A l’heure où l’argent se fait rare pour le cinéma mais où la volonté de changement social se fait de plus en plus sentir, le regard des cinémas d’Afrique sur leur réalité et sur le monde est plus que jamais nécessaire. L’enjeu est dès lors de trouver une esthétique mobilisatrice, adaptée à la limite de leurs moyens. Avec des cinéastes invités au 13ème festival des films d’Afrique en pays d’Apt, table-ronde enregistrée le 7 novembre 2015 et animée par Olivier Barlet.
Olivier Barlet : Force est de constater que de moins en moins de films d’auteur nous parviennent d’Afrique noire. C’est donc avec des cinéastes exclusivement maghrébins que se déroule cette table-ronde sur les recherches esthétiques contemporaines. Mais c’est dans toute l’Afrique que se pose la question d’un appauvrissement et d’une standardisation du cinéma d’auteur. Cela ne tient-il pas à la place laissée au scénario dans le financement des films alors que la véritable écriture serait au niveau de la mise en scène ? On voit dès lors des films apparaître qui tournent la difficulté et se font sans argent, sans machinerie, voire sans autorisation de tournage.
Certes, le film se pense au niveau du scénario, mais il ne saurait être conforme à ce que proposent les manuels sans perdre les énigmes à résoudre, sa part d’aventure qui feront sa poésie. Jilani Saadi disait dans une interview : « Il n’y a pas qu’une seule esthétique ». C’est l’enjeu de cette table-ronde que de cerner les méthodes adoptées et les enjeux à l’uvre pour que les films soient en prise sur leur société et le temps présent.
Faut-il écarter d’emblée la question du public ? Il est certes raison d’être et financement du cinéma, mais la théorie de la réception nous indique que les spectateurs réagissent en fonction de codes acceptables, qui évoluent avec le temps sous la pression des innovations, lesquelles sont perçues au départ comme dérangeantes. Bidoun 2 de Jilani Saadi a été confronté à des articles assassins dans la presse tunisienne alors qu’il propose justement une passionnante proposition esthétique. Est-ce que vous vous posez la question du public dans ce geste de création que sont vos films ?
Youssef Chebbi : On y pense au dernier moment, quand c’est trop tard, quand la bêtise est faite ! En se demandant si le film va interpeller. Mais cela ne rentre pas pour moi dans le processus de travail. Je crois que le public est intelligent : mieux vaut ne pas donner toutes les clefs, laisser les choses se faire.
Hicham Lasri : On ne peut pas écrire une histoire sans penser à sa réception et le regard spectateur fait partie de toute histoire dans la mesure où on essaye de doser son degré de réaction, de le toucher, de l’indisposer, etc. Je ne me pose pas trop la question du public car finalement, on peut trouver un public qui peut voir des choses un peu plus denses et que le public est là pour découvrir. Dans nos sociétés, il nous faut être sincère, dans une recherche personnelle, que le public n’est pas forcément prêt à accepter. Je ne me considère pas comme un réalisateur africain, marocain ou arabe, à la limite casablancais : ça me libère pour oser par rapport à mes envies aussi bien qu’à mes incompétences. Je ne pense pas qu’on ait besoin de salles, d’écrans, mais d’écrins, de lieux qui amplifient la portée des films, un prestige qui leur est nécessaire face à la multiplication des écrans en tous sens, le ressassement publicitaire, le sport, la télé 24 h sur 24. Il faut proposer autre chose, une vision singulière, projetée vers l’extérieur : on n’est pas des autistes, on fait des choses qui viennent de nous et qui choisissent des spectateurs.
Olivier Barlet : Tu évoques là un public mondialisé. Est-ce qu’on s’adresse d’abord au public local ou bien à un public plus large ?
Hicham Lasri : Le cinéma est une langue planétaire à partir de quoi on peut faire ce qu’on veut. Et on ne peut pas faire de film sans personne qui regarde.
Brahim Fritah : Le public est plutôt lié au long métrage. Je vais refaire un court métrage et dans cet espace, je ne pense pas au public : si je le fais avec sincérité, cela aura peut-être un écho. Le court a peu de diffusion, rarement à la télé
Je peux m’amuser, essayer. Je suis parti d’un storyboard animé en dessins : même sur la façon de faire, on n’imagine pas un public avec l’économie correspondante. Je n’ai pas fait mon premier long en pensant à un public, même si on a des retours d’amis pour avoir du recul, mais c’est intéressant d’avoir un public et ses réactions. Le public est une notion trop abstraite pour moi pour que je puisse vraiment la prendre en compte. Mon premier long n’ayant pas fait assez d’entrées, on me dit que je me suis bien amusé mais que maintenant il faudrait passer aux choses sérieuses !
Olivier Barlet : Le film était pourtant très abouti et tu avais beaucoup travaillé dessus !
Brahim Fritah : Oui, mais cela arrive aussi à des Blockbusters américains, des accidents industriels ! On m’avait dit que le public allait réagir de telle façon parce que j’avais choisi une fin plutôt qu’une autre. J’aurais peut-être dû suivre le conseil et j’aurais fait plus d’argent, mais j’ai tenu à tenir ma voie. Il faut voir ce qui met en péril le film. On peut chercher des solutions aux contraintes. Mais cela reste aléatoire et abstrait. J’avais fait Une si belle inquiétude, assez expérimental, et quand je l’ai montré à une salle de 300 personnes, je me disais que j’étais peut-être allé un peu loin. Cela ne réagissait pas, c’était un peu dur ! Mais bon, c’est mon film
(rires)
Jilani Saadi : C’est pour moi une question complexe. Si on considère qu’on est des créateurs, qu’on recherche quelque chose de neuf, notre métier s’arrête là. Il existe ensuite des distributeurs qui sauront mobiliser des gens sur mon film. La distribution c’est un métier mais c’est aussi un moulin qui écrase tout. Cependant, si je ne suis pas dans l’envie de partager avec les autres, je n’ai aucune énergie pour faire mon film. On ne soupçonne jamais les artistes des autres disciplines d’être obscurs et de ne pas penser au public : c’est le cas avec le cinéma car est un produit de consommation qui coûte de l’argent. Si les distributeurs ne veulent pas de mon film, on ne peut pas me reprocher de ne pas faire d’entrées. Cela ne veut pas dire que mes films sont bons. Je ne peux parler de public si je n’ai pas accès à lui. Et vu que ce sont peu de personnes, je peux dire que je les connais même par leur prénom. Ils viennent pour me voir moi, pas mon film ! (rires)
Olivier Barlet : Passons au geste de création, le but de cette table ronde étant de mieux comprendre des recherches esthétiques qui peuvent nous paraître à nous spectateurs désarçonnantes. Partons de l’hypothèse qu’un film est une proposition, le déroulé d’une pensée, et que la mise en scène incarne et réalise ces idées. Ce qui me conduit à vous demander quelles sont vos idées de départ.
Hassen Ferhani : Une fois que la nécessité de faire le film devient obsessionnelle, il m’habite et on fonce. Pour Dans ma tête un rond-point, c’est un passage dans les abattoirs d’Alger, des lumières, des atmosphères au départ, des flashs qui restent imprégnés. Que va-t-on raconter ? Cela vient ensuite et c’est tout un travail.
Olivier Barlet : Qu’est-ce qui t’a poussé vers les abattoirs ?
Hassen Ferhani : Mon point de départ est un lieu, un territoire. Pour Tarzan, Don Quichotte et nous, c’était le quartier Cervantès d’Alger. Cela peut être de petites choses, quelque chose qu’on me raconte ou quelqu’un que je rencontre. On va poser sa caméra comme un ouvrier avec l’idée de faire un film avec les gens qui sont là.
Olivier Barlet : On est loin du décor : le lieu prend une âme et devient personnage du film.
Youssef Chebbi : C’est aussi le cas pour moi. Des idées deviennent nécessité. C’est un rythme qui se met en place. Arrive un moment où on se dit que la pensée est établie et qu’on peut se lancer. Ce sont au départ des images furtives, des corps qui bougent, des impressions qui ne nous quittent plus et qu’on veut approfondir. La difficulté est de capter cette première impression dans les images du film, et de ne pas perdre cette première pulsion, ce désir qu’il faut toujours aller chercher.
Hassen Ferhani : La première image, on ne la retrouve jamais. Je me souviens ainsi d’avoir vu lors d’une première visite une pièce de buf suspendue et en bas une télévision qui diffusait l’Inspecteur Tahar, comédien qui a marqué toute l’Algérie et plus loin. J’étais à la recherche de l’image de l’inspecteur mais ne l’ai jamais retrouvée
et ensuite on va vers autre chose !
Jilani Saadi : Le scénario sert à trouver de l’argent, mais il est aussi la suite de l’idée ou du désir qui nous vient et qui nous pousse à écrire. C’est quand on écrit qu’on décide de tout : le temps de la réflexion où je me rends compte si je veux continuer le désir que j’avais ou bien si c’était passager.
Olivier Barlet : Vous parlez tous de tripes : quelque chose qui vous prend et que vous voulez mettre en images.
Jilani Saadi : Si on n’a pas ces obsessions, on n’aboutit pas.
Hicham Lasri : J’ai passé quatre ans à faire mon premier film et j’ai compris que je préfère travailler sur plusieurs films à la fois : j’écris plusieurs scénarios, développe plusieurs idées et à un moment donné, je sais que c’est celui-là et pas les autres. C’est ce qui m’a permis de faire plusieurs films assez rapidement. L’obsession est une belle émotion de cinéma : autant la laisser dans le film. Je préfère être en contrôle et travailler sur plusieurs histoires à la fois au niveau de la création, qui est une phase différente de la fabrication. On a souvent besoin de deux ans pour monter un projet, attendre le résultat des commissions. Le scénario, c’est au niveau du plan mais on travaille avec des choses qui ne sont pas forcément palpables. J’ai écrit un scénario très solide : j’ai fait quatorze versions. Mais ce qu’il m’intéresse de tourner, ce n’est pas le scénario, c’est l’interstice que je laisse pour pouvoir filmer quelque chose de plus miraculeux, la vie, les rencontres, les lumières, l’atmosphère, un chat qui passe, c’est la différence avec ce qu’on a préprogrammé, c’est une aventure sinon on applique des recettes qui sont des fuites en avant, le grain de folie doit traverser le film, lequel n’est que la matérialisation de notre être intérieur. C’est un exorcisme ! Je suis toujours fasciné par cette incroyable distance entre ce qu’on est et ce qui sort de nous. On ne sait pas d’où ça sort : c’est mystique !
Brahim Fritah : J’ai tout testé, tout essayé, du plus relationnel au plus ésotérique. C’est toujours dur de faire un film. On met du temps à se lancer sur un projet, pour moi souvent une image ou un lieu. Il faut que s’impose une évidence. Des scènes apparaissent à partir de détails, où je sais que ça marche au moins pour moi. En racontant cette idée à quelques collaborateurs, je vois dans leurs yeux si quelque chose accroche. C’est un embryon, pas très développé mais ensuite, c’est comme une malédiction : on va le faire et on ne sait pas combien de temps ça va prendre. Le court métrage, c’est une idée de 2003 tournée en 2011. Je ne savais pas que j’allais passer huit ans à chercher ce qui n’était pas encore résolu.
Olivier Barlet : Vous répondez tous par un lieu, une impression, une atmosphère, mais pas un personnage.
Brahim Fritah : Tout est possible. Mon prochain long métrage est élaboré autour d’un comédien que je connais.
Olivier Barlet : La question qui se pose ensuite est comment faire bouger le spectateur. On convoque en général un conflit, mais vos films ne passent pas beaucoup par là. Ce qui pose la question du spectacle qui tient le spectateur sur la durée, sans forcément être dans l’action. Remplacer le conflit et l’itinéraire moral qu’il implique de la part des héros, c’est introduire le problème, c’est-à-dire préférer le niveau de la contradiction, de la dialectique, où le politique montrera le bout de son nez.
Hassen Ferhani : Travaillant dans le documentaire, je n’écris pas du tout. Je mise sur le lieu et ne sais ce que je vais y découvrir. Le film donne l’impression que c’est maîtrisé mais ce qui est intéressant est justement ce qui nous échappe, comment la vie rentre-dedans de façon inattendue. Mis bout à bout, cela peut faire des histoires. La mise en scène est présente : si j’ai entendu une histoire, je peux demander aux protagonistes de la rejouer.
Olivier Barlet : Une scène de Dans ma tête un rond-point est d’anthologie, où l’on tire difficilement à la corde un taureau de droite à gauche et où, dans l’axe de la caméra, certains regardent un téléviseur où se joue un match de foot Corée-Algérie. L’alliance des deux, le but marqué d’une part et le triomphe sur le taureau d’autre part, résonne d’incroyable façon.
Hassen Ferhani : Je pose ma caméra et me dis qu’il va se passer quelque chose. C’est un parti-pris : je me dis qu’il peut surgir quelque chose. Je laisse la vie se faire devant moi : décider d’un cadre et attendre qu’il se passe quelque chose.
Youssef Chebbi : Je me dis qu’il y a dans le documentaire aussi une écriture, au fur et à mesure qu’on tourne : on va vers le narratif. Le cinéma est ainsi un espace de liberté, instable, à l’écoute du monde. Dans le film d’Hassen, les cadres sont extrêmement travaillés et sont pris d’assaut par le réel qui les enrichissent. Mon prochain film sera une fiction mais je sens bien que je ne peux l’aborder seulement par le scénario. Je cherche une méthode ouverte à tout ce qui peut l’enrichir.
Olivier Barlet : Ton dernier film était de vampires, donc assez éloigné du réel ! Mais il est vrai que tout y était trivial : il se déroulait dans le réel.
Youssef Chebbi : Oui, justement, ce personnage supposé protégé par le fantastique se prenait le réel de plein fouet et redevenait un être humain. On parle d’une utopie et le réel est vu comme un poing. D’où le désir de travailler en pellicule.
Jilani Saadi : Nous sommes nourris par les cinéastes qui nous ont précédés. Que pouvons-nous encore apporter dans le cinéma ? Si on n’a pas cette envie, on devient artisan du cinéma : on répète le cinéma des autres avec beaucoup moins de moyens, chose que l’on voit beaucoup dans notre cinéma. On va dépenser beaucoup d’argent pour avoir un travelling ou autre alors qu’on aurait pu investir sur d’autres choses plus importantes. Je viens de Tunisie mais ma maison et mon territoire sont le cinéma et je voudrais qu’on me considère ainsi. Faire un film, c’est participer à cette discussion, sinon je ne vois pas l’intérêt de faire un nouveau film. L’envie de faire revient à la question de savoir quel dispositif je vais me fabriquer pour que mon objet réponde à ce que je suis mais soit aussi en négociation avec le monde du cinéma. Pour mon dernier film, l’enjeu était, avec deux acteurs, de ne pas faire de champ-contre champ. Parfois, je place la caméra sans savoir ce que ça va donner, et je dois me débrouiller avec ça. Ce qui m’a perturbé avec le temps, c’est la figuration. Depuis quelques années, je tourne des fictions en allant chez les gens. Je préfère prendre des gens qui mangent dans un restaurant que d’amener des gens extérieurs pour les y faire manger. C’est aujourd’hui mon positionnement en tant que cinéaste.
Hicham Lasri : J’étais à la base scénariste et ai appris le cinéma en écrivant des scénarios. Il y a des logiques dramatiques qui au fond ne m’intéressaient pas. Je contourne le conflit. Ce qui m’intéresse c’est comment raconter l’histoire dynamique du temps qui s’arrête. The Sea is behind commence par le moment où le cheval qui tire la charrette ne veut pas avancer parce qu’il est trop vieux. Le problème des personnages sera de savoir comment survivre dans ces conditions. Le film ne parle que de ce moment suspendu. La course effrénée durant 24 h de C’est eux les chiens où un homme recherche sa famille : comment rendre ça consistant, juste, percutant. Filmer le temps : comment faire du cinéma qui soit conscient d’être du cinéma ? J’essaye d’établir des contacts un peu violents avec le public. Dans The End, le premier plan était à l’envers. Dans tous les festivals où il est passé, quelqu’un est vite sorti pour signaler qu’on avait inversé la bobine. C’est eux les chiens étant sur un peuple qui retrouve la voix, j’avais un problème de son, ce qui installait un malaise et une méfiance. Le rapport ludique devient intéressant, moins programmatique, moins confortable. En tant que scénariste, j’essaye d’être là où on m’attend le moins, de trouver cette conscience.
Brahim Fritah : Quand j’attaque un film, le problème est rapidement de savoir ce que je peux me permettre techniquement dans les limites budgétaires, de lieux, de temps, de disponibilité etc. C’est dans ces contraintes que je vais élaborer mon histoire. Mise en scène et technique sont centrales. La première fois que j’ai fait un travelling, c’était il y a dix ans. C’était génial, même si au final, c’était moins intéressant que ce qui m’avait donné envie de le faire. Ce n’est pas forcément cher mais c’est un gros temps d’installation. C’est un territoire de cinéma. J’ai envie de sortir de ma tendance naturaliste pour aller vers quelque chose de plus transformé. J’adore Chaplin car rien n’est naturel mais ça me touche. J’ai envie de pousser vers la caricature ou le côté faux : j’ai tendance à avoir peur de déborder. Mon prochain court métrage sera peut-être en 3D ! J’ai l’opportunité d’essayer et je verrai ce que ça peut amener.
Olivier Barlet : Une autre dimension essentielle pour nous public, c’est l’émotion. Qu’est-ce qui permet l’émotion dans vos films ? Et comment cela découle de l’élan de vos personnages, comment vont-ils au bout d’eux-mêmes ?
Hassen Ferhani : Je ne cherche pas l’émotion mais la poésie dans les personnages que je filme. Cela peut être un poème, quelqu’un qui danse sur du raï, qui écoute une chanson d’amour, etc. J’essaye de gratter à travers les couches protectrices, les filtres que chacun porte, pour trouver peut-être cette poésie à l’intérieur.
Youssef Chebbi : Je ne mets pas l’émotion sur papier, mais un film échappe à celui qui le fait. Je ne suis pas touché par le cinéma de Jacques Audiard car tout y est extrêmement dosé, au contraire des films de Cassavetes qui apportent une dimension très riche, mystique, qui ne se cuisine pas, ne s’organise pas. Naît un film quand il est à l’écoute de ce qui se passe autour.
Jilani Saadi : Hassen a dit le mot poésie : pour moi c’est fondamental. Le personnage de fiction doit être poétique et pas seulement un porteur de récit. On voit l’émotion cadenassée à la télévision, dans certains films américains, etc. La question de l’émotion ne se pose pas au départ, c’est plutôt l’incroyable nécessité d’énergie et de poésie que portent les personnages. Si au tournage, je suis là pour trop organiser les choses, je vais passer à côté de l’essentiel. Au moment où je mets mes acteurs – que j’adore plus que tout à ce moment – en situation de porter la fiction, si je ne les laisse pas exprimer avec leur corps quelque chose que je recherche, ce serait vraiment contradictoire. Tout ce que je fais dans mon dispositif, c’est laisser l’espace, le maximum, pour capter le mieux possible cette force que peuvent m’apporter les acteurs que j’ai choisis et à qui je donne cet amour et cette charge pour porter mes personnages. Puis arrive le temps du montage où l’on gère un film et l’émotion qu’on a obtenue. On essaye de la valoriser au maximum.
Hicham Lasri : J’ai l’impression que parler d’émotion pousse à tomber dans le moralisme. On a tendance au cinéma à placer des personnages émotifs là où dans la vie on cache ses émotions. Je fais attention à ne pas confondre l’émotion des personnages avec ce que ça peut générer chez le spectateur. Le problème n’est pas de faire pleurer un personnage mais de faire ressentir la tristesse, sans passer par les gros sabots de situations forcées. Parler d’émotion me paraît suspect : cela renvoie au préfabriqué qu’on colle dans les films. J’essaye de travailler avec des personnages en bois, qui ne ressentent rien, que je vais faire mariner dans un environnement anxiogène qui invite à quelque chose de plus dense, qui ne soit pas simpliste. Cela donne un truc plus gris mais plus proche de la réalité.
Olivier Barlet : Je ne parle bien sûr pas de sentimentalisme en faisant référence à l’émotion. Ce qui m’émeut dans un film, c’est sa cohérence : quand le film tourne sans cesse autour de la question qu’il pose, l’enrichit en permanence, ajoute des strates et contradictions, et installe une profondeur qui va chercher en moi la contradiction interne que je vis par rapport à cette question. C’est là que l’émotion surgit. Vous faites des films souvent agencés en série de saynètes apposées. Le problème est de ne pas passer de l’une à l’autre sans une cohérence, comme un bouquet de fleurs avec toutes ses tonalités plutôt qu’une fragmentation. C’est tout le problème d’un film impressif qui sort du récit traditionnel. La question de l’émotion se pose dans l’articulation de la contradiction et comment tout cela trouve une cohérence visuelle, iconographique, qui me permet de rentrer dedans.
Brahim Fritah : J’essaye maintenant de travailler sur des films plus linéaires, par envie mais en conservant la tendance à rester sur des choses plus impressionnistes. Même si on a un récit avec début et fin, on va rejoindre quelque chose qui est effectivement plus du domaine de la poésie, avec des images différentes qui créent un troisième sens. Le travail du son m’aide beaucoup à jouer sur le hors-champ pour faire travailler l’imaginaire du spectateur sans que tout soit dit. Ma liberté se situe dans le fait de ne pas mettre de limites en mélangeant ce qui paraît intéressant. La seule émotion que j’essaye de créer, c’est quand il y a de l’humour ou du rire, pour que ça ne tombe pas à plat. Le burlesque et la comédie me semblent un territoire très intéressant, où le rythme, la conviction, la profondeur sont importants. Je fais gaffe aux musiques qui peuvent être dangereuses, côté violons. C’est toujours sur un fil et cela peut être putassier de jouer sur les cordes sensibles. On n’est plus en train de réfléchir et on peut faire passer tout et n’importe quoi.
Olivier Barlet : Dans Chroniques d’une cour de récré, la musique est de Thélonius Monk, qui est fortement chaotique, avec une vibration qui installe une distance.
Brahim Fritah : J’essaye d’essayer du nouveau, comme Thélonius Monk dans un film tourné par un Beur en banlieue parisienne et se passant dans les années 80 : c’est inattendu. Mais cela pose aussi des problèmes de droits, que l’on a finalement obtenus. On voulait aussi un passage d’un film avec Steve Mc Queen. On explique que c’est un petit film désargenté et l’importance de l’extrait dans le film, mais on n’a pas eu l’autorisation. Le court métrage en 3D serait avec un Rebeu flottant en l’air dans l’usine qu’il est censé balayer ! Petit, je m’identifiais à des acteurs noirs et rêvais de faire Star Wars. Le cinéma permet d’explorer des choses : ça marche ou ça ne marche pas. Certains comédiens captent l’attention et d’autres pas. On essaye et en voyant le film, on fait ok
Au suivant pour faire mieux !
Olivier Barlet : Tu as conservé Steve Mc Queen mais sans avoir l’extrait
Brahim Fritah : C’est moi qui fais la voix off !
Olivier Barlet : Ce qui me semble fort dans vos récits et qui vous réunit, en dépit de leur diversité, c’est cette logique de la fragmentation qui pourtant sait éviter l’accumulation. Comment s’articule un récit de ce type, sans tomber dans le film à sketches ou le film choral ? Et tout en conservant une logique spectaculaire qui permet d’accrocher le spectateur durant une heure et demie, cette durée qui ne vient pas de nulle part puisqu’elle correspond aux phases du sommeil : le film, qui est du domaine du rêve, a ainsi une durée biologique. Youssef parlait du temps : comment le temps d’un film s’installe, avec les changements de vitesse que cela implique, avec heurts et ruptures ?
Hicham Lasri : Pour moi, le film se fait au montage. On prolonge ou désamorce l’attente, c’est là que le malaise naît. Cette musique du montage est essentielle. Je passe beaucoup de temps sur le son car l’histoire doit être marquée par ces électrochocs, mes films étant beaucoup sur la violence : sociale, économique, historique, etc.
Jilani Saadi : Je crois qu’on n’a pas le choix : soit on laisse le récit prendre le pouvoir, soit on est animés par le fait d’être plus que des conteurs. Ceux qui disent qu’un film est avant tout une bonne histoire se ridiculisent. On s’amuse à faire nos films, en réinventant une énergie, un langage propre au film, allant chercher, débarrassés du diktat du récit, dans d’autres territoires d’autres choses aussi fortes qui sont mieux adaptées au cinéma. Les penseurs autour du cinéma essayent d’appliquer à cet art bâtard (c’est pour cela qu’il me plaît) des grilles d’analyse empruntées à d’autres disciplines (théâtre, littérature, peinture) : ils passent à côté de ce qui est propre au cinéma.
Youssef Chebbi : Je ne crois pas que le récit puisse relier les fragments, mais plutôt une atmosphère qui nous emmène quelque part. Ceci dit, je regrette souvent le manque de scénario dans les cinémas du Maghreb. Quitte à être dans une histoire comme dans les films de genre, autant le faire bien, avec les détours et les libertés que cela permet. Il y a comme un manque d’engouement pour la fiction.
Hassen Ferhani : Les films que j’aime et qui me marquent le plus sont ceux où des séquences peuvent être indépendantes. Une fois les images rassemblées pour le montage, elles racontent des histoires multiples.
Le cinéma n’est-il pas avant tout un art du montage ?
Brahim Fritah : Contrairement au documentaire, chaque fois que j’ai fait des fictions, le montage est une façon de sauver les meubles : je suis très insatisfait de ce que j’ai obtenu au tournage. Je ne comprends pas qu’après avoir passé tant de temps à l’écriture et peaufiné certaines scènes, le film dicte sa loi et commence à se former sous nos yeux : on en est presque l’esclave. Le montage est l’occasion de reprendre la main mais on s’approche de quelque chose qui est déjà là, c’est très empirique, de là sortira la finesse du film. Le montage, c’est l’instant de vérité sur le film qu’on va faire.
Avez-vous le sentiment d’une nouvelle vague ?
Youssef Chebbi : De nouvelles esthétiques émergent qu’on ne trouve pas encore dans les salles de cinéma en France. Des films enrichissent le vocabulaire, imposent un rythme au monde plutôt que de suivre celui des médias, donnent le temps de voir, concentrent le regard plutôt que la profusion. C’est encore jeune et il n’y a pas encore une vague, une cohérence. C’est un cinéma sur lequel on écrit très peu : ces films ne sont pas accompagnés par un travail critique et théorique, et cela manque.
Quelle place donnez-vous à la lumière et au cadre ?
Hassen Ferhani : Pour Dans ma tête un rond-point, j’ai travaillé comme un photographe qui décide d’un cadre et pose la caméra. Les couleurs surgissent. Le mot est galvaudé mais je dirais que ce sont des tableaux. Je crois qu’au cinéma, on retrouve une émotion proche de celle qu’on peut avoir devant un tableau. Je suis traversé par les influences des photos et films que j’ai vus. Mais pour créer un cadre, je suis dans une action physique. Le tout se rassemble au montage.
Youssef Chebbi : Il faudra que je fasse plus de films pour m’en rendre compte, mais ce qui me tracasse le plus est de trouver le rythme du film. Je penche vers la lumière naturelle, les sources lumineuses qui existent autour de nous. Il me semble intéressant de casser « là où doit se trouver l’acteur » et « là où doit se trouver l’équipe technique », que les portes soient franchissables. Et si on veut que l’acteur puisse se déplacer à son gré, cela suppose d’avoir le maximum de lumière naturelle, et les décors adaptés.
Pourquoi au fond vous méfiez-vous du scénario ? Même le documentaire a une narration, un début et une fin
Jilani Saadi : La question n’est pas de faire table rase du passé pour installer autre chose. Je suis dans le cinéma dans une forme de continuité. Le scénario y a sa place. Mais il y a le scénario qu’on écrit pour avoir de l’argent et il y a le film qu’on écrit. Si on est sous l’autorité des règles imposées, comment peut-on faire évoluer les choses ? La Nouvelle Vague n’a pas nié le conflit comme moteur de scénario, elle l’a réinventé. Mon idée est de faire du cinéma avec un peu plus de cinéma, en réinventant les choses. Mon problème n’est pas d’être dans une nouvelle vague, je m’en fous, ce qui m’intéresse est de savoir où je me situe dans le cinéma, et comment j’évolue par rapport à ce qui se fait dans le monde, et comment intégrer la nouvelle technologie qui ouvre à une démocratisation de la fabrication d’un film. Ma préoccupation est décalée par rapport à celui qui voudrait rester dans la forme institutionnelle dominante. J’ai choisi d’être dans quelque chose qui change les obligations, les grilles d’analyse, la manière de faire des films, l’éventuelle collaboration d’un coscénariste et la position de l’auteur.
Brahim Fritah : Plus ça va avancer, plus je vais devenir plus classique et attendu. Ce sont plutôt avec les courts métrages que je peux inventer. J’ai repris les rushes non-montés de mon long et en ai fait un court de 8 minutes dont le scénario est apparu une fois le film monté. Je vais travailler avec une coscénariste qui touche au cinéma commercial : l’important est la confiance qu’on peut avoir avec une personne. Il faut pouvoir avoir du recul par rapport à son premier jet de scénario pour avoir des flashs d’idées, de couleurs, de collaborations de comédiens. Cela doit être empirique. Dans une histoire on se raconte. Pour moi, une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma, c’est la dernière scène de Shadows de Cassavetes. (1) Les films qui me touchent le plus sont ceux où on est transportés dans un voyage, l’histoire n’étant plus qu’un prétexte. Là-dessus tout est possible : il faut connaître les règles, mais c’est comme le jazz, on connaît le thème et on peut improviser.
Olivier Barlet : Merci. On va donc se quitter sur un air de jazz. A bientôt dans les salles !
1. Dans un bar, après s’être fait violemment corriger, Bennie prend conscience qu’il ne peut passer son temps à voler les filles des autres et qu’il souhaite avoir sa propre copine. Il s’en va seul dans la nuit, probablement décidé à changer. (ndlr)///Article N° : 13521