Screens and Veils: Maghrebi Women’s Cinema

De Florence Martin

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Consacrer un ouvrage aux films réalisés par des femmes, c’est considérer qu’il existe un cinéma d’auteure (au même titre qu’un cinéma d’auteur) dont la recherche sur le cinéma n’aurait jusque-là pu ou su rendre compte de la spécificité, et il est clair que les films par les femmes ont souvent été oubliés ou relégués. Déjà dans Framing Post-Third-Worldist Culture (1997), Ella Shohat arguait que les films par des réalisatrices du Maghreb et du Moyen-Orient permettaient à la fois de contester les grands récits d’un cinéma postcolonial tiers-mondiste né des indépendances qui avait perpétué un ordre patriarcal et oublié les femmes et les théories féministes occidentales et universalisantes qui imposaient les termes de combats qui n’étaient pas ceux des femmes dans les pays arabes. Les films par des femmes peuvent donc être appréhendés comme le lieu de négociations permanentes pour la réappropriation de la production d’images de soi qui échappent aux carcans patriarcaux et/ou émancipateurs des traditions culturelles et cinématographiques dans les espaces de production comme dans les espaces de circulation des films.
Les réalisatrices des cinématographies du sud et/ou des nouvelles indépendances et leurs films ont fait l’objet de travaux conséquents dans les universités anglophones, comme les travaux de Beti Ellerson dans Sisters of the screen (Trenton, NJ: Africa World Press, 2000) qui privilégie la dimension africaine et s’intéresse à d’autres acteurs de l’industrie, le recensement régulier des travaux par les réalisatrices arabes par Rebecca Hillauer, Encyclopedia of Arab Women Filmmakers (Cairo: American University in Cairo Press, 2005, 2009), l’ouvrage dirigé par Flavia Laviosa et Laura Mulvey, Visions of Struggle in Women’s Filmmaking in the Mediterranean (New York: Palgrave McMillan, 2010). Nous pourrions aussi citer, à partir d’une autre approche, Women, Islam and Cinema de la journaliste Gönül Dönmez-Colin (London: Reaktion Books Ltd., 2004).
Florence Martin structure son approche autour de deux grands axes de recherche : elle tisse une cartographie critique qui s’appuie sur les apports du poststructuralisme de Foucault (L’Ordre du discours et ses règles d’exclusion et de censure) et du postcolonial pour les réintégrer dans un spectre de références plus larges. Réinscrivant les films dans des traditions narratives bien antérieures au cinéma, Les Mille et une nuits ou le théâtre des ombres en Tunisie, elle a recours au féminisme transnational pour explorer notre condition « transmoderne » caractérisée par une plus grande « fluidité interdiscursive et transnationale » qui altère singulièrement les termes du rapport des individus à l’autre ou aux autres. À partir des travaux de Marcos Novak, Florence Martin explore des conditions de création amenées par la mutation technologique et l’accélération qu’elle entraîne. Dans un univers technologique qui tend à abroger la distance et compresser le temps, une compression liée à la disparition de la distance, ce nouveau rapport à l’autre engendre la création d’allogénèses (productions de l’autre) qui nous permettent de redéfinir le rapport entre un ici et maintenant et un là-bas dans un autre temps (24) dans une « proximité désincorporée » et dans des formes de narration dynamiques qui signalent une tension entre le familier et l’étrange (54).
Le deuxième axe a trait à la politique du regard au cinéma, un terrain miné quand il s’agit du Maghreb ou du monde arabe puisqu’il convoque à la fois des traditions d’Islam interprétées différemment dans chaque pays et des réflexes néocoloniaux dans les pays occidentaux dont les affaires du voile en France sont emblématiques. Consciente de ces pièges, Florence Martin explore pourtant la question du voile/dévoilement, et plus particulièrement du hijab, à la fois celui que portent les femmes musulmanes mais aussi le rideau/écran qui opère comme ségrégation des espaces de vie au Maghreb. L’hijab devient ainsi le point de contact et de séparation, ainsi que l’incarnation d’un regard paradoxal qui nous oblige à penser « la représentation », la surface flottante sur laquelle les femmes peuvent projeter ce qui est généralement caché (33). Le film ne donne pas tant à voir le monde intérieur des femmes que ce qui s’y substitue, en tient lieu – en quelque sorte une effigie ou silhouette – et nous sépare de l’objet réel. Ces deux axes constituent les fils conducteurs à l’exploration des films.
Construit autour de l’analyse de sept films, l’ouvrage est divisé en trois grandes parties, qui sont à la fois chronologiques et thématiques. Chaque analyse comporte une présentation de la trajectoire et des préoccupations de la réalisatrice, une exposition détaillée du contexte de production comme autant de points d’entrée dans une analyse minutieuse des stratégies narratives et formelles qui met en lumière non pas seulement la capacité d’agir des protagonistes de ces films dans leur interaction avec leur environnement mais, au-delà de l’univers fictionnel, les espaces de liberté d’expression que s’arrogent les réalisatrices par la construction filmique, ainsi que les modes d’interaction possibles des spectateurs et spectatrices avec ces récits complexes dans un langage filmique souvent très abouti. L’analyse procède par la recherche permanente du décentrement qui permet de revisiter le film à partir d’un positionnement inattendu. S’appuyant sur les travaux de Suzanne Gauch, Florence Martin revient à Dunyazad, la sœur dont Shéhérazade avait obtenu du Sultan qu’elle puisse, elle aussi, l’écouter raconter, et qui devient un public féminin, à la fois présence discrète, auditrice et témoin privilégié du rapport de domination dans lequel raconter une histoire est histoire de survie. C’est Dunyazad qui pose les questions et permet ainsi à Shéhérazade d’accroître le pouvoir de ses récits comme c’est Écho qui répète les mots de Narcisse.
La première partie intitulée « Les narratrices féministes transnationales » explore la démarche de deux pionnières et les réinscrivant dans des formes narratives au-delà du cinéma, Les Mille et une nuits et le mythe d’Écho d’Ovide, pour montrer comment les structures narratives que les femmes s’approprient, leur permettent de contourner des formes de pouvoir masculines et narcissiques. Martin propose une lecture particulièrement intéressante du documentaire fiction La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) par Assia Djebar, montrant comment le rapport entre l’alternance de la parole et des silences permet de rendre compte de l’engagement des femmes et de contribuer ainsi à une histoire qui reste à faire puisqu’elles ont à peine commencé à parler. Une porte sur le Ciel (1988) de Farida Benlyazid à travers le cheminement de la protagoniste franco-marocaine qui rentre au Maroc à la mort de son père, met en perspective des points de vue européens et marocains et laisse aux spectateurs extra-diégétiques la liberté de se situer et de cheminer alternativement entre des conceptions divergentes mais pas nécessairement opposées du monde.
La seconde partie consacrée aux écrans transvergents rassemble les analyses de trois films produits dans les années 2000, Rachida de Yamina Bachir-Chouikh, Satin Rouge de Raja Amari (2000) et Bedwin Hacker de Nadia El Fani (2003). C’est sans doute dans l’analyse de Satin rouge que Florence Martin développe plus clairement la façon dont l’écran transforme le rapport des spectateurs à la membrane de l’écran qui n’est pas la « surface statique et rigide qui reçoit passivement les images projetées » (130) mais devient l’interface qui autorise les spectateurs à jeter un œil et interagir avec le allo monde (ou autre monde) : le monde d’une protagoniste maghrébine, qui est femme, veuve, danseuse, amante et davantage. Toutes les dimensions de son monde relèvent non plus de l’édification mais davantage de l’expérience sensorielle ; elles sont accessibles pour être ressenties plutôt que vues, partagées plutôt que montrées, interrogeant ainsi la frontière entre les espaces sexués du monde diégétique et celui des spectateurs désirants (130). En d’autres termes, il ne s’agit plus seulement d’un cinéma contestant à la fois l’oppression des femmes et les représentations dominantes qui en sont faites mais d’une renégociation à travers l’expérience filmique des termes du rapport des spectateurs et des spectatrices à la représentation. Bedwin Hacker, le premier film d’espionnage tunisien, nous fait entrer dans une économie de l’information mondialisée mettant en scène une expérience liée à une pléthore d’écrans. Si les écrans véhiculent les informations produites par les groupes dominants, ils peuvent tout autant véhiculer un autre contenu lorsque des protagonistes déjouant ainsi les systèmes de sécurité qui engendrent l’exclusion, s’emparent de leur contrôle. Le chameau de la hacker Kalt qui agit depuis le sud tunisien change totalement de statut, de l’alien qu’il était, il devient une présence de plus en plus familière, ce dont les spectateurs extra-diégétiques font aussi l’expérience. L’analyse montre comment Bedwin Hacker accorde une capacité d’agir aux femmes révélant ainsi une liberté potentielle accessible aux femmes comme aux hommes au nord comme au sud de la Méditerranée, celle-ci étant constamment enfouie et asphyxiée sous une multiplication d’images dont les dimensions économiques, politiques, culturelles et sociales sont oppressantes (152).
Dans la troisième partie « De Dunyazad aux publics transvergents », Florence Martin cherche à appréhender la façon dont des films réalisés par des femmes qui vivent dans la diaspora ou dans les pays du Maghreb peuvent toucher des publics très divers et disséminés. Dans L’Enfant endormi (2004), un film qui mêle les genres, les médias et redéfinit le rapport des individus entre eux tel qu’il est induit par les nouvelles technologies, Yasmine Kassari invite à une redirection du regard, celui que les femmes portent sur l’émigration clandestine, après son documentaire, Quand les hommes pleurent (1999) consacré aux hommes qui brûlent. L’analyse s’attache au regard porté sur les corps par le recours au théâtre des ombres qui permet d’éviter tout fétichisme ou vision orientalisante, alors même que l’émigration leur impose, à elles aussi, une forme d’exil émotionnel. In fine, les nouvelles technologies apparaissent comme accroissant le sentiment d’exil et la séparation. Fleur d’Oubli (2006) de la Tunisienne Selma Baccar, est un des rares films qui mettent en scène une femme pendant la période coloniale, Zakia dont la dépendance à l’opium la mène à être internée. Florence Martin examine à partir du panoptique de Foucault la dyade voir/être vu de l’enfermement psychiatrique et de la condition coloniale, ce qui lui permet d’explorer aussi la façon dont le film construit le rapport de la protagoniste à sa propre mémoire et à son corps, dans la souffrance engendrée par la frustration sexuelle. Elle explore la façon dont la critique de l’ordre colonial et psychiatrique peut être étendue au régime tunisien d’alors qui réprimait, enfermait et torturait pour les publics alertes habitués aux récits allusifs.
Le corpus de films étudiés couvre trente années de production et va de l’accès des réalisatrices à la production en 1978 avec le film d’avant-garde d’Assia Djebar (La Nouba) jusqu’à Fleur d’Oubli en 2006. Il est limité à des longs-métrages de fiction de notoriété et d’accès très inégaux. Si Satin rouge a connu une distribution commerciale dans au moins neuf pays européens dépassant les 220 000 entrées et Rachida a atteint les 120 000 entrées en France, La Nouba est accessible en DVD exclusivement sur le continent nord-américain, tandis que Fleur d’Oubli a circulé dans les festivals mais n’a pas jamais été distribué même s’il est possible de trouver des copies de très mauvaise qualité sur le marché du DVD piraté à Tunis. Écartant les films de Moufida Tlatli qui ont déjà fait l’objet de nombreux travaux, il jette un éclairage sur des films moins commentés, en particulier ceux de Yasmina Kassari et de Selma Baccar.
Cet ouvrage qui s’articule autour d’un choix de films dont les protagonistes sont des femmes en quête de liberté, prend résolument le parti des réalisatrices, ce à quoi nous adhérons. Les analyses sont très convaincantes – certaines ont transformé la vision que nous avions de ces films – parce qu’elles sont intégrées dans une excellente connaissance des conditions nationales et transnationales de production des films et qu’elles s’appuient sur une compréhension dans le temps de la vision du monde et du cinéma de leurs auteures. Dans cette perspective, elles montrent comment les stratégies d’un cinéma par des femmes sont genrées, tout en contribuant à sortir les films de cadres thématiques et analytiques réducteurs, en particulier la superposition de catégories figées « films sur l’émancipation des femmes », « la culture arabo-musulmane » ou même de la « condition postcoloniale ». Ainsi, il coupe court à toute interprétation fondée sur des visions stéréotypées des femmes au Maghreb, des cultures maghrébines, des préoccupations des réalisatrices, mais également des publics, et constitue un apport pédagogique très bienvenu pour des étudiants en études francophones ou en cinéma dans les milieux anglophones et/ou francophones puisqu’il va contre toute interprétation simpliste par des publics dont les horizons d’attentes sont souvent éloignés culturellement et géographiquement des imaginaires véhiculés par ces films.
L’ouvrage va plus loin. L’objectif de ce travail de recherche est aussi de rendre compte de l’impact de la mutation technologique tel qu’on peut l’appréhender dans les univers fictionnels mais aussi dans l’expérience de vie et la pratique que les réalisatrices ont du cinéma et indirectement que les publics ont ou auraient des films. Le souci est par là même de montrer la multiplicité des sources qui nourrissent la conception, la réalisation, et la réception d’un film, afin de mettre en lumière les moyens par lesquels des créatrices revendiquent la liberté d’imaginer des trajectoires de femmes libres – y compris les leurs – au milieu des contraintes, celles des cultures maghrébines, mais aussi du fonctionnement des industries, des cultures du cinéma, des regards européens et occidentaux posés sur ces cultures maghrébines et les rapports de domination qu’ils mettent en jeu. Quel est l’enjeu du travail de recherche ? Il consiste d’une part à parer aux interprétations réductives en démêlant les différents fils qui peuvent amener différents publics dans les pays de production, au Maghreb et en Europe et au-delà vers ces films.
S’il faut aux réalisatrices une grande énergie pour accéder à la production et concrétiser un projet de film, Florence Martin idéalise la dimension résistante des films, leur unité et leur capacité transgressive, comme le rapport des spectateurs aux films, une idéalisation qui est le fait de la démarche choisie, l’analyse filmique même si celle-ci est très bien contextualisée. Ce rapport de la réalisatrice au film comme l’aboutissement d’une œuvre personnelle ne rend pas compte, par exemple, des réseaux, des traditions institutionnelles nationales ou transnationales dans lesquels ces femmes travaillent. À ce titre, il nous semble important de porter une plus grande attention à la relation producteur(trice)/réalisatrice en lien avec la formation de ces dernières. En outre, Les films sont vus inégalement sur les écrans nationaux, ceux qui ont une carrière internationale jouent avec et répondent aux attentes de consommation des publics. Et comme le note bien Florence Martin dans le coda qui clôture l’ouvrage, aux renégociations du pouvoir que la réappropriation de la production d’images par les femmes permet d’envisager, répondent des logiques commerciales beaucoup plus brutales qui font que ces petits films, qu’ils soient réalisés par des femmes ou par des hommes, risquent fort de passer inaperçus, sinon de finir sur les étals des marchands de DVD piratés, dans les stratégies de positionnement des films dominants qui coïncident avec la disparition d’espaces de développement de cultures de cinéma.
Ainsi, un tel cadre théorique aussi riche et rigoureux soit-il, laisse une question en suspens, celle de l’enjeu de l’analyse de films aujourd’hui dans la production des savoirs ? Si celle-ci constitue une démarche privilégiée dans les humanités, elle ne permet pas de rendre compte de la place des réalisatrices en tant qu’actrices dans le fonctionnement des industries, autant de démarches solitaires, certes, mais qui nécessitent une grande capacité à interagir avec les institutions, des interactions dont les dimensions sexuées ne sont pas anodines. Un tel travail pose donc la question de la démarche qui puisse allier les questionnements des humanités et des sciences sociales pour nous permettre de réintégrer les analyses des films dans une compréhension des rapports que les réalisatrices entretiennent avec les différents milieux concernés.
Un autre point nous paraît important. À explorer les différents aspects du transnational et la façon dont il remet en cause les catégories plus anciennes qu’il aurait supplantées, on en vient à négliger le pouvoir symbolique de ces petits cinémas nationaux qui demeure ancré, comme le football, dans des imaginaires nationaux, ceux-ci pouvant être construits autant de l’extérieur que de l’intérieur des pays. Ainsi les débats qui suivent la projection d’un film marocain dans un Panorama des cinémas du Maghreb à Saint-Denis ou les critères qui président à la sélection d’une projection par les festivaliers aux Journées Cinématographiques de Carthage nous rappellent que cette dimension reste fondamentale. « À 17 heures, j’irai voir le film algérien, mais je vais commencer par le film égyptien de Hala Lotfy » pouvait-on entendre aux dernières JCC à Tunis. Une sous-évaluation de la capacité du national à survivre au-delà de la dimension transnationale des financements, des productions, de l’expérience personnelle et professionnelle des réalisatrices, et de celles des publics que nous ne contestons pas, bien au contraire, c’est se laisser emporter trop vite par le débat théorique… D’autant que mis à part les publics assez confidentiels des grands festivals internationaux et des festivals locaux engagés dans la promotion d’un multiculturalisme ouvert et respectueux des différences, les films tunisiens ne sont pas vus par les Algériens ni par les Marocains et vice-versa. Un film de Raja Amari est sans doute un film maghrébin pour une partie du public du Maghreb des films en France, mais il demeure un film tunisien de Tunisie.
Enfin, et bien que ce ne soit pas le propos du film, accorder dans l’analyse filmique une attention soutenue à la façon dont les films peuvent s’adresser à des publics très divers confère malgré tout un statut assez spectral à ces publics. Alors que la conception que nous avions du cinéma est en pleine transformation et que la place des petites cinématographies tend à se réduire dans le cinéma commercial, il est important d’envisager comment dans un contexte de migrations, des micropublics disséminés se recomposent au gré de diverses initiatives aux différentes étapes du cycle de vie de ces films.

Martin, Florence, Screens and Veils: Maghrebi Women’s Cinema. Bloomington, IN: Indiana University Press, 2011.///Article N° : 11277

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