Black is beautiful ? Le code des couleurs dans les films africains-américains

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Selon l’esthétique classique hollywoodienne, les bons sont habillés en blanc et les méchants en noir, respectant un code de couleur qui s’inscrit dans une philosophie manichéenne présente à de multiples niveaux.
Depuis la naissance du cinéma, certains diraient depuis Naissance d’une Nation (D. W. Griffith, 1915), ce code s’étend non seulement à la garde-robe des personnages, mais également à la répartition des rôles entre les Blancs, les Noirs, et tous les tons que prend l’épiderme entre ces extrêmes qui ne sont déjà que rose clair et marron foncé.
Les exemples où le héros blanc se bat contre un anti-héros noir ne manquent pas. Le méchant Noir (Demolition Man – Marco Brambilla, 1993), éventuellement sale (Highlander 3 – Andy Morahan, 1994), arrogant (Rocky – John G. Avildsen, 1976), prédateur de la femme blanche (Cliffhanger – Renny Harlin, 1993) ou vulnérable et psychotique (Unbreakable – M. Night Shyamalan, 2000), met en valeur la bonté, la grandeur et la pureté de l’homme blanc.
Nous proposons de regarder ce qu’il en est lorsque la production est contrôlée par des Africains Américains. Le code des couleurs est il inversé, ignoré ou réellement remis en question ?
Parfois bien sûr les Blancs deviennent les méchants, les Noirs les gentils. C’est le schéma des films dits de blaxploitation des années 70 tels que Sweet Sweetback Baadassss Song (Melvin Van Peebles, 1971) ou Superfly (Gordon Parks, Jr., 1972), les deux films qui ont lancé la mode du héros du ghetto qui surmonte les obstacles posés par les Blancs, en particulier par la police et la mafia.
Le cinéma noir des années 90, et aujourd’hui encore, se pose moins en terme de Noirs contre Blancs puisque la plupart du temps tous les personnages sont noirs. On trouvera cependant bien des exemples encore où les personnages blancs sont les « méchants » et les noirs les « gentils », même si en général il y a aussi des gentils Blancs et des méchants Noirs afin d’équilibrer un peu le tableau. Enfin, l’ethnicité des méchants peut être autre, comme c’est le cas dans Passenger 57 (Kevin Hooks, 1992).
Tous ces cas de figure existent. Cependant, on constate que la plupart des films écrits, produits ou réalisés par des Africains-Américains focalisent finalement peu sur les Blancs, les principaux rôles de gentils comme de méchants étant tenus par des acteurs noirs. Or ces acteurs, même s’ils appartiennent au même groupe ethnique, sont noirs à des degrés différents. Le documentaire de Kathe Sandler, intitulé A Question of Color (1993), qui traite de l’importance de la couleur de peau au sein de la communauté noire, illustre par une série de visages noirs les différents termes utilisés pour décrire la couleur de peau et la texture des cheveux :
Ebony…coal back… skillet blonde… tar baby… red, redbone… light, bright, and damn near white… high yellow… cinnamon… teasing brown… a whole lot of yella gone to waste… mariney… chocolate… chocolate to the bone… brown sugar… lemon-color… honey-pecan… two-tone liver lip… nose as flat as Aunt Jemima pancake… good hair… bad hair… tack hair… nappy headed… nice hair… wavy hair… blow hair… bald headed… blue black…
Traditionnellement, la peau claire et les cheveux fins sont préférés, au sein de la communauté noire américaine, à la peau sombre et aux cheveux crépus. Cet état de fait, souvent dénoncé, perdure, comme le montre le documentaire de Kathe Sandler qui conclue cette énumération par la comptine « If you’re light, you’re all right… If you’re brown, stick around… If you’re black, get back, get back, get back… » Une scène de Jungle Fever (1991), que Spike Lee a dit largement improvisée, illustre également ce sentiment quand les femmes dénoncent la tendance des hommes noirs à préférer les femmes à la peau claire et font le lien entre peau claire et peau blanche. Drew (Lonette McKee) a invité ses meilleures amies pour une séance de réconfort : son mari, joué par Wesley Snipes, l’a trompée avec une femme blanche (Annabella Scorria). La femme la plus foncée du groupe prend la parole :
– Do any of you know what it is like, not being thought of as attractive?
– I can’t believe you ever believe that!
– Drew, it’s the kind of thing you buy into, okay? I was always the darkest one in my class. I know you know what I’m talking about. All the guys went after the girls with long, straight hair, and that left me out. And it’s that same kind of thinking that leaves us out when it comes to white women. Now, back in the day, brothers would get sisters that looked like you, Drew and you, Vera (Halle Berry), but now, light skin ain’t even good enough. Today brothers are going for the gusto, I mean the real McCoy. That’s why Flipper’s gone.
Sachant que la préférence pour la peau claire et les cheveux raides est largement répandue bien que politiquement incorrecte, une question s’impose : Dans quelle mesure les films noirs américains qui ne comportent que des personnages noirs reproduisent-ils le code de couleurs classique selon lequel les bons ont la peau claire et les méchants ont la peau foncée, comment le remettent-ils en question ?
Il est d’abord utile de revenir sur la répartition des rôles entre acteurs noirs de peau claire et de peau foncée dans le passé, dans les films réalisés par des Noirs américains, et de voir si les anciens schémas persistent ou disparaissent. Nous analyserons ensuite deux films récents, Strictly Business (Kevin Hooks, 1991) et The Drop Squad (David Johnson, 1993), dont les personnages sont tiraillés entre leur désir de réussite et d’accès au rêve américain, et donc d’intégration à la société blanche, et leur difficulté à concilier ces objectifs à leurs racines africaines américaines. En effet, pour bien des raisons mais surtout pour commercialiser la culture noire, les Blancs ont besoin des Noirs. Ces Noirs dont les Blancs se servent, ces Noirs accusés d’être quasiment Blancs seraient-ils les vrais méchants des films noirs américains ? Bamboozled (Spike Lee, 2000), qui traite de la représentation des Noirs dans les médias, propose une analyse du rapport entre réussite, internalisation des représentations racistes et acculturation.
1. Couleur de peau et position socio-culturelle.
Oscar Micheaux, le plus prolifique des cinéastes noirs de la première moitié du vingtième siècle, choisissait systématiquement des acteurs de peau claire pour incarner les personnages héroïques et des acteurs de peau foncée pour incarner les gangsters et autres fourbes ou bouffons. Les personnages principaux des films de Micheaux étaient joués par des acteurs très clairs de peau, tels que Lorenzo Tucker, renommé par Oscar Micheaux « The Black Valentino, » Bee Freeman « The Sepia Mae West, » Slick Chester « The Colored Cagney, » ou Ethel Moses « The Negro Harlow ». Son « singing cowboy, » Herbert Jeffries, était également très clair de peau. Oscar Micheaux faisait ainsi référence à des acteurs blancs pour insister sur le teint pâle de ses acteurs. Les acteurs de peau claire incarnaient donc les « bons, » les héros, éduqués, intelligents, maîtres de leur destin, alors que les acteurs à la peau plus foncée (tels que Paul Robeson dans Body and Soul par exemple) incarnaient les méchants. Ils étaient d’ailleurs éventuellement maquillés au charbon (en particulier les personnages comiques).
Oscar Micheaux ne faisait que reproduire un schéma utilisé dans les films hollywoodiens. Au moins tous ses acteurs étaient Noirs, il n’utilisait pas d’acteurs blancs maquillés et ne choisissait pas des Blancs pour jouer des personnages métisses, mais bien des acteurs métisses. La répartition des rôles en fonction de la couleur de peau reste néanmoins aujourd’hui la plus grande critique qui lui est faite, critique déjà entendue à l’époque. (Angelo Herndon de la Young Communist League disait de God’s Step Children « it creates a false splitting of Negroes into light and dark groups(1). ») Ainsi, les films de Spencer Williams, par exemple, jouent beaucoup moins sur la couleur de peau pour indiquer la valeur des personnages noirs. En particulier, Spencer Williams, relativement noir de peau, y joue en général le personnage principal.
Dans les années 70, avec le succès des films dits de blaxploitation, les cinéastes, et en particulier les cinéastes blancs, cherchent des acteurs foncés pour incarner les héros de ces films qui se déroulent essentiellement dans les milieux mafieux des quartiers noirs américains. La noirceur de la peau est censé être gage de force, de courage, etc. Les principaux héros de la blaxploitation sont Jim Brown (Black Gunn), Richard Roundtree(Shaft), Fred Williamson (Black Caesar), Antonio Fargas (Cleopatra Jones), Isaac Hayes (Truck Turner), D’Urville Martin (Dolemite), Gilbert Moses (Willie Dynamite), Yaphet Kotto (Across 110th Street) Une exception cependant : Ron O’Neal dans le rôle de Priest, héro de Superfly, le film qui bien qu’ayant lancé la mode de la blaxploitation n’a pas été imité sur ce plan. Les femmes héroïnes de films comme Coffy, Cleopatra Jones, etc., sont également foncées, souvent coiffées Afro, en particulier Pam Grier (Coffy, Foxy Brown, Black Mama White Mama), la plus importante d’entre elles, et Tamra Dobson (Cleaopatra Jones). L’exotisme métisse reste de rigueur pour les femmes, cependant plus foncée que dans les années soixante où Dorothy Dandridge et Lena Horne étaient les stars féminines noires les plus importantes.
Aujourd’hui, on assiste à une sorte de mélange de ces deux schémas. Les cinéastes noirs reproduisent en fait à la fois le schéma de la blaxploitation, avec des hommes virils et noirs. Il y a très peu d’acteurs masculins clairs de peau. Inversement, les femmes ont à nouveau préférentiellement la peau claire, et comme dans les films d’Oscar Micheaux, les « bons » sont souvent plus clairs que les « méchants ».
Les acteurs masculins afro-américains en vogue en ce moment sont relativement foncés de peau. C’est le cas de Denzel Washington, de Wesley Snipes, ou pour les plus jeunes de Omar Epps, Mekhi Phifer, ou Taye Diggs. Aucun grand acteur noir n’est métisse. En revanche pour les femmes, Halle Berry, Vanessa Williams, Lonette McKee sont métisses, elles ont la peau claire et les traits fins.
Cependant, lorsqu’il réalise New Jack City, Mario Van Peebles donne le rôle du policier à Ice T, qui est clair de peau, et le rôle du gangster à Wesley Snipes, qui est plus foncé. Il explique : « Je voulais les deux aspects de la jungle, la peau noire et la peau claire(2). »
On peut également citer la même opposition dans Jason’s Lyric où Jason, joué par Allen Payne, est un jeune homme sensible et sensé, sérieux, alors que son frère, joué par Bokeem Woodpine, est violent, irresponsable, et met la vie de Jason et de sa fiancée en danger.
On retrouve ce schéma dans de nombreux films. Cependant, en réalité et malgré ces quelques exemples, la codification par la couleur de la peau est largement relayée par l’appartenance culturelle et le système de valeur des personnages, plutôt middle class pour les gentils, plutôt « ghetto » pour les méchants, ces valeurs pouvant ou non correspondre pour les premiers à une peau claire et pour les seconds à une peau foncée. Dans Boyz’N The Hood, Cuba Gooding, Jr. (Trey) n’est pas particulièrement plus clair que Ice Cube (Doughboy) et Morris Chestnut (Ricky), par contre, il parle un anglais plus correcte et s’apprête à aller à l’université. Il veut épouser sa petite amie, qu’il a d’ailleurs le plus grand mal à convaincre de coucher avec lui. Il est poli, sérieux, travailleur et respectueux de ses aînés. Ces caractéristiques ne sont pas propres à la culture blanche, bien au contraire, mais elles correspondent à la société dominante et sont gage de réussite bourgeoise. Ice Cube et Morris Chestnut sont, bien plus que Cuba Gooding, Jr., des enfants du ghetto dont les habitudes culturelles, héritées de leur mère célibataire, sont désignées comme largement responsables de leur chute.
Il est donc finalement moins question de couleur de peau que d’intégration à la société dominante. La couleur de la peau n’est en quelque sorte qu’une métaphore, justifiée concrètement dans la mesure où, comme l’explique le documentaire de Kathe Sandler, plus la peau est claire plus l’intégration semble facilitée.
2. Réussir sans se renier
La répartition des rôles des bons et des méchants révèle le paradoxe d’un groupe ethnique tiraillé entre l’affirmation de la beauté de la race noire, « Black is Beautiful, » et la constatation de l’avantage d’être Blanc, « White is might… »
Quelques films traitent spécifiquement de ce dilemme et remettent fortement en question l’idée que la réussite se mesure à la distance que les personnages arrivent à mettre entre eux et le ghetto dont ils se sont extirpés (eux ou leurs parents) pour réussir. Bien que la réussite semble impliquer une certaine intégration à la société blanche, le personnage noir vertueux doit rester fier d’être Noir, il doit réussir dans la société américaine, et donc le plus souvent dans la société blanche, sans pour autant oublier ses racines et le système d’oppression en dépit duquel il ou elle a réussi socialement.
Les trois films dont je souhaite discuter sont Strictly Business (Kevin Hooks, 1991), The Drop Squad (David Johnson, 1993) et Bamboozled (Spike Lee, 2000).
Dans Stricly Business, le personnage principal, Wamon Tinsdale (joué par Joseph C. Phillips), est employé de banque. Il s’est entièrement intégré à l’entreprise pour laquelle il travaille et supporte les sarcasmes de ses collègues blancs. Ainsi, lorsqu’il les retrouve au bar après le travail, il est pris à partie à propos de la déroute d’un de leurs collègues :
Premier collègue blanc: You know his mistake was buying all that property up in Harlem
Deuxième collègue blanc: I tried to tell him that all that gentrification shit was just but a pipe dream. I mean even Wamon wouldn’t be caught dead in that waste land. Isn’t that right, Wamon?
Premier collègue blanc: Hey, don’t be stupid, Wamon probably grew up there, right?
Deuxième collègue blanc: I don’t think Wamon’s ever even been to Harlem. Have you ever been to Harlem Wamon?
Wamon (il rit): You guys… I got to get back to work… You guys take it easy.
Pris de court, Wamon préfère rire de ces remarques déplacées contre lesquelles il ne semble pas avoir les armes pour se défendre. Il est d’ailleurs révélé par la suite qu’il n’a effectivement jamais mis les pieds à Harlem.
Le cousin de Wamon, Bobby (Tommy Davidson) veut une place dans l’entreprise, mais il n’a pas les bonnes manières de Wamon, qui ne lui fait pas confiance. Lorsqu’il le surprend les baskets sur le bureau, la casquette à l’envers, en train d’essayer d’emballer une fille au téléphone, Wamon le sermonne :
– Wamon : You know, I am getting really tired of you constantly abusing my friendship. I try to do things for you, whatever I can, and still, you pull stunts like this.
– Bobby: Like what?
– Like what? Like using my office as your own personal cafeteria. Suppose I had been with a client!
– But you weren’t.
– But suppose I was! This place smells like a fast-food explosion.
Just open a window or something, man. I came here to talk to you for a reason
– What now ?
– Training program, man. You said you’d hook me up.
– I said nothing of the sort. You asked me about it and I told you, simple.
– You said you was gonna help me, man! Don’t even be frontin’ on me like that now.
– Even if that were true, which it’s not, they aren’t accepting any new trainees right now anyway.
– That’s bullshit. My boy Gary O’Hara just made the cut.
– Gary went to St John’s University.
– I went to school too.
– Community College. Not exactly the same thing.
– Bullshit… Why are you illing like that?
– You see, that is what I am talking about. Illing? What kind of word is that? And look at the way you’re dressed.
– I work in the mailroom, man. What am I supposed to wear, Armani suit?
– No! But you don’t have to speak and dress so…. So… How do I put this…
– Black?
– Well yes, black!
…
– You know what G.? You are straight up whiter than the whitest white man. I thought there was a little bit of black under that tired blue suit you have on. I see what time it is with you now. Thanks for nothing Mr. Tinsdale.
En effet Wamon a tellement adopté le système de valeur de ses collègues et patrons qu’il a développé un dégoût de la culture noire américaine. Il parle comme les Blancs, s’habille comme les Blancs et pense comme les Blancs. Bobby va, difficilement, ramener cet Oreo à la raison. Inversement, Bobby, le cousin du ghetto, doit apprendre les valeurs de l’Amérique des affaires, « corporate America, » qu’il associe à l’Amérique blanche, comme d’arriver à l’heure (et non à l’heure des Noirs, Colored People Time), d’adopter un code vestimentaire plus strict et de parler un anglais châtié. Il s’agit de trouver un juste milieu.
Les deux personnages ne sont pas différents de couleur, mais tout les sépare sociologiquement. Bobby réapprend à Wamon à être noir. Il va le sauver d’une situation critique, de même que la banque qui l’emploie, en signant une affaire avec les plus grands investisseurs immobiliers de Harlem grâce au bagout de son cousin. Le film se termine donc sur une vision idéale du compromis économique et social par l’acceptation de soi et la tolérance de l’autre. Strictly Business est une comédie dont le message est néanmoins fort clair : pour arriver à vivre avec soi-même et gagner beaucoup d’argent, il faut mettre de l’eau dans son vin, mais pas trop. Dans l’une des dernières scènes du film, le même collègue qui se moquait de Wamon au début du film, et qui a saboté son étude pour faire échouer la transaction immobilière, se voit remis à sa place d’un coup de poing dans la mâchoire alors qu’il n’a pas finit de prononcer le mot « nig… ». Wamon est sur le champ nommé partner par le P.D.G. ; Bobby monte lui aussi d’un cran et revêt enfin un costume Armani.
Dans The Drop Squad, Eric LaSalle, le médecin fort intégré de E.R., joue le rôle de Bruford Jamison, Jr. Sa sœur le fait kidnapper par la « Drop Squad, » un groupe d’hommes et de femmes noirs qui réforment, par la force, les Noirs coupables de trahison, deconnectés de leur culture, et en fait racistes. Bruford fait de toute évidence partie de cette catégorie comme le démontrent de nombreuses scènes du film. Il n’a jamais lu Toni Morrison, est mal à l’aise quand il retourne dans le quartier où il a grandi, ne supporte plus son ami d’enfance, Flip, qui veut qu’il lui trouve un travail, et surtout réalise des publicités racistes. La Drop Squad doit lui délaver le cerveau et il subit ce que l’on ne peut qu’appeler une torture. Par la force et la menace, on l’oblige à découvrir ou redécouvrir Marcus Garvey, Steven Biko, W.E.B DuBois, Billie Holiday, Franz Fanon, les Black Panthers, Soul Train, et bien sûr Toni Morrison. The Drop Squad propose un remède extrêmement violent à la perte d’identité des Buppies (Black Urban Professionals), mais en fin de compte efficace puisque Bruford revient à la raison. Les révolutionnaires de la Drop Squad n’ont rien de sympathiques, mais ce sont néanmoins les héros de ce film pour le moins déroutant.
Qu’il s’agisse de The Drop Squad ou de Strictly Business, ces deux films remettent fortement en question l’idée que la réussite se mesure à la distance qu’un personnage arrive à prendre par rapport au ghetto dont il est issu.
Le film qui présente l’analyse la plus intéressante du rapport entre réussite, internalisation des représentations racistes et acculturation est probablement Bamboozled, le film de Spike Lee.
3. Bamboozled, ou la déconstruction du code de couleur.
Le personnage principal de Bamboozled est Pierre Delacroix, joué par Damon Wayans, seul cadre supérieur noir d’une chaîne de télévision dont l’audience est en chute libre. Il a changé de nom, changé d’accent, il est devenu culturellement blanc, et pourtant son patron lui demande s’il peut l’appeler « nigger. » Il est clair que ses efforts sont vains. Spike Lee énonce clairement qu’un Noir américain ne peut espérer echapper à sa condition, donc autant ne pas se leurrer.
Dans une scène clef il va rendre visite à son père, un comique qui joue dans des petits clubs africains-américains, et qui malgré son talent n’a jamais connu de véritable succès. Pierre Delacroix a tout fait pour ne pas connaître le sort de son père.
Delacroix a besoin d’acteurs pour son nouveau show que pour la première fois depuis des mois son patron Dunwitty apprécie. Mantan et Sleep-n-Eat(3), deux Noirs maquillés au charbon, dansent et font des claquettes parmi leurs compagnons, des prisonniers et des esclaves, sur une plantation, dans un champ de pastèques ! Le minstrel show de Pierre Delacroix doit en parodiant les stéréotypes du passé les dénoncer. Il explique ses vraies intentions à sa secrétaire : il veut prouver que son patron ne le laissera créer une sitcom que si ses personnages sont stéréotypés. Il compte sur le fait que le show sera censuré et espère se faire licencier. Manray, le personnage qui incarne Mantan, est joué par Damion Glover qui est très clair de peau. Son partenaire Womack, qui incarne Sleep-n-Eat, est joué par Tommy Davidson qui est plus foncé.. Womack finit par abandonner le show, il refuse de continuer à se ridiculiser. Manray reste. Il est finalement assassiné par un groupe de rappeurs qui n’ont pas réussi à être engagés par le show et qui l’accusent de se vendre aux Blancs (to sell out his race).
Tous les personnages clairs de peau, tous les personnages qui travaillent pour les Blancs sans s’assurer qu’ils ne travaillent pas contre les Noirs, meurent dans le film, assassinés par des personnages plus noirs qu’eux qui ne supportent plus cette trahison.
Bamboozled montre une société blanche américaine amoureuse de la culture noire, à travers Dunwitty, le patron de Pierre Delacroix qui n’a que des sportifs noirs sur les murs de son bureau. Il a épousé une femme noire et parle l’ebonics alors que Pierre Delacroix parle avec un accent de Harvard. Dunwitty a entièrement intégré à sa vie toute la culture noire américaine telle que la société de consommation dans laquelle il vit l’exploite et la lui vend. Il reste parfaitement inconscient des images racistes qu’il cautionne et des insultes qu’il assène à son employé alors qu’il veut lui plaire (« nigger, nigger, nigger »). Il croit comme les millions de spectateurs américains qui aiment son nouveau show qu’il peut être noir en se grimant en noir, alors que sa connaissance de la culture noire est strictement commerciale.
Pour commercialiser la culture noire, les Blancs ont besoin des Noirs, c’est ce qui se passe dans Bamboozled comme dans The Drop Squad où Bruford conçoit des publicités qui ciblent la communauté noire. Ce sont ces Noirs dont les Blancs se servent, ces Noirs accusés d’être quasiment Blancs qui sont les vrais méchants des films noirs américains.
Bamboozled est un film qui met la pigmentation de la peau des acteurs au centre de l’intrigue puisque l’élément principal de la réussite du programme de Delacroix est l’utilisation d’acteurs maquillés au charbon. Parce que Delacroix est Noir, Spike Lee parle bien des cinéastes noirs, et bien sûr des producteurs Blancs. Il parle surtout de l’internalisation par Delacroix des représentations racistes et donc de l’idée de la suprématie de la race blanche dont il choisit d’adopter les valeurs. Delacroix n’a pas vraiment le choix, puisqu’il n’arrive pas à faire produire ses programmes s’ils ne sont pas racistes. De même, Spike Lee obtient un budget de huit millions de dollars pour produire Bamboozled avec New Line Cinema. Le film n’a eu que très peu de succès, en grande partie à cause des affiches représentant un nègre souriant dans le style « Banania » : la communauté noire n’a pas apprécié, contrairement peut-être aux producteurs et à Spike Lee lui-même.
Finalement Delacroix, malgré son intelligence et son cynisme, se fait utiliser par les Blancs. Spike Lee mimique le comportement de Delacroix en produisant Bamboozled et en choisissant cette affiche, comme s’il admettait ne pas être à l’abris de sa propre exploitation commerciale qu’il a toujours cherché à maîtriser. Pour Spike Lee les vrais « méchants » sont ces Noirs dont les Blancs se servent, éventuellement conscients de cette dynamique, mais néanmoins complaisants. Bamboozled n’est peut-être pas là pour les condamner, mais pour dénoncer l’impossible dilemme auquel ils sont confrontés.
Le film de Spike Lee débute par la définition du mot « satire » :
Satire : 1.a. A literary work in which human vice or folly is ridiculed or attacked scornfully. b. the branch of literature that composes such work. 2. Irony: derision of caustic wit used to attack or expose folly, vice or stupidity.
La satire part d’un modèle qu’elle critique en le démolissant. Mais ce modèle reste le point de départ et aujourd’hui, le code de couleur manichéen traditionnel reste ce point de départ que le cinéma africain américain peut reproduire, transformer ou rejeter. L’existence même du code des couleurs, de son histoire, de la réalité qu’il reflète, relayé par d’autres éléments de caractérisation « afro » ou « anglo », impose à la couleur de peau des acteurs afro-américains un niveau de signification dont le cinéma américain ne se détache que lentement.

1. Cité par Cripps, Thomas, Slow Fade to Black, New York: OUP, 1973, p. 342.
2. Wachthausen, Jean-Luc, Le Figaro, « Pour en finir avec le crack, » 12.07.91.
3. Mantan est ainsi nommé en référence à Mantan Moreland, talentueux acteur hollywoodien des années quarante dont le personnage était connu pour ses grands yeux globuleux et sa manière de prendre ses jambes à son coup en disant « come on feet, do your stuff, » ce qui pouvait aussi annoncer une séance de claquettes dont il était expert. Sleep ‘n’ Eat fait référence au personnage de Willie Best, également au sommet de sa carrière dans les années quarante. Sleep ‘n’ Eat, comme son nom l’indique, était un personnage simplet et paresseux.
Cet article est à paraître dans « Les Bons et les Méchants », actes du congrès 2001 de la SERCIA (Société d’étude et de recherche sur le cinéma américain), ed. Francis Bordat et Serge Chauvin, Presses de l’Université Paris X-Nanterre.///Article N° : 3057

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