidien difficile, il n’aborde aussi que peu la dimension collective du cabinet, voire les moments de réflexion ou de détente. Les deux femmes font preuve d’une impressionnante détermination. Elles ont de l’expérience et du métier. Contrairement à Chaylla, l’empathie se fait discrète : la caméra conserve sans cesse une distance que l’on peut considérer comme juste car elle nous implique sans nous lier, préservant la possibilité du doute comme ferment de liberté.

Cette dynamique critique est également à l’œuvre dans Eclaireuses de Lydie Wisshaupt-Claudel où Marie et Juliette ont quitté l’enseignement classique pour ouvrir au cœur de Bruxelles une « petite école » où elles accueillent des enfants de 6 à 15 ans sans passé scolaire, souvent issus de l’exil voire de la guerre (de nombreux Syriens). Dans un local assez exigu, elles les préparent avec des méthodes très ouvertes à pouvoir affronter la rigidité de l’institution scolaire où ils devront être des « élèves ». Apprendre le français n’est pas la priorité. L’urgence est pour ces enfants déracinés qui « ne vivent que dans le passé » de trouver leurs marques et une stabilité après les épreuves rencontrées, d’acquérir les rituels et les règles qui structurent le quotidien. Ils s’ouvrent et interagissent. Dès lors, entre apprentissage ludique de la langue et immersion dans les activités, ils progressent à leur rythme. L’école est un laboratoire de recherche en perpétuel questionnement, tentant de se concentrer sur les besoins des enfants. Lumineux, le film alterne heureusement expériences vécues et réflexions pédagogiques. Il est construit sur une grande attention pour le terrain : la réalisatrice a passé trois mois à observer et s’intégrer, à sentir comment aborder les choses avant de sortir la caméra. Soucieuse bien sûr de rendre compte des méthodes et des interrogations en filmant les enfants, elle laisse une grande place à ces éclaireuses qui nous offrent des pistes pour un autre monde fondé sur le respect et l’écoute.

 

L’Histoire au présent

Pour retracer la conquête de l’Algérie par la France (1830-1848), un période trop peu connue comme elle le constatait même des Algériens eux-mêmes, Franssou Prenant aurait pu classiquement rassembler des documents historiques et y ajouter un commentaire. Elle préfère avec De la conquête apposer sur des prises de vues actuelles (l’arrivée du ferry à Alger, un marché, etc. ainsi que des images de Paris) un montage de citations de ceux qui ont fait cette conquête, issu d’une recherche documentaire approfondie. Le résultat est percutant : ces paroles sont horrifiantes tandis que les Algériens des images actuelles sont aussi vivants qu’ils pouvaient l’être il y a près de deux siècles. Seul Abd el-Kader a un comédien attitré, les autres textes sont dits par d’autres sans que l’on puisse les différencier. Il n’est d’ailleurs que peu présent : la grande majorité de ces textes sont français. Ils décrivent les vexations, les dénis de justice, les pillages, le mépris, les violences racistes, l’appropriation des biens et des terres, l’empêchement de cultiver ou pâturer, les massacres, la déstructuration de la société, la destruction des maisons d’Alger pour construire une ville européenne avec des noms de rues français, etc. « Nous leur apportons les lumières mais nous leur faisons payer la chandelle un peu chère », dit l’un d’eux. Cette autocritique est cependant rare et inactive : c’est un système de domination violente qui se met en place, pour mieux pouvoir coloniser. On comprend mieux dès lors les antécédents historiques de la guerre de libération. Ce qui appelle un manque dans ce film : la résistance des Algériens. Les quelques phrases d’Abd el-Kader ou la mention des combats ne suffisent pas à la représenter. Ce serait un autre projet ? Elle est sous-jacente ? Peut-être, mais pourquoi diable la mettre de côté ? De la conquête reste dès lors à mes yeux une vision tronquée de l’Histoire.

Ce n’est pas le cas de Que Dieu te protège de Cléo Cohen. Au contraire, il s’agit d’une complexité sans limites, d’une quête personnelle autant qu’historique, qui se traduit par le passage d’un manque de transmission vers ce titre apaisant et prometteur. Le film débute en effet sur une citation d’Albert Memmi (portrait du colonisé / portrait du colonisateur) qui indique que le colonisé, « au nom de ce qu’il souhaite devenir, s’acharne à s’appauvrir, à s’arracher à lui-même ». C’est un peu plombant, si bien que Cléo Cohen ajoute un autre insert : « C’est un Juif qui rencontre un autre Arabe (blague la plus courte du monde) ». La démarche du film est posée : tenter de dépasser son propre trouble identitaire et le faire avec humour. La réalisatrice s’adresse à ses quatre grands-parents qui ne lui ont pas transmis leur histoire, la double-identité juive et arabe qui était la leur avant leur exil d’Algérie et de Tunisie dans les années 60. Leurs réponses sont diverses. Denise lui apprend joyeusement l’arabe tunisien. Daniel s’avère être un complice défendant la coexistence des deux communautés. Flavie ne comprend pas les questions que pose Cléo. Quant à Richard, très diminué, elle lui écrit des lettres pour préciser ses demandes, elle qui ne sait même pas bien pourquoi ils sont partis.

Il lui faut batailler pour obtenir ces réponses, mais elle n’est jamais surplombante. Au contraire, elle se situe à leur niveau en engageant son corps : elle porte une djellaba ou se laisse déboucler les cheveux. Dans de pétillantes scènes musicalisées, elle se dévoile à l’écran, en petite tenue ou prenant un bain. Pour obtenir cette histoire familiale qui la travaille, il lui fallait ainsi être dans le film et le tourner dans leurs intérieurs très marqués. Elle fera même à Tunis un mélancolique retour à l’origine. Si bien que toute cette exposition poétique est politique : elle explore « les contradictions des Juifs d’Afrique du Nord qui se pensaient Européens ». Ce rapprochement filmé mais bien réel avec ses grands-parents ouvre à une tendresse, permanente et très émouvante en fin de film.

Le mode autobiographique est nouveau dans le documentaire : orienté traditionnellement vers le monde, l’espace et l’Histoire, ne s’agissait-il pas avant tout de s’intéresser à l’extérieur de soi, à « d’autres vies que la mienne », pour reprendre le titre d’un livre d’Emmanuel Carrère (P.O.L, 2009) ? Ses scènes intimes ne font pas du film de Cléo Cohen un miroir narcissique mais un jeu de miroirs avec sa famille, dont elle tente d’obtenir une parole plus claire. Son corps traversé par la diversité des cultures et de l’Histoire familiale est un reflet qui questionne cette diversité, tout comme les objets ayant valeur de documents, à commencer par les photographies familiales qu’elle redispose pour les insérer dans le cadre. Ses mises en scène d’elle-même, où elle est à la fois interprète et auteure, sont des tentatives de subjectivation, aussi réparatrices que créatrices, clins d’oeil ouverts à tout spectateur lui-même partagé entre des cultures. Mais elles comportent aussi la puissance de sa relation contradictoire avec ses grands-parents, puisqu’elles préparent les entrevues en même temps qu’elles livrent ses interrogations : elles sont des espaces inhabituels, novateurs, expérimentaux qui instaurent un écart critique où peut se loger l’identification.

 

De l’Histoire, on retient surtout les drames. En Arménie, on n’a pas le choix. Pour tourner Tonratun, l’histoire de l’Arménie racontée par les femmes, Inna Mkhitaryan va voir sa mère, sa grand-mère et d’autres femmes dans son village natal, au centre de l’Arménie. Elles préparent ensemble le lavash, le pain traditionnel en galette, et le cuisent sur les parois du tandoor, le four rond du tonratoun, le fournil. C’est l’endroit où elles causent librement. Elles réagissent aux questions indiscrètes d’Inna qui fouine dans les contradictions de la tradition patriarcale : les avortements jusqu’à avoir un garçon mais aussi le besoin de garçons pour l’armée de « cette nation toujours en guerre ». L’homme doit « défendre la famille et la patrie », mais aujourd’hui, il doit aller travailler en Russie car maintenant qu’avec la fin de l’URSS, « tout est devenu privé », il n’y a pas de travail. Les illusions sont vivaces : « Tant que nous n’aurons pas récupéré l’Artsakh (Haut-Karabagh), nous n’aurons pas de paix », dit une femme. Le séisme du 7 décembre 1988 reste lui aussi dans les mémoires. Sur les visages et dans les larmes qui s’immiscent, une vie de douleurs. La parole est difficile mais la lumière et les cadres magnifient ces femmes que l’on n’est pas prêts d’oublier.

C’est aussi cette Histoire dramatique que capte Pierre-Yves Vandeweerd dans Inner Lines (Les Lignes intérieures) en évoluant autour du Mont Ararat où des messagers et leurs pigeons voyageurs arpentent les lieux détruits par les guerres. Des femmes yézidis et arméniennes témoignent en plans fixes et silencieux de leurs existences brisées, le cycle infernal de la violence qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Vandeweerd tente comme toujours de méditer en poussant la forme : jeux de lumières sur des inscriptions sur les murs, murmures, recherche de la voie des loups, ces lignes intérieures qui permettent d’échapper à l’ennemi mais où résident aussi les peines. Il faut écouter les messagers, qui errent comme des pénitents dans la montagne, mais aussi les discours et chansons patriotiques, tandis que les femmes murmurent les noms des hommes tombés au combat. Il y a chez Vandeweerd une grâce particulière pour signifier l’inmontrable, l’invisible, l’impalpable : elle est faite d’espace et de temps tout en se concentrant sur les passages, mouvements des êtres à travers leurs histoires qui font l’Histoire au présent.

 

Signalons dans cette thématique un film Docmonde que n’ont pas montré les EGD cette année : Les Scarifiés de Wabinlé Nabié (Burkina Faso, 2020, 65′) – une démarche très personnelle puisque le réalisateur est lui-même fortement marqué et se prend pour sujet : ses profondes scarifications dénotent son appartenance au peuple Bwaba. Elles ont une justification identitaire : une façon de marquer en permanence son origine et sa culture. Mais historiquement, elles protégeaient aussi de l’esclavage. Quant aux filles, on profitait du cérémoniel pour les exciser sans leur demander. Wabinlé Nabié se souvient en voix-off de la douleur, des inflammations de la peau qui gonfle, des moqueries des enfants d’autres origines à l’école. Il filme le corps de sa mère, « la selle de cheval » sur son dos (entièrement scarifié)… En dépit des quelques chromos, la beauté plastique du film est remarquable. Les images de la peau sont lumineuses, le montage et les changements de plans enrichissent la vision et l’on ne peut s’empêcher de comparer les scarifications aux tatouages à la mode aujourd’hui dans les sociétés occidentales. Et si les masques pouvaient remplacer les scarifications dans leur fonction de transmission culturelle, demande Wabinlé Nabié, identité gravée pour les générations futures ?

[A voir sur TV5 Monde]

Voici donc encore un documentaire où le documentariste coïncide avec son sujet, à la limite de l’autoportrait. Et ce sujet est la mémoire, absente des tatouages décoratifs, mais ô combien présente dans ces incisions culturelles signifiantes. Si le réalisateur se prend pour sujet, c’est que ses scarifications, et celles des autres personnes évoquées, incarnent une appartenance. Ce cruel marquage est devenu problématique, et le réalisateur cherche une solution pour le remplacer, mais il est une oeuvre d’art, familière pour ceux qui en partagent les dessins, étrangère pour les autres. Dans cette dualité se jouent l’expérience et la conscience d’un peuple.

Appel aux morts

Une scarification est aussi pratiquée pour protéger du mauvais sort. « Mais de quoi devais-je me protéger ? » demande Natyvel Pontalier dont la voix-off est très présente dans Sur le fil du zénith. A Ebolo, son village d’origine, elle se met à l’écoute de sa famille : on n’y pratique plus les rites traditionnels (diabolisés par les missionnaires) mais on croit quand même à la malédiction liée au fait que le byeri, un reliquaire-ossuaire qui permet de communiquer avec les morts, a été brûlé par un oncle. Chez les Fang du Gabon, les morts accompagnent les vivants mais la communication est devenue difficile depuis que les vivants sont devenus chrétiens… « Qui étions-nous avant qu’on nous découvre ? » demande la réalisatrice qui cherche la réponse à sa quête initiatique dans les rêves, moyens qu’avaient les ancêtres de transmettre leur savoir, mais aussi auprès des guérisseuses. Ambiances mystérieuses, ralentis, perte de contrôle, transe et possession… La déréalisation vise à ouvrir une compréhension au-delà des normes, à trouver une énergie nouvelle, à prendre conscience qu’un équilibre est à trouver entre deux mondes, entre son génie et sa réalité. Projet de ce film, tout est affaire d’écoute des signes des ancêtres, pour résister simplement à la perte de sa langue, de son socle culturel, de sa sensibilité, non pas seulement dans l’Histoire coloniale mais dans l’ici et maintenant.

Le documentaire ne propose jamais de connaître ou de comprendre sans indiquer les limites de sa propre connaissance ou compréhension. En apparaissant à l’écran, en se soumettant aux rites, en s’interrogeant sans cesse et en écoutant les autres, Natyvel Pontalier cherche à la fois à instaurer et démonter la distance qu’impose le cinéma quand il a pour projet de laisser au spectateur la faculté de s’y reconnaître et de s’approprier les sensations et la formulation des questions. Son film est un essai, personnel, autobiographique, touffu et sans réponse. Mais touffu n’est pas confus : il est un appel à partager son souci et son questionnement face à l’irrationnel de sa culture, à en rechercher la pertinence pour le temps présent. Il est aussi l’affirmation qu’il ne s’agit pas, comme l’ont fait les missionnaires, de tout jeter à la poubelle pour épouser une modernité qui hiérarchise le monde et ses ancrages.

 

Hassan dans Gardien des mondes, de Leïla Chaïbi

En 2004, la Tunisienne Nadia Touijer réalisait un documentaire marquant de 24 minutes : Le Refuge (Al Maljaa) (cf. critique n°3479), sur un jeune qui avait trouvé dans un cimetière un espace de survie, mendiant quelques pièces en aidant les familles à l’entretien des tombes : « Les morts me font vivre, ce sont les vivants qui me font peur », disait-il. Cela devenait pour lui une expérience spirituelle. C’est dans le même cimetière du Djellaz que Leïla Chaïbi réalise Gardien des mondes et s’attache au personnage de Hassan, qui s’est un jour endormi au pied d’un tombeau et y a élu domicile depuis 40 ans, devenu gardien du cimetière. Lui aussi entretient les tombes, nettoie, appelle au respect des morts. Il se confie volontiers à celle qui « fait un film sur sa vie » et se laisse filmer lors de la visite de son fils, de ses confidences sur la tombe de sa mère ou de ses tentatives de séduction de son amie Sabrine. Il s’adresse aux djinns dans la nuit : « Contrairement aux humains, vous ne trahissez pas ». Suivant cette piste, Leïla Chaïbi va même jusqu’à illustrer son propos en faisant entendre ceux qui l’appellent dans la nuit, étonnante mise en scène avec une bande-son en bourdon, se prolongeant par son apparition en surimpression après un passage où il calme une femme qui semble possédée. Que suggère dès lors Leïla Chaïbi en épousant ainsi les croyances qu’elle documente tout en insistant sur la trivialité d’une vie faite de menus services autour des morts ? Hassan n’est-il pas l’homme de l’entre-deux, lui qui a quitté son insertion dans le monde pour accompagner les morts ? Mais qui aspire aussi à l’amour et défend mordicus sa liberté ? C’est dans cette tension que Gardien des mondes étonne et fascine.

De la Guyane française nous arrivent des films profondément écartelés dans leur recherche identitaire. Comment concilier ancrage dans sa culture et inscription dans le monde ? Unti, les origines de Yanuwana Christophe Pierre (52′, 2018) avait tendance à tant les opposer qu’ils semblent incompatibles. Avec une voix chuchotée, méditative et poétique, sur des plans de grande beauté de la rivière et sa végétation, c’est à une essence que se référait le réalisateur, qu’il s’agirait de retrouver. Il défendait par exemple la pêche traditionnelle, interdite par les autorités françaises (dénoncées comme coloniales) en raison de la pollution de la rivière par les chercheurs d’or. On pêche quand même parce qu’on a toujours fait comme ça… Angoisse d’une culture qui se perd et incompréhension face aux anciens qui ne la défendent pas, Unti était le cri d’un jeune qui se cherche une identité dans un monde divers après la mort de son père, revenant à son origine pour trouver ses marques avant de repartir.

 

Wani de Kerth Agouinti et Nicolas Pradal s’attache à un jeune du Maroni, lui aussi déboussolé par la perte de son père. Le film agit comme une réparation symbolique de la mort par l’exposition des rituels. On y retrouve le cérémoniel funéraire du Puu Baaka et la demande répétée de protection des anciens du fleuve. Le rapport aux morts est donc ici aussi central, affirmé dans de multiples libations, jusqu’à la transe de retour de la chasse dans de viriles démonstrations… C’est là que le jeune constructeur de tambours cherche à se structurer. Cette approche personnelle n’est pas non plus sans ambiguïté tant le rapport à la tradition est là aussi traité sans remise en cause, sous l’angle de la nostalgie et de la culpabilité de ne pas la respecter davantage.

Ces films témoignent de la tendance ethnographique qui imprègne le documentaire depuis une vingtaine d’années, tandis que toutes les formes artistiques ont amorcé un « tournant documentaire », expression de d’Okwui Enwezor lorsqu’il fut curateur de la Documenta de Kassel en 2002. C’est la reconnaissance de l’Autre et donc un « retour en humanité » qui est en jeu, à travers un certain réalisme social, sachant que le moteur de légitimité en est souvent le « je » et sa propre subjectivité comme facteur de véridicité. Ce « je » est cependant, on le voit dans ces deux films, issu du trouble engendré par la perte identitaire. Ils sont donc un retour aux sources, un partage d’expérience, un parcours initiatique cherchant à renouer avec un ancrage tout en tentant d’assumer sa singularité. Si ce passage par l’origine reste ambigu, c’est que son approche décoloniale n’intègre pas le nécessaire questionnement sur les dimensions sociales, politiques et environnementales de pratiques traditionnelles fortement genrées.

Accents mythiques

C’est encore dans les territoires français d’outre-mer que se problématise les traces de la relation coloniale dans la question identitaire. A Mayotte, devenue département français malgré son appartenance à l’archipel des Comores, de jeunes marginaux se réfugient dans la « malavoune » (forêt tropicale) et y élèvent des chiens. Ils en organisent les combats, une pratique là aussi interdite par « les Blancs ». Ces chiens, mal vus dans une société musulmane où ils sont considérés comme impurs, s’avèrent être leur principale résistance, en dehors des vols de poules et de bananes. Ils sont pourchassés par la police, ayant de plus souvent émigré illégalement des Comores, parfois avec leurs parents qui ont ensuite été expulsés, les laissant là dans l’espoir de revenir un jour. Si eux-mêmes le sont, ils reviennent en kwasa-kwasa, ces pirogues clandestines qui bravent les dangers et chavirent souvent. Les chiens sont bien sûr allégoriques d’une société socialement clivée, schizophrénique, traversée de violences et de relents colonialistes. C’est ce monde de l’ombre que saisit en proximité Jean-Marc Lacaze dans Malavoune Tango, dans un film où les plans de nuit en forêt renforcent les accents mythiques.

 

Le mythe, Sami le connaît bien. Dans Les Odyssées de Sami de Robin Dimet, familier de l’Ethiopie où il a tourné cinq films, il achève la traduction d’un recueil de la mythologie greco-romaine en amharique, le résultat de vingt ans de labeur. Nous sommes à Addis-Abeba, et il cherche un éditeur. L’homme se révèle peu à peu être lui aussi un marginal et d’équilibre fragile. Il galère, perd son pauvre logis, tente de survivre en s’appuyant sur quelques amis sensibles à son obsession d’érudit, car il ne pense qu’à publier son livre. Dédié « aux solitaires illuminés, aux fous qui se nourrissent de livres, aux inadaptés passionnés, aux écorchés vifs mordus de poésie, aux bras cassés à cœur ouvert et aux incompris exaltés », le film se prend d’affection pour cet étonnant « clochard céleste » sans que la relation, pourtant permanente, avec le réalisateur ne soit vraiment traitée.

 

Passons maintenant aux pierres célestes, avec un film qui, lui, s’éloigne considérablement du modèle historique du cinéma direct suivi par Jean-Marc Lacaze et Robin Dimet. Avec Fragments from Heaven d’Adnane Baraka, nous sommes au Maroc, en fait entre deux mondes, la terre et le ciel, mais aussi dans une problématique d’origine et de fin du monde. Un groupe d’hommes cherche des éclats de météorites en marchant dans le désert, guidés par un scientifique, Abderrahmane, et un nomade qui connaît bien les lieux, Mohamed. Souffle du vent, réponses énigmatiques du père à son fils, suspension entre ciel et terre, pétroglyphes, orage, roches en fusion, collusions de planètes, etc. Adnane Baraka charge son « Fragments de paradis » jusqu’à plus soif, y ajoutant une esthétique contemplative arty : voix désynchronisées, lenteur du montage et de la caméra, noir et blanc, bourdon de la bande-son… Aux images plongeantes répondent des affirmations creuses du style « Nous ne traversons pas la route, c’est elle qui nous traverse » ou bien « Nous ne vivons pas dans le désert, c’est le désert qui vit en nous », ainsi que des références à l’état du monde : « Que cherchons-nous dans ce voyage sans fin ? ».

Effectivement, tous cherchent au hasard, pour gagner leur vie. Un zeste de social : ne sont payées que les chondrites (éclats de météorite), si bien que beaucoup font choux blanc. Les hommes doutent, hésitent à poursuivre : « Qu’attendons-nous dans le silence du désert ? » Cette pseudo-philosophie sur la survie, le destin et la mort se terminant sur un final à la Melancholia (Lars von Trier, 2011), le tableau est complet, et Mohamed marche encore…

 

On pourrait se demander comment un tel film ampoulé atterrit à Lussas, de plus projeté aux 300 spectateurs du plein air. Sans doute parce qu’il est symptomatique d’une nouvelle recherche documentaire, sensible dans nombre des films du plein air présentés par Jean-Marie Barbe, qui convoque des thématiques ou esthétiques longtemps exclus du champ documentaire comme le deuil, la poésie, la spiritualité, l’essai, ainsi que l’animation (Interdit aux chiens et aux italiens) : des domaines supposément éloignés du réel. A quoi s’ajoute, comme nous l’avons vu, l’autobiographie. Dans ce grand mélange, on assiste à un métissage documentaire/fiction dans une grande recherche de formes, et donc des insertions fictionnelles qui ne se réduisent pas à l’appellation « docufiction ». Cette explosion des clivages ouvre à la créativité.

 

Visible et invisible

Dans son article sur Africultures « Les shegués de Kinshasa Kids, ou l’usure du poncif« , Ramcy Kabuya montre à quel point des cinéastes européens « préfèrent caricaturer plutôt que témoigner d’une réalité contradictoire, rude certes mais où les ombres sont aussi disputées par les lumières, que la vitalité enfantine ne suffit pas à cerner ». Marc-Henri Wajnberg s’est fait une spécialité de filmer les enfants des rues de l’impitoyable Kinshasa, ces shégués (mot dérivé soit de Che Guevara, soit de Schengen comme l’indique Ramcy), dont l’énergie est grandement photogénique : Kinshasa Kids en 2012, une fiction sur un groupe d’enfants qui fonde une formation musicale dénommée diable aza te (le diable n’existe pas) et prépare un concert avec des rappeurs, ainsi que Kinshasa now en 2019, tourné en réalité virtuelle. Dans la même lignée, I am Chance suit une bande de jeunes femmes et se concentre sur le personnage de leur chef, Chancelvie, un phénomène. Sans parents, enceinte, elle se débrouille dans la rue depuis qu’elle a 8 ans et sa vitalité n’a d’égale que sa verve. Malgré les rixes et les violences sexuelles, la bande trace sa route et s’en tire grâce à sa fragile solidarité. Elles se lient à des artistes qui travaillent à base de déchets et paradent dans la rue : leur communauté est un havre de paix. Tout cela existe, certes, mais le film honore-t-il cette réalité ? La musique est convoquée pour donner le rythme, le montage fait le reste, si bien que la vitalité de Chancelvie et de ses amies sert davantage le spectacle. Lorsque le réel se limite au visible, la critique est absente et le spectateur est conduit au voyeurisme.

 

Problème similaire avec Si tu es un homme que Simon Panay a tourné à la mine d’or de Perkoa, au Burkina Faso. Opio a 13 ans. Il travaille en surface et son salaire ne lui permet pas de payer les frais d’une formation de soudeur que son père veut qu’il fasse. Il lui faudrait pour cela travailler dans les galeries souterraines, mais elles sont dangereuses… Dans cette mine aussi, le paiement s’effectue par sacs de cailloux, qu’il faut ensuite concasser et broyer pour extraire l’or avec du mercure. Dans ce film aussi, l’esthétique est travaillée. Les focales permettent des jeux sur le flou et le net, le drone un point de vue plongeant, la descente de la caméra dans le trou de la mine une tension, et suivre Opio de derrière d’adopter son rythme. Il a fallu un casting dans des dizaines de mines pour trouver un personnage qui ait cette intensité de regard et ce comportement électrique. Bref, la bonne intention est là (une histoire singulière capable de représenter le problème) et l’Unicef se saisit du film pour mobiliser en faveur des 85 millions d’enfants qui doivent travailler dans le monde et appeler à la transformation des sites miniers où les risques sont énormes, sans compter les effets du mercure et de la poussière. Il tourne avec succès dans les festivals, a été projeté sur Canal+ Première le 22 mai (qui cofinance le film) et sort en salles le 1er mars 2023.

Jusque là tout va bien. C’est son premier long métrage mais ce n’est pas le premier film de Simon Panay en Afrique et il sait qu’il faut prendre le temps de faire accepter sa caméra, se tenir à l’écoute de tous, ne pas chercher à interférer, ne pas être misérabiliste sans pour autant édulcorer la réalité. Il fallut ainsi un an de tournage, dont huit mois sur la mine. Pourtant, en se basant sur la réalité, sa volonté d’exemplarité construit une fiction. Opio s’est pris au jeu et construit un personnage. Son père rejoue les scènes où la caméra était absente. Tout est mis en scène en fonction des exigences esthétiques et référentielles d’un film à diffusion télévisuelle grand public. Même sans commentaires ou interviews, le film répond à ce programme, dont les règles formelles et les logiques rendent rarement compte des singularités du réel.

Si bien qu’Opio nous raconte au fond une histoire mainte fois vue, celle d’un enfant confronté à la rudesse du monde ou de sa condition et dont la vitalité permet de l’affronter. Ce n’est même pas d’en sortir : ce n’est pas un conte de fées. C’est un héros touchant parce que le récit et l’esthétique nous rendent ses codes intelligibles. Où trouve-t-on cependant l’opacité dont parlait Glissant quand il s’agit de rendre à l’Autre sa parole ? Sert-on une analyse critique lorsqu’un film répond aux attentes du spectateur ?

 

Voir et comprendre vont-ils de paire ? demandait Marie-José Mondzain dans son hommage à Comolli. Là est toute la question, à laquelle les films des EGD 2022 répondent de fort diverses façons dans leur souci de donner à découvrir des sujets agissants et leur manière d’agir dans le monde. Le travail critique est dès lors de discerner les artifices autant que les non-dits, d’identifier la relation du cinéaste avec ses sujets, et de célébrer ces moments de grâce où ce qui n’est pas visible émerge du visible.

Barail de Denis Cointe en est un passionnant exemple : des femmes et des hommes lourdement handicapés écoutent parmi les fleurs, en différents points du jardin de la maison d’accueil spécialisée Le Barail, des hauts parleurs qui y ont été disposés. Ils y entendent des pièces sonores créées par des compositeurs contemporains (Alessandro Bossetti, Félix Blum…). Les plans sont fixes, longs, et ces corps fragiles nous intriguent et nous regardent. Nous guettons leurs réactions, nous nous interrogeons sur ce qu’ils perçoivent. Et ce faisant, en un geste que nous ne faisons jamais dans notre quotidien débordé, nous écoutons leurs visages et leurs corps qui parlent alors qu’eux ne peuvent parler. C’est magique : ces êtres que nous croyons limités ont accès devant nous à l’invisible.

Là est le cœur du documentaire : dépasser le simple témoignage pour articuler une pensée et incarner une critique politique (cf. le séminaire). Cela passe par une poétique. Car la réalité ne contient pas sa compréhension. C’est le cinéaste qui nous en propose des clefs, par son interaction avec cette réalité, par ses choix d’approche, d’esthétique et de montage. Et nous permet ainsi d’accéder à l’invisible.

[1] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard 1969, p. 179.

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