Hors-la-loi

De Rachid Bouchareb

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Hors-la-loi est une sorte d’Indigènes bis. La continuité entre les deux sagas est totale : même musique enveloppante soulevant l’émotion au moment choisi, même lyrisme épique pour couvrir une époque, même souci de documenter historiquement la relation franco-algérienne par une fiction efficace et grand public, même grosse machine pesante (20 millions d’euros de budget au lieu de 15) destinée à faire passer un message à chaque plan. Les mêmes acteurs portent les mêmes noms dans les deux films, même si la plupart étaient morts à la fin d’Indigènes. On retrouve donc Jamel Debbouze (Saïd), Sami Bouajila (Abdelkader) et Roschdy Zem (Messaoud), ainsi que Bernard Blancan qui joue ici l’inspecteur Faivre, ex-résistant converti en glauque défenseur de la gloire de la France. Par contre, et les acteurs l’ont bien souligné lors de la conférence de presse du film au festival de Cannes (cf. [article n°9498]), ils ne pouvaient plus s’identifier aux personnages qu’ils incarnent. Car de combattants valeureux, Saïd, Abdelkader et Messaoud sont devenus de tristes héros. Autour de leur mère rescapée du massacre de Sétif en 1945 et que Saïd amène en France pour ne pas la laisser seule, les trois frères ont pour charge d’incarner les facettes et contradictions qu’a pris en Métropole le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Tandis que Saïd monte un cabaret dont il devra reverser les recettes à la cause révolutionnaire, Abdelkader et Messaoud gagnent peu à peu le bidonville de Nanterre au FLN et organisent des attentats. Borsalino sur le crâne et visages fermés, ils sont à mi-chemin entre Les Incorruptibles de Brian de Palma et L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville. Le puritain révolutionnaire Abdelkader fait du militaire Messaoud l’exécuteur de ses sombres missions tandis que Saïd, débrouillard opportuniste, finira par les rejoindre par solidarité familiale.
La polémique anti-repentance qui s’est développée autour de la présentation du film à Cannes et lui a fait une considérable publicité (cf. les murmures [n°5773], [n°5803] et [n°5843]) n’est le fait que d’une frange rétrograde bien loin de représenter l’ensemble de la société française mais son relais par le secrétaire d’Etat aux anciens combattants et une série de députés de droite a montré combien ce discours mine encore la représentation nationale. Tout cela révèle à quel point, malgré l’abondance de travaux d’historiens, le rapport à la guerre d’Algérie reste problématique et oppose encore Histoire et mémoire. A cet égard, Hors-la-loi est aussi réjouissant que l’était Indigènes : fruit de la collaboration très soudée d’un réalisateur et d’acteurs à succès de l’immigration maghrébine, le film contribue à casser le mur du silence et de l’oubli dans une France bien frileuse quand il s’agit de regarder son passé en face. Ce sont ainsi les fils des générations concernées qui restaurent l’Histoire de leurs pères. Ils contrecarrent en cela efficacement le silence sidéral observé en France sur ces événements peu glorieux (les massacres de Sétif du 8 mai 1945 qui ouvrent le film mais aussi la répression à Paris de la manifestation du 17 octobre 1961 qui le clôt) ainsi que les tentatives de distorsion de l’Histoire comme le décret de 2005 sur le rôle positif de la colonisation (« pourquoi pas de l’esclavage ? » notait Bouchareb).
Les six minutes consacrées aux massacres de Sétif en début de film ne laissent aucune ambiguïté. Que les faits soient résumés pour les besoins du cinéma n’enlève rien à l’existence de ces massacres qui ont fait environ 10 000 morts du côté algérien et 103 du côté européen.* Les documentaires de Mehdi Lalaoui (Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945, 55′) sur Arte en 1995 et de Yasmina Adi (L’Autre 8 mai 1945 – aux origines de la guerre d’Algérie, 52′) sur France 2 en 2008 l’ont attesté sans que personne n’y trouve à redire. Si le bât blesse avec Hors-la-loi, c’est de par la visibilité d’un film grand public aux acteurs célèbres et d’une exposition cannoise dont on craignait la même incidence qu’Indigènes. C’est dans doute aussi la reprise par une partie de la classe politique française du flambeau nationaliste pour déjouer le Front national.
Si les acteurs ne peuvent cette fois s’identifier aux rôles qu’ils jouent, c’est qu’ils représentent l’horreur de la violence d’Etat. Abdelkader est froid et dur en chef révolutionnaire, radical sans cœur et sans reproche. Il agit aux ordres d’un FLN prêt à sacrifier des vies humaines sur la base de la doctrine Ho-Chi-Minh selon laquelle la répression profite toujours au peuple opprimé et qui n’hésitera ainsi pas à prendre le risque de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961. Messaoud tue pour la cause, mais souffre de voir ses mains souillées de sang. De la levée de l’impôt révolutionnaire aux attentats, l’un comme l’autre personnifient un combat sans merci qui relativise la version officielle dont témoigne la Charte pour la paix et la réconciliation nationale du 29 septembre 2005 adoptée par référendum en Algérie et qui établit dans son préambule que « la glorieuse Révolution du 1er novembre 1954 est venue, telle une lumière dans une nuit de ténèbres, cristalliser les aspirations du Peuple algérien et la guider dans la voie du combat pour la reconquête de son indépendance et de sa liberté ».
Cette violence révolutionnaire algérienne répond à la violence d’Etat française qui couvre les sombres agissements de la Main rouge, organisation criminelle créée pour « combattre le terrorisme avec ses propres armes » et qui dispose d’une complète immunité.
Sans que cela soit explicite dans le film, la radicalité avec laquelle Bouchareb aborde cette double violence pose l’origine des problèmes agitant les deux sociétés une fois l’indépendance algérienne acquise, cette explosion de joie qui clôture le film : la perpétuation de la violence coloniale dans la répression du mouvement nationaliste, le choix de la lutte armée en Algérie et les méthodes employées, la généralisation de la violence d’Etat dans une France qui refuse aujourd’hui encore de reconnaître sa multiculturalité en persistant dans l’occultation de sa propre Histoire. La stéréotypie des personnages de Hors-la-loi prend dès lors tout son sens. L’affrontement entre le FLN et le MNA, qui privilégiait le combat démocratique sur la lutte armée, est incarné dans le film par l’élimination d’un leader intransigeant du MNA. Bouchareb ne se préoccupe pas non plus ici de donner l’épaisseur du contexte. C’est ici la violence de l’affrontement fratricide qui l’intéresse.
En bourrant son film des codes du film noir et des mythes du cinéma de tontons flingueurs, de combats de boxe et de cabarets, Bouchareb tourne le dos à la finesse de ses films à budgets modestes comme Little Sénégal ou le récent London River, mais s’ouvre les portes du grand public pour servir une cause qui n’a plus grand chose à voir avec le cinéma. Il aurait pu réaliser un film dans la veine de Vivre au paradis de Bourlem Guerdjou (1999), mais préfère faire un film politique, destiné à restaurer la conscience d’un passé occulté et surtout la conscience de cette occultation car elle empêche la France et l’Algérie d’accéder à une relation sereine, à la mesure de leur imbrication tant historique qu’économique et humaine. Il le fait sur le terrain français : le film ne se préoccupe aucunement de ce qui se passe en Algérie au moment des faits et reste très discret sur les imbrications organisationnelles. Hors-la-loi prépare ainsi de façon combative le cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne en 2012, une commémoration à hauts risques. Rachid Bouchareb a beau tenter de calmer le jeu face à la tempête qu’il soulève, son film ouvre un débat d’autant plus nécessaire qu’il déchire une France qui se replie. Alors même que l’émotion soulevée par Indigènes avait débouché sur des promesses qui ne furent qu’en partie tenues, Hors-la-loi pourrait contribuer au travail de deuil politique que Nicolas Sarkozy avait entamé à Constantine le 5 décembre 2007 en qualifiant le système colonial d’ « entreprise d’asservissement et d’exploitation, injuste par nature ». Mais depuis, son refus répété de la repentance et la fronde des députés obsédés par la sauvegarde de « l’honneur de la France » ont brouillé ce discours. Le succès probable du film pourrait en inverser la donne.

* Ces chiffres sont ceux donnés par l’historien Benjamin Stora mais ils font encore l’objet de débat puisqu’ils vont de près de 2000 selon certaines sources françaises à plus de 45 000 selon des historiens algériens. Il faut y ajouter des milliers de blessés. Le film ne montre pas la manifestation des Européens qui fêtaient la fin de la guerre et se concentre sur celle des Algériens qui réclamaient l’indépendance. Il montre par contre le policier français qui tue à bout portant un Algérien portant le drapeau national algérien, déclencheur de la répression et des émeutes qui dureront près d’un mois. Le film montre l’ampleur des morts algériennes mais aussi quelques Européens se faire tuer par des manifestants.///Article N° : 9500

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Les images de l'article
Jamel Debbouze
Sami Bouajila et Bernard Blancan
Sabrina Seyvecou et Sami Bouajila
Bernard Blancan
Roschdy Zem
Sami Bouajila
Sami Bouajila et Chafia Boudraa
Sur le tournage
Rachid Bouchareb





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