De son vrai nom Shelton Jackson Lee, Spike Lee est né le 20 Mars 1957 à Atlanta, Géorgie. Sa mère, Jacquelyn, décède en 1976. Il n’est alors âgé que de dix-neuf ans. Son père, Bill, est un musicien de jazz renommé. Il composera la bande originale de ses premiers films. Le petit Shelton Lee est par ailleurs l’aîné de trois frères et d’une soeur, Chris, David (photographe attitré de ses films), Joie (actrice dans plusieurs de ses longs métrages) et Cinque – prénommé ainsi en hommage à l’esclave qui, en 1839, mena une révolte victorieuse contre le négrier l’Amistad. Spike Lee grandit à New York, à Brooklyn plus précisément, dans un quartier à prédominance italienne où ses parents ont emménagé à la fin des années cinquante. Il y connaît une enfance heureuse et ne souffre guère du racisme. « Les tous premiers jours, confie-t-il, nous étions traités de « négros », mais par la suite on nous laissa relativement tranquilles. Nous ne représentions pas une menace à leurs yeux car nous étions les seuls Noirs du quartier. » En 1968, les Lee déménageront de nouveau et s’installeront à Fort Green, toujours dans le district de Brooklyn.
Durant toute son enfance, Spike est sensibilisé par ses parents à l’histoire et à la culture noire. Son père l’initie au jazz et tente de lui apprendre le violon et le piano (en vain). Sa mère lui inculque le respect de ses ancêtres, la fierté de son peuple, la culture de ses semblables : elle lui donne très tôt à lire les oeuvres d’auteurs noirs comme les poèmes de Langston Hughes et l’emmène régulièrement au théâtre et au musée. Mais déjà, Spike n’a qu’une passion : le sport. Il ne jure que par le base-ball, le basket-ball, le football. Il aime aussi le cinéma (il cite Goldfinger, A Hard Day’s Night, Le Lys des champs) mais n’imagine pas une seconde qu’il pourrait en faire son métier : « Je ne pensais même pas que des gens faisaient des films », confie-t-il dans l’ouvrage Five for five, « les films étaient magiques et quelque chose que vous ne pouviez faire. En tout cas le pensiez-vous ». Quand il deviendra célèbre, le cinéaste se fera un devoir de démystifier le cinéma, aux yeux de sa communauté notamment. Il éditera pour ce faire des ouvrages sur ses films avec scénario, notes de production et journal du tournage – comme l’avait fait avant lui Melvin Van Peebles en 1971 avec Sweet Sweetback’s Baadasss Song – avec l’intention avouée de susciter des vocations. Il explique : « C’est cette perception des films (promue par Hollywood) qui éloigne les masses du métier de réalisateur. (…) La réalisation est un métier qui peut être appris comme n’importe quel autre ; bien sûr cela demande du talent, mais enlevez-vous de l’esprit qu’il s’agit de quelque chose de magique et de mystique. (…) Le film est un média puissant ; il peut influencer des millions de gens dans leur façon de penser, de marcher, de parler, et même de vivre, sans oublier que vous pouvez gagner d’énormes sommes d’argent. L’idée est de garder l’industrie confinée, de laisser à un petit groupe le contrôle et tout l’argent. C’est la raison pour laquelle un de mes buts a été de démystifier les films. J’aime dire et montrer aux gens que cela peut être fait. (…) A cette fin, j’espère que ce que j’ai écrit sur mes films a aidé ». Spike Lee éditera en tout six ouvrages sur ses films, scénario inclus, jusqu’à Malcolm X (1992).
En 1975 Spike entre comme son père et son grand père avant lui au prestigieux Morehouse College d’Atlanta, fleuron de l’élite noire d’où sortit entre autres Martin Luther King Jr. Il y fait l’amère expérience des conflits de classe reposant sur la couleur plus ou moins foncée de la peau. Il tirera de ces observations à Morehouse la matière de son deuxième long métrage, School Daze (1988). C’est aussi à cette époque qu’il rencontre Monty Ross, son futur co-producteur, et réalise ses premiers films amateurs en super-8 (il a abandonné entre temps l’idée de devenir sportif professionnel à cause de sa petite taille). Courant 1979 il intègre la New York University’s Film School et réalise en 1980 son premier court métrage d’étudiant intitulé The Answer : « C’est l’histoire d’un scénariste noir employé pour diriger un remake d’un montant de cinquante millions de dollars de Birth of a Nation. Nous y avons inclus des parties de Birth of a Nation. Ils [les professeurs]n’ont pas du tout apprécié. Comment osais-je dénigrer le père du cinéma, D.W. Griffith ! »
L’année suivante il rencontre Ernest Dickerson, le futur chef-opérateur de tous ses films jusqu’à Malcolm X, et crée sa propre maison de production baptisée « Forty Acres and A Mule Filmworks » en référence à la promesse faite aux esclaves émancipés après la guerre de sécession qui garantissait à chacun d’eux quarante acres de terre et une mule en « réparation » de l’esclavage – promesse qui ne fut jamais tenue. Sarah (1981), son deuxième film d’étudiant tourné en collaboration avec Ernest Dickerson et Bill Lee, brosse le portrait d’une famille noire de Harlem le jour de Thanksgiving.
En 1982, Lee réalise son film de thèse Joe’s Bed-Stuy Barbershop : We Cut Heads d’une durée d’une heure, une comédie située dans le ghetto de Bedford-Stuvesant qui dépeint le quotidien d’un salon de coiffure dont les clients discutent sans fin et s’adonnent à des jeux d’argent illégaux. Joe’s remporte le prix du meilleur film étudiant décerné par l’Academy of Motion Pictures Arts and Science et bénéficie d’une large diffusion. Il sera distribué par la Black Filmmaker Foundation, un organisme fondé en 1978 par le documentariste noir Warrington Hudlin et dont le but est d’aider les jeunes cinéastes issus de minorités ethniques.
Après un projet ambitieux qui n’aboutira jamais (intitulé initialement The Messenger) Spike Lee se lance en 1985 dans la réalisation d’un film de moindre envergure tourné en douze jours (en Super-16 mm et en noir et blanc) avec une équipe réduite pour un budget de 175 000 dollars, intitulé She’s Gotta Have It, film qu’il écrit, dirige, produit, monte et dans lequel il joue.
She’s Gotta Have It : le film-événement
Nola Darling (Tracy Camila Johns) est une jeune femme libérée. Elle partage sa vie entre ses trois amants tous différents les uns des autres – au point parfois de frôler la caricature : Jamie (Tommy Redmond Hicks) lui apporte confort, tendresse et sécurité mais manque quelque peu de fantaisie. Mars (Spike Lee), petit, mal fichu, sans un sou, immature mais tellement délirant, la fait rire et surtout ne se prend jamais au sérieux. Greer enfin (John Canada Terrell), un yuppies adepte du body-building, gominé et beau garçon, incarne le mâle idéal soit, mais fait montre de trop de prétention et finit par devenir ennuyeux. Ces trois personnalités réunies forment l’homme idéal. Mais pour eux, qui sont les premiers concernés, cette rivalité ne leur convient guère. Le point de non retour est atteint lorsque Nola les invite tous les trois chez elle le soir de Thanksgiving. Finalement, malgré le chantage de Jamie et après avoir rompu avec les deux autres, Nola choisira de rester maîtresse de son corps et poursuivra sa vie comme elle l’entend et comme elle l’a toujours fait.
Léger, sensuel, impertinent, plein d’humour, She’s Gotta Have It est une vraie brise d’air frais au parfum de liberté dans la production de ces années quatre-vingts. Les qualités et l’originalité du film résident tout à la fois dans ce ton si particulier que procure le style semi-documentaire (regards-caméra, fausses interviews), dans sa structure éclatée (flashs-back incessants, ponctuation par le biais de photos et de cartons), dans le mariage harmonieux du noir et blanc et de la musique jazz, dans la description de Brooklyn, dans les personnages, et bien sûr dans le sujet : enfin un cinéaste ose montrer la sexualité noire sans détour ni tabou. En ce sens, Nola Darling n’en fait qu’à sa tête est une vraie réussite et témoigne d’une avancée importante pour l’image du Noir dans le cinéma américain.
A sa sortie en 1986, le film, distribué par Island Pictures, est remarqué par la critique (le réalisateur est alors surnommé le « Woody Allen noir ») et suscite l’enthousiasme du public noir tout particulièrement. A Cannes, il reçoit le Prix de la Jeunesse. Produit pour la bagatelle de 175 000 dollars, il en rapportera huit millions. Comme Van Peebles avant lui, Spike Lee devient du jour au lendemain une sorte de héros pour la communauté. Le personnage populaire qu’il a créé, Mars Blackmon, le type même du B-Boy, du jeune-noir-du-ghetto portant casquette et chaussures de sport (des ‘Nike Air Jordans’), est courtisé par la firme Nike qui signe avec le cinéaste plusieurs spots publicitaires dans lesquels il apparait aux côtés de Michael Jordan, le champion de basket incontesté de la NBA. Habile pour tout ce qui a trait à la promotion (tant la sienne que celle des autres) il réalise aussi dès 1986 des clips vidéo dont ceux de Miles Davis, Tracy Chapman ou Public Enemy. La carrière du jeune cinéaste noir de Brooklyn est lancée.
L’art de la controverse
Spike Lee bénéficie d’une popularité et d’un statut à part dans ce qu’il est convenu d’appeler le « nouveau cinéma africain-américain ». Initiateur du mouvement et principal représentant de cette nouvelle génération (sa popularité et l’importance quantitative de son oeuvre restent inégalées), son succès et sa reconnaissance doivent tout autant à la qualité de ses films qu’à ses prises de position courageuses et controversées.
En effet, le jeune réalisateur noir de Brooklyn est résolument un cinéaste engagé et malgré sa réussite et son statut hollywoodien il a su garder toute son indépendance et conserver sa liberté d’expression. C’est parce qu’il est parvenu à rester maître du processus de production de tous ses films (contrairement à nombre de ses confrères) que cet homme d’affaire averti a pu garder le contrôle total de son oeuvre. Aussi n’a-t-il pas hésité à montrer l’Amérique de son point de vue, du point de vue d’un Noir vivant aux États-Unis, sans compromis ni concession. Ses prises de positions souvent polémiques l’ont ainsi placé dans une situation assez exceptionnelle pour un cinéaste, comme en témoigne son statut de porte-parole de la communauté noire, de spécialiste de la question afro-américaine au même titre qu’un politologue ou un sociologue. A ce propos l’universitaire noir américain Jesse A. Rhines relève que contrairement à la plupart des cinéastes, lui est le plus souvent invité sur les plateaux de télévision pour donner son avis sur les questions d’ordre politique, économique ou social, plutôt qu’artistique ou cinématographique. Mais il faut bien admettre qu’il est aujourd’hui le seul à traiter ouvertement, avec autant d’audace et de courage, du racisme, ce mal tabou qui ne cesse de diviser l’Amérique.
Parmi ses films les plus engagés, Do The Right Thing (1989) évoque les tensions entre communautés d’ethnies différentes au sein d’un quartier de Brooklyn et montre le meurtre d’un jeune Noir victime de la brutalité de policiers blancs et l’émeute qui s’ensuit. Jungle Fever (1991) évoque de front le problème du racisme et des relations amoureuses interraciales entre Noirs et Italo-Américains. Malcolm X (1992) rend hommage au leader noir le plus controversé et le plus critiqué de toute l’Histoire américaine. Quant à Get On The Bus (1997) il brosse le portrait d’un groupe d’hommes noirs en route pour le Million Man March, la manifestation organisée par Louis Farakhan, le leader controversé de la Nation de l’Islam taxé de misogynie, d’homophobie, d’antisémitisme et de racisme anti-Blanc.
Spike Lee a lui même souvent été traité de raciste (de misogyne et d’antisémite aussi) ou du moins lui reproche-t-on de susciter la haine entre Noirs et Blancs. Son cinéma dérange en effet, et ce, parce qu’il offre une autre image de l’Amérique réaliste et peu conforme avec celle édulcorée véhiculée par le cinéma dominant. D’ailleurs ses films les plus polémiques ont tous été inspirés de faits réels : l’incident de Howard Beach (responsable de la mort de Michael Griffin) est à la base du scénario de Do The Right Thing, l’idée de départ de Jungle Fever lui est venue du meurtre de Yussef Hawkins, quant à Malcolm X et à Get On The Bus, ils prennent tous deux pour référence des faits historiques. Spike Lee ne fait en fait que témoigner de la condition des Noirs en Amérique, d’un point de vue noir, et quand on lui reproche de laisser planer le doute quant à l’éventuelle attitude à adopter – did Mookie do the right thing ? (est-ce que Mookie fait « la chose à faire » en déclenchant l’émeute à la fin de Do The Right Thing ?) – il s’empresse de répondre : « Conclure [Do the Right Thing] avec Sal et Mookie s’embrassant, se prenant les mains, chantant « We are the World », « Don’t Worry, Be Happy », « We’re all God’s children », « It doesn’t matter if we’re Black, white, purple or green, nous sommes tous pareils au-dedans », c’est des conneries, et c’est ce qui me rend fou au sujet de tout ce mythe américain, que la couleur, les idées ou la nationalité que tu as n’ont aucune importance, tant que tu es Américain, tu sera traité pareil. C’est un mensonge. Le plus énorme mensonge jamais perpétré de toute l’histoire de l’humanité. Aucun de mes films ne reflétera cela. »
Il faut dire que les films de Spike Lee, loin de répondre à la vision manichéenne proposée par Hollywood, n’offrent pas de réponse toute faite au problème noir, à l’image de Do The Right Thing qui présente au générique de fin deux citations, l’une de Martin Luther King et l’autre de Malcolm X, la première célébrant la non-violence, la seconde prônant l’autodéfense. Le cinéma de Spike Lee se veut en fait être un état des lieux de la question raciale aux USA autant qu’un cri d’alarme. « Wake up ! Wake up ! Wake up ! » hurle à la fin de School Daze le personnage interprété par Lawrence Fishburne face à la caméra, à l’intention de tous les étudiants du campus mais aussi dans le but d’interpeller le spectateur. School Daze (1988), son deuxième film, qui met en accusation le racisme au sein même de la communauté noire entre Noirs « foncés » et Noirs « clairs », dénonçant ainsi des pratiques encore bien vivantes de nos jours, pratiques dont Spike Lee fut le témoin lors de son séjour au Morehouse College d’Atlanta.
Do The Right Thing est sûrement celui de tous ses films qui procède au plus méticuleux examen de la situation raciale en Amérique. Il démantèle littéralement le processus de haine qui s’installe peu à peu entre les différentes communautés et qui mènera inéluctablement à l’émeute finale. Comme le relève Nicolas Saada dans les Cahiers du Cinéma, « rarement avait-on vu dans le cinéma américain, un cinéaste peindre de façon aussi précise les différences fondamentales entre individus, mettre à plat les conflits, allant jusqu’à les subdiviser (voir la tension entre les Coréens et les Noirs du film) ». Do The Right Thing, rythmé par la chanson Fight the Power de Public Enemy (sans nul doute le groupe rap le plus controversé du moment) ne laisse pas indifférent et force à la réflexion, tout comme Jungle Fever ou Malcolm X qui, rappelons-le, s’ouvre sur les images du passage à tabac de Rodney King et s’achève sur celles de Nelson Mandela faisant l’éloge de Malcolm.
Il est évident que Spike Lee aime volontiers provoquer, c’est d’ailleurs ce qu’on lui reproche le plus souvent, mais n’est-ce pas un bon moyen, voire le seul, pour faire passer des idées, « secouer » le spectateur (« wake-up » semble être le leitmotiv de son oeuvre), le sortir de sa torpeur et de sa béatitude bien-pensante, apporter des éléments de réflexion et ouvrir le débat ? Ajoutons que pour ne rien arranger le cinéaste-acteur se confie régulièrement les rôles controversés les plus susceptibles d’engendrer des malentendus ; dans Do The Right Thing c’est lui, Mookie, qui déclenche l’émeute en brisant la vitrine de la pizzeria de Sal (Danny Aiello), son employeur Italo-Américain au demeurant fort sympathique, faisant ainsi « la chose à faire » (« the right thing »). Combien de journalistes (blancs) ne lui ont pas dès lors reproché ce geste malheureux, auxquels Spike Lee répondait qu’une vie humaine, même celle d’un jeune Noir, était somme toute plus importante qu’un bien matériel et que ces derniers ne se focalisaient que sur l’incendie de la pizzeria. Il se permet même de faire dire par un personnage de Mo’ Better Blues (1990), une française (blanche), à l’encontre du personnage qu’il incarne : « toi tu es raciste, c’est du racisme à l’envers, moi j’adore les Noirs » (en français dans le film). Surtout agacé par l’image que les médias offrent de lui (l’image d’un Noir vindicatif sans raison, raciste et intolérant), par les questions tendancieuses voire mal intentionnées que lui posent certains journalistes (même français quelquefois), Spike Lee a pris le parti d’en jouer semble-t-il même dans les interviews. Ce qui lui vaut cette réputation peu justifiée car, il suffit de voir ses films et la manière dont il dépeint les différentes communautés (des Italo-Américains le plus souvent) pour déplorer de telles attaques à son encontre. Et comme il se plaît à le rappeler : « Le truc marrant, c’est quand les Blancs accusent les Noirs, quand ils leur disent « pourquoi êtes-vous tellement en colère ? »… S’ils ne savent pas pourquoi les Noirs ont les boules, il n’y a plus aucun espoir. C’est un miracle que les Noirs américains soient tellement bonasses et joviaux. Je ne crois pas avoir tant de colère en moi. Je ne suis pas plus furieux que j’en ai le droit ».
Mais revenons à l’aspect plus spécifiquement filmique et thématique de son oeuvre. Au travers de tous ses films Spike Lee célèbre sans emphase la négritude, aborde comme nous l’avons vu le problème crucial du racisme et offre une image diversifiée de la communauté noire (classe, âge, sexe diffrérents). Chez Spike Lee, l’énoncé de James Murray prend toute sa signification quand il déclare que « les trois buts du cinéma noir sont : la réfutation des mensonges des blancs, le reflet de la réalité noire, et (en guise d’outil de propagande) la création d’une image noire positive ». En effet, à travers tous ses films Spike Lee s’est employé progressivement à démanteler les stéréotypes et autres clichés associés à la communauté noire et véhiculés par les films hollywoodiens. Son avis est très tranché sur ce sujet et régulièrement il se plaint de l’image négative du Noir présentée dans les films réalisés par des Blancs mais aussi par des Noirs, de La Couleur pourpre (Steven Spielberg, 1986) aux oeuvres qu’il qualifie lui même de « Black-Urban-Hip-Hop-Drugs-Shoot’em Up-Gangster movies » de la vague new jack post-quatre-vingt-dix.
Montrer la réalité noire de façon authentique est une autre de ses préoccupations majeures tant il s’efforce de diversifier les portraits et tente de dépeindre avec justesse et fidélité le vécu des Africains-Américains comme rarement il n’avait été filmée auparavant. Ses récits font appel à la culture noire, se réfèrent à l’histoire afro-américaine et s’attachent à décrire des individus dans toute leur complexité, de façon « multi-dimensionnelle », en évitant de porter un quelconque jugement – contrairement à la plupart des productions hollywoodiennes.
Enfin à travers ses films, Spike Lee s’efforce toujours de « construire une image noire positive » de façon parfois didactique certes, mais toujours dans le but de célébrer et de reconquérir une image trop souvent bafouée par le passé. Sa manière de rendre compte de la beauté des corps dans Mo’ Better Blues par exemple ou de « sacraliser » un personnage comme Malcolm X participe pleinement de cette volonté de célébrer la négritude et d’offrir au public noir une image positive et les glorieux héros que la plupart des autres films leur dénient.
Malgré tout il serait réducteur de ne considérer Spike Lee que comme un cinéaste revendicatif et engagé. Tous ses films ne font pas l’objet de polémiques, ne sont pas « politiques » ni ne s’apparentent à des « oeuvres à message ». Certains sont d’un tout autre ordre. She’s Gotta Have It (1986) est une comédie de moeurs, Mo’ Better Blues (1990) un film romantique en hommage au jazz, Crooklyn (1994) se situe entre la chronique et la comédie dramatique le tout inspiré de faits autobiographiques, Clockers (1995) est une chronique policière, Girl 6 (1996) une comédie de moeurs et He Got Game (1998) un film sur le basket. Il est vrai par contre que ses films les plus récents (depuis Malcolm X, 1992) et beaucoup moins polémiques rencontrent un moindre succès. C’est un peu le revers de la médaille…
Aujourd’hui, après quinze ans de carrière et quatorze longs métrages à son actif (dont l’émouvant documentaire Four Little Girls), Spike Lee n’a plus à prouver son talent et enchaîne, bon gré mal gré, les oeuvres plus ou moins personnelles, parfois inégales. Avec Summer of Sam (1999) il s’offre un nouveau challenge : ne tourner qu’avec des acteurs blancs, s’affranchir de son étiquette de « cinéaste noir polémique » pour se voir enfin considérer comme réalisateur tout court et non plus comme « réalisateur black ». Est-ce une preuve de maturité ou le signe d’une probable récupération, voire d’une totale démission ? A chacun de se faire une opinion. Quoi qu’il en soit, il demeure sans conteste le plus prolifique et le plus populaire des cinéastes africains-américains de sa génération. Son rôle de pionnier et de leader du nouveau cinéma noir est incontestable, tout comme sa réussite et son engagement qui le placent dans la droite lignée de ses prestigieux prédécesseurs, Oscar Micheaux (1884-1951) et Melvin Van Peebles (1932-).
FILMOGRAPHIE de Spike Lee
– The Answer (court-métrage, 1980)
– Sarah (c.m., 1981)
– Joe’s Bed-Stuy Barbershop: We Cut Heads (moyen-métrage, 1982)
– She’s Gotta Have It (Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, Island, 1986)
– School Daze (Columbia, 1988) [inédit en France]
– Do The Right Thing (Universal, 1989)
– Mo’ Better Blues (Universal, 1990)
– Jungle Fever (Universal, 1991)
– Malcom X (Warner Bros, 1992)
– Crooklyn (Universal, 1994)
– Clockers (Universal, 1995)
– Girl 6 (Twentieth-Century-Fox, 1996)
– Get On the Bus (Columbia, 1996)
– Four Little Girls (Cinq petites filles, documentaire, 1997)
– He Got Game (1998)
– Summer of Sam (1999)
– Bamboozled (2000)
BIBLIOGRAPHIE de Spike Lee
– Spike Lee’s gotta have it, inside guerrilla filmaking, Simon & Schuster, New York, 1987.
– Uplift the race, the construction of School Daze, en collaboration avec Lisa Jones, Simon & Schuster, New York, 1988.
– Do The Right Thing: a Spike Lee Joint, avec Lisa Jones, Stewart, Tabori & Chang, New York, 1989.
– Mo’ Better Blues, avec Lisa Jones, Simon & Schuster, N.Y., 1990.
– Five for five, the films of Spike Lee, avec divers collaborateurs, Stewart, Tabori & Chang, N.Y., 1991.
– By any means necessary, the trials and tribulations of the making of Malcom X, avec Ralph Wiley, Hyperion, N.Y., 1992///Article N° : 2366