entretien d’Olivier Barlet avec Thierry Michel

Cannes, mai 1999
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Vos précédents documentaires s’intéressaient davantage à l’intimité de vie de personnages particuliers. Avec Mobutu, vous changez de registre en vous intéressant directement à l’Histoire.
Après trois films au Congo et six films en Afrique, j’avais envie de comprendre une page de l’Histoire contemporaine africaine à travers un personnage digne des grandes tragédies shakespeariennes, ayant connu un destin hors du commun, né dans un milieu pauvre de la forêt équatoriale, devenu un des hommes les plus riches et puissants du monde et terminant dans les poubelles de l’Histoire. On respectait les règles de la tragédie : unité de personnage, de lieu, de temps. Tragédie d’un peuple, d’un continent mais aussi farce car Mobutu a toujours joué un personnage ayant le pouvoir du verbe, du charisme, de la séduction, des alliances, des opportunités – un grand pervers de la politique. Il fallait trouver l’équilibre entre ce personnage et ces 40 années que Williams Sassine a qualifié  » d’indépendan-tristes  » où ont régné ces dinosaures omnipotents soutenant les intérêts occidentaux et mettant à la dérive leur continent. Je souhaite que le film soit un  » plus jamais ça  » annonçant une nouvelle période. Il a fait danser son peuple ; il a été adulé, déifié. Il s’agit maintenant d’en finir avec les idoles et de construire une vraie société humaniste, pluraliste, respectueuse des droits de chacun. J’espère que le film porte ce message.
Vous présentez avant tout Mobutu comme un homme.
J’ai essayé d’éviter la caricature, la diabolisation facile du personnage. L’homme avait ses frustrations d’enfance, son sens du destin, son désir de reconnaissance, d’identité. Je voulais saisir l’alchimie complexe qui forge un dictateur. J’ai donc refusé la langue de bois, les éternels opposants et leur discours attendu, les journalistes, les historiens et essayé de le cerner par tous ceux qui en ont été les complices : les cercles de pouvoir, des ministres aux conseillers, du cercle familial au cercle diplomatique international, les chefs d’Etat comme Bush, Nixon, Giscard, le roi Baudouin etc. et qui ont permis au dictateur d’avoir la longévité la plus longue, de 1960 à 1996. Il fallait comprendre ce mécanisme.
N’y avait-il pas un risque à ne prendre que ses propres collaborateurs ?
Je crois que le spectateur fait la différence et sait lire le discours des collabos types ! C’est lui faire confiance pour décrypter le bien du mal, et c’est en fait le jeu permanent de la fiction : je viens de la fiction et je crois que le documentaire a la même exigence. Cela fait partie de la propre jouissance du spectateur d’opérer cette lecture : jouer l’implicite alors que dans le documentaire on est habitué à l’explicite.
On est toujours sur la corde raide : montrer un dictateur humain est forcément ambivalent. On a vu le débat soulevé récemment par le film sur Eichman, ou bien Bongo libre du Congolais Bakupa-Kanyinda…
Bien sûr ! Cette ambiguïté oblige à des choix de conscience et des choix éthiques. C’est vraiment ce qui m’intéresse : le cinéma manichéen ne m’intéresse pas !
N’êtes-vous pas revenu, pour circonscrire cette ambivalence, à une structure plus classique du documentaire par commentaires et documents d’époque permettant de resituer sans cesse le propos ?
Effectivement : il ne fallait pas gommer son charisme et son pouvoir de séduction pour comprendre, mais en même temps faire le constat implacable de ses méfaits : éliminations physiques, corruption, alliances internationales, division de l’adversaire. Le risque d’humaniser existe mais chez Shakespeare comme chez Oliver Stone, Richard III, le Roi Lear, Macbeth, Nixon ou Kennedy existent dans leurs contradictions, ambivalences, ambiguïtés, complexité. Ce qui n’est pas classique, par contre, c’est l’articulation d’archives de genres, de styles, de techniques, d’origines géopolitiques complètement différentes. Je voulais qu’il y ait quatre regards sur ces archives, zaïro-congolais bien sûr mais aussi ceux de la  » troïka  » : la Belgique et les deux pays économiquement déterminants, la France et les Etats-Unis, face à l’importance stratégique du Congo-Zaïre. Je savais que le regard américain serait plus événementiel, sans chronique intimiste linéaire du dictateur. Le regard congolais comportait forcément l’aspect propagandiste et contrôlé d’un dictateur sur sa télévision mais aussi des archives permettant d’entrer dans l’intimité du personnage. Quant à la Belgique, elle fait ces images copain-copain au bord de la piscine que l’on voit dans le film jusqu’à rompre dans les années 90 pour laisser la place à la France qui se retrouve au bord de la piscine… ! Les journalistes sont sans doute inconscients de combien ils sont révélateurs des enjeux géopolitiques globaux.
Les dictateurs sont en général avares d’images d’eux-mêmes. Etait-ce le cas de Mobutu ?
Il n’a jamais laissé filmer ses méfaits : il fallait gérer cela autrement dans le film, par des témoignages. Mais par contre, ancien journaliste lui-même, il s’était laissé filmer sous toutes les facettes : il adorait le jeu de ping-pong narcissique des images qu’on lui renvoyait. Elles sont donc très nombreuses. Ne voulant pas seulement visionner les séquences montées mais aussi les rushes ou les chutes, je me suis ainsi retrouvé devant 950 heures de documents d’archives. J’ai copié une sélection d’environ 110 heures d’archives venant s’ajouter aux 50 heures d’interviews : une matière quasi ingérable ! Ce montage sera ainsi un long voyage durant plusieurs mois et aboutissant à un premier montage de 16 heures. Et il fallait faire un film d’une heure et demie avec une version d’une heure… Finalement, le film dure 2 h 15 et la version télé est de 3 x 52 minutes. Bien sûr, ce n’est plus qu’un digest : la version de 16 heures, malheureusement inexploitable, est un extraordinaire résumé de l’histoire du pays ! Tout y est, développé. Il a donc fallu faire des choix, en me concentrant sur la tragédie du roi Mobutu – et si ce n’est pas celle du roi Christophe, elle m’a quand même un peu inspiré !
Vous semblez avoir été fasciné par le rapport imaginaire qu’entretenait son peuple avec Mobutu.
C’était comme pour Staline un rapport au père : il se faisait appeler Papa Mobutu. C’est une dictature de l’intimité et de la complicité avec un peuple ! Il a usurpé l’image du chef coutumier tout en affirmant une grande admiration pour Napoléon ou De Gaulle. Comme le disait V.S. Naipul,  » La riche idée de Mobutu a été de donner aux gens du Zaïre ce qu’ils n’ont jamais eu et ce dont ils avaient besoin depuis longtemps : un roi africain. Le roi exprime toute la dignité de son pays. Posséder un roi, c’est partager la dignité du roi « . Il a su créer l’osmose en créant ce sentiment de dignité, d’unité que la colonisation avait mis en pièces. Je ne suis pas sûr que la société congolaise soit aujourd’hui parvenue à tuer le père. Une partie reste meurtrie et blessée du fait qu’il ait été enterré dans une tombe sans nom loin de la terre de ses ancêtres.
Un des points d’appui du film est également le jeu de la stratégie internationale, bien difficile à exprimer au cinéma sans tomber dans le didactisme.
Mitterrand, par exemple, ne s’est pas laissé piéger par Mobutu : il n’y a aucune image de complaisance. D’autres se sont bien laissés piéger : ils sont dans le film. Je n’ai pas mis le plus explicite : il me fallait gérer la limite de ce qu’on peut montrer sans tomber dans la facilité. Mobutu a très bien su jouer les divergences internes aux Etats, notamment entre Congrès et CIA aux Etats-Unis. Tout en étant l’homme des Américains, c’est le seul homme au monde à avoir renvoyé trois fois l’ambassadeur américain chez lui ! Mais il n’a jamais renvoyé la CIA !
Avez-vous pensé votre film en fonction de ses différents publics ?
Il n’est pas lu de la même façon partout. En Afrique, où la volonté de sortir de cette sombre page de l’histoire est très présente, c’est l’émotionnel qui prime. En Amérique, la lecture politique sera différente de celle des Français et des Belges qui y mélangent leur propre vécu – mais en ce qui concerne le contentieux belgo-zaïrois, le sujet avait déjà été traité par une émission de télévision et je ne me suis donc pas appesanti dessus. J’attends bien sûr la première à Kinshasa. Certains me conseillent de ne pas y aller, car ce serait trop dangereux. J’ai effectivement déjà été agressé et une des personnes qui me protégeait a été blessée.
Quel est le lien avec l’Afrique qui vous motive à prendre de tels risques ?
J’en ai déjà pris ailleurs ! En Russie quand on y tournait pas facilement, en Espagne à la fin de la dictature, en Amérique latine… J’ai été arrêté plusieurs fois. Mais il est vrai que dans le cas du Congo-Zaïre, j’en ai pris de plus grands. Je m’y suis trouvé en 91 à un tournant de l’histoire – fin de dictature et tumultes de la démocratisation : pillages, émeutes, répression, élimination de certains amis… Témoin privilégié de l’Histoire d’un pays, elle devenait un peu ma propre histoire et j’ai voulu en suivre les développements. J’ai été arrêté et expulsé, perdant tout mon matériel… J’ai fait beaucoup de films sur l’histoire contemporaine belge puis suis allé cherché ailleurs une identité et peut-être une raison de vivre : j’ai tourné au Brésil où j’ai découvert la culture négro-brésilienne et la roue du métissage était lancée. Est-ce peau blanche masque noir ou masque métis ? En tout cas, j’ai en Afrique aujourd’hui un père symbolique, Mukendi que l’on voit dans le film, dans une famille cosmologique, pourrait-on dire. Mon ami le plus cher est un réalisateur algérien etc. Cette ouverture à l’universel est formidable et j’y tiens beaucoup. Solidarité, quête de soi et conscience d’avoir besoin de l’autre pour s’épanouir sont les caractéristiques du documentariste par rapport au réalisateur de fiction qui se replie plus sur son imaginaire, lequel a d’ailleurs besoin de se nourrir des histoires des autres.
Doit-on regretter que ce film ne soit pas fait par un Africain ?
En ce qui me concerne, j’assume de le faire. L’Afrique n’a ni la tradition ni les infrastructures fondant le cinéma et bien du mal à se dégager de la colonisation de la distribution au cinéma comme à la télévision. Cela peut expliquer, ajouté au problème de la langue, le manque de films de ce type. Bien sûr, il faudrait que cela soit possible. Un Congolais ne pourrait cependant pas faire ce que je fais au Congo-Zaïre sinon ce serait l’exil pour sa famille et le risque physique pour lui-même, comme c’est le cas des journalistes africains. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour les militants… Je pense que les regards croisés sont intéressants : si un Africain faisait un film sur Baudouin ou Léopold II, cela serait sans doute beaucoup plus intéressant que si je le faisais moi. Il saisira des choses qui m’échapperaient totalement.

///Article N° : 1024

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