« Les fantasmes meurtriers de l’ethnologie coloniale »

Conversation entre Boubacar Boris Diop et Scholastique Mukasonga

à propos de Notre-Dame du Nil
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À l’heure où nous écrivons ces quelques lignes, Scholastique Mukasonga est lauréate du Prix Renaudot 2012 depuis un peu plus d’une journée pour son quatrième ouvrage Notre-Dame du Nil, publié aux éditions Gallimard. Après le prix Ahmadou Kourouma, reçu en avril 2012, l’écrivaine poursuit donc sa brillante trajectoire littéraire. Elle succède aussi à Yambo Ouologuem (1968), Ahmadou Kourouma (précisément, en 2000), Alain Mabanckou (2006) et Tierno Monénembo (2008) dans le palmarès du Prix Renaudot, qui atteste petit à petit d’un intérêt croissant du lectorat du Nord pour les écrivains africains.

Dans cet entretien initié par Bhakti Shringarpure, rédactrice en chef du magazine Warscapes, Boubacar Boris Diop et Scholastique Mukasonga échangent librement sur la place du génocide rwandais dans Notre-Dame du Nil. Mais cette discussion est aussi l’occasion de mettre en résonance l’œuvre d’une écrivaine de la diaspora rwandaise avec le regard d’un écrivain sénégalais. Boubacar Boris Diop, dont la trajectoire éditoriale atteste d’une grande ouverture vers les autres pays africains, fait preuve d’une conscience aiguë de l’importance que le génocide rwandais occupe dans la mémoire du continent : en 1998, il participait au projet Fest’Africa « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » et publiait, par la suite, Murambi, le livre des ossements, une mise en fiction poignante du génocide rwandais.
En 1996, Scholastique Mukasonga se rendait, elle, sur l’île de Gorée, au Sénégal. Un autre lieu de mémoire. Une autre rencontre… Cette discussion est aussi l’occasion de retrouvailles pour deux auteurs éloignés par les frontières mais que rapproche une communauté d’histoire(s). Il y est enfin question du travail d’écriture et des lieux autour desquels se tissent les imaginaires…

Boris Boubacar Diop :
Tout d’abord bonjour Scholastique. Nous avons été sur le point de nous rencontrer à travers une amie commune, Anne Laine, mais j’espère vivement que cela se fera bientôt. J’en ai encore plus envie après la lecture de Notre-Dame du Nil ! Voici à présent une question que l’on vous a sans doute souvent posée au sujet de tous vos livres : quelle est la part d’autobiographie dans ce dernier roman, Notre-Dame du Nil ? Jusqu’à quel point avez-vous inventé ce qui est raconté là-dedans ?
Scholastique Mukasonga : Bonjour Boris. J’ai rencontré une autre amie à vous, Myriam Senghor-Ba. J’ai été très émue car elle ressemble étonnamment à ma sœur Alexia, il n’est pas nécessaire de rappeler que, hélas, elle fait partie des membres de ma famille emportés par le génocide. Je réponds à ta question… comme dans tous les romans il y a une part d’autobiographie.
B. B. Diop : Oui, et je garde précieusement l’ouvrage que Myriam vous a fait dédicacer pour moi.
S.Mukasonga : Le lycée Notre-Dame du Nil peut être le lycée Notre-Dame des Cîteaux à Kigali, j’ai pu côtoyer au quotidien des Gloriosa, mais le roman m’a ouvert un espace fictionnel qui m’a permis d’exprimer ce que je n’aurais pas pu dire en tant que victime.
B.B.D. : Ce qui est impressionnant c’est qu’à travers un lycée c’est TOUTE l’histoire du Rwanda que l’on découvre et tous ceux qui se demandent souvent à propos du génocide « pourquoi ? » devraient lire ce livre. Avant de le finir, une question me brûlait les lèvres : êtes-vous Virginia ou Veronica ? Peut-on dire que vous êtes l’une et l’autre ? La survivante et la victime ?
S.M. : Nous sommes dans la fiction, je ne suis ni l’une ni l’autre mais aussi bien Virginia que Veronica retracent en quelque sorte mon histoire… J’ai voulu resserrer l’histoire du Rwanda dans le huis clos d’un lycée, d’une année scolaire et d’une saison des pluies.
B.B.D. : Lorsqu’elles se trouvent à la croisée des chemins, Veronica et Virginia font des choix différents : l’une meurt horriblement chez le délirant Fontenaille et l’autre ne survit pas seulement grâce à la générosité de la Vierge mais par le retour à sa culture d’origine, cette fois-ci sans médiation étrangère. Est-ce selon vous une leçon à retenir de l’histoire du Rwanda ?
S.M. : La civilisation rwandaise a été occultée par deux facteurs : la religion chrétienne et surtout catholique et par le rejet de la république hutu de tout ce qui concernait la culture traditionnelle que l’on considérait faussement comme uniquement tutsi et mise sur le compte de la royauté sacrée traditionnelle. Le Rwanda s’emploie à renouer avec ses racines, cela fait partie intégrante de la démarche actuelle des Rwandais autour de la réconciliation.
B.B.D. : Oui, cela ressort très clairement, d’où l’importance de la question de la mémoire dans votre fiction…
S.M. : les gardiens de la mémoire, les ritualistes comme Rubanga ont été persécutés comme sorciers par les autorités coloniales et ecclésiastiques. Le Rwanda, avant même le génocide d’un peuple, a été un peuple coupé de ses racines. Les anthropologues occidentaux ont créé une déviation par une interprétation faussée de l’histoire du Rwanda. D’où l’une des origines du drame du Rwanda.
B.B.D. : Aujourd’hui, les mécanismes que vous décrivez et qui ont rendu possible des monstres comme Glorosia sont mieux connus. Peut-on dire que la catastrophe de 1994 ne se reproduira plus, même à petite échelle ?
S.M. : Boris… que dire… C’est difficile de prévoir le comportement humain… J’ose espérer et c’est pour cela que nous écrivons… Dans le cadre de Fest’Africa « Rwanda : écrire pour devoir de mémoire » (1), Murambi (2) fait parti des livres qui m’ont beaucoup touché. Vous avez été à Nyamata en 2000, les traces des massacres dans l’église de Nyamata étaient encore bien fraîches, comment avez-vous vécu ces moments en tant qu’Africain ?
B.B.D. : Vous savez, chaque fois qu’il se produit une tragédie à grande échelle sur le continent, avec cette débauche de cruauté, comme au Rwanda, en Sierra-Leone, au Liberia ou pendant la guerre du Biafra, chaque Africain vit cela de manière ambiguë : c’est à la fois trop proche de lui et très éloigné, comme si cela se passait sur une autre planète. Tout cela vient d’une absence totale d’information. Dans un pays comme le Sénégal, ce sont les télés occidentales, surtout françaises, qui nous ont fait vivre le génocide. Je devrais dire : qui nous ont désinformés… Et il y a trois jours, une étudiante de l’Université Gaston Berger, qui fait une thèse sur le génocide, m’a dit : « C’est seulement en 2009 que j’ai su qu’il y a eu un génocide au Rwanda ! » Elle-même n’en revenait pas. Moi aussi, en 1998, je découvrais le génocide des Tutsis, quatre ans après, et cela a changé ma façon de voir le monde. Je ne pense certainement plus de la même manière mais j’ai surtout compris, à travers le Rwanda, que j’avais une vision purement livresque des réalités du continent africain, de notre rapport au monde extérieur et d’une solidarité de destin souvent proclamée et qu’il est urgent de vivre pour de vrai ? Oui, c’est pour cela que nous écrivons et les films et romans, surtout ceux des Rwandais, contribuent à bien faire voir la différence de statut moral entre les tueurs et leurs victimes.
S.M. : Oui Boris, il est plus que temps de prendre notre destin entre nos mains et d’avoir accès direct à ce qui nous regarde. D’où l’exemple important de Fest’Africa !
B.B.D. : Ah oui, Fest’Africa a été un tournant pour tous ceux qui y ont participé : il nous a permis de nous rendre au Rwanda et d’y voir son pays et aussi sa singularité en tant qu’être humain, dans le miroir de cette tragédie. J’ai envie d’ajouter ceci : ce qui m’a toujours intéressé dans votre travail littéraire c’est que, tout en témoignant des horreurs de 1994 et d’avant en tant que survivante, vous donnez à voir dans tous vos livres des séquences de vie réelle : la vie des gens ordinaires, souvent perdue de vue par les historiens. Dans Notre-Dame du Nil, ce choix judicieux et intelligent est poussé à son paroxysme car nous nous retrouvons dans les fantasmes meurtriers de l’ethnologie coloniale. C’est important que le monde entier sache que science sans conscience n’est que ruine des nations opprimées, que cela peut produire, exactement un siècle plus tard, un génocide. Et parfois, je me dis qu’il serait bon d’enseigner, sous forme de rappel, ce que disaient les missionnaires, explorateurs et ethnologues du dix-neuvième siècle sur le Rwanda d’alors. Est-ce une idée folle ? Ne pensez-vous pas que ce serait une bonne idée pour la société rwandaise de savoir de quels fantasmes elle est née en partie ?
S.M. : Il y a des africanistes qui ont démystifié les charlatans qui ont inventé une race hamite qui serait propre aux Tutsis. Malheureusement, ils n’ont guère eu d’audience. Par contre, des « romans ethnologiques » comme Les Derniers Rois mages de Paul Del Perugia (3) ont été reçus comme parole d’évangiles… Les Rwandais n’ignorent pas qui ils sont : nous sommes tous des fils et des filles de Gihanga, notre ancêtre commun aux Hutus, Tutsis et Twas. Tel est notre mythe fondateur. Et on s’y tient.
B.B.D. : Oui, le livre complètement fou de Del Perugia est référencé par des auteurs soi-disant sérieux et même par certaines encyclopédies.
S.M : Tu as vu ça Boris, c’est fou !
B.B.D. : Juste deux questions en une : sur quoi travaillez-vous en ce moment et comment vos livres sont-ils reçus par vos compatriotes ?
S.M. : Boris, il est difficile pour un « survivant » de se débarrasser de la culpabilité du survivant. Bien sûr, il est moins douloureux pour moi d’utiliser le roman comme forme d’écriture. Mon lieu d’écriture reste le Rwanda. Il y a tant à dire… Et toi Boris, je crois savoir que tu gardes le contact avec le Rwanda. Merci pour cette fidélité, nous en avons besoin.
B.B.D. : Sur quoi travaillez-vous en ce moment et comment vos livres sont-ils reçus par vos compatriotes ?
S.M. : Mes livres ont été accueillis au Rwanda avec beaucoup de ferveur. Quand je suis allée à Kigali, beaucoup d’étudiants et de rescapés sont venus m’interroger et me dire combien mes livres les avaient touchés : « Ce n’est pas ton livre, c’est notre livre », me disaient-ils à propos d’Inyenzi (4). De jeunes Hutus m’ont dit avoir découvert, grâce à Inyenzi, le camp des déplacés de Nyamata : ils veulent, eux aussi, connaître ce qu’on leur avait caché. Le Rwanda, faut-il le rappeler, n’est pas une ancienne colonie française : on y ignorait la littérature africaine francophone. Les intellectuels rwandais étaient rares, se voulaient historiens, philosophes, voire théologiens, mais certainement pas écrivains. Mes livres éveilleront, j’espère, quelques vocations. Le Rwanda, pour des raisons tant économiques que politiques, est devenu officiellement anglophone. Mais le français y garde sa place, particulièrement dans l’éducation supérieure. Verra-t-on un jour une littérature rwandaise bilingue francophone et anglophone, sans oublier le kinyarwanda, notre langue nationale parlée par tous les Rwandais ? C’est entre autre pour cette raison que j’aimerais voir quelques-uns de mes livres traduits en anglais.
B.B.D. : Scholastique, je suis persuadé que nos chemins se croiseront à Kigali, où je vais souvent, en Europe, et surtout ici, à Saint-Louis du Sénégal, où nous serions vraiment heureux de te recevoir pour un colloque que nous préparons sur la représentation du génocide au cinéma et dans le roman. À très bientôt et merci pour ce livre juste et bouleversant !
S.M. : Avec plaisir Boris ! Je suis très honorée par cette invitation. J’ai gardé une émotion, ô combien forte, de la visite de Gorée en 1996 et de notre rencontre, alors.

Lire la version anglaise, Writing for Rwanda, publiée par Warscapes le 23 octobre 2012
[ici]

1. Voir notre dossier consacré au projet  » Rwanda : écrire par devoir de mémoire  » : [ici]
2. Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.
3. Paul Del Perugia, Les Derniers Rois mages, Chez les Tutsis du Rwanda, Chroniques d’un royaume oublié, Paris, Phébus, 2004.
4. Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les cafards, Paris, Gallimard, 2006.
Cette discussion est publiée en partenariat avec le magazine Warscapes et introduite par Raphaël Thierry pour Africultures.///Article N° : 11120

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Les images de l'article
Scholastique Mukasonga © Éditions Gallimard/Catherine Hélie
Boubacar Boris Diop © Thomas Dorn





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