Monter un atelier photographique avec dix femmes rwandaises, vingt ans après le génocide : tel était le projet d’Anaïs Pachabézian. Pendant cinq jours en 2014, la photographe a accompagné ces femmes à Gitarama pour qu’elles passent derrière l’objectif et transmettent ainsi un regard sur leur propre histoire. Le résultat est une installation sonore et visuelle qui plonge le spectateur dans l’univers de ces rescapées et montre la manière dont elles se reconstruisent après le génocide.
Sur les murs de la première salle de l’exposition : des portraits. Dix femmes en tenues colorées, qui fixent l’appareil photo, les bras le long du corps. Ce sont elles, les héroïnes de cette installation multimédia « Rwanda, des photos pour le dire« , le nouveau projet de la photographe Anaïs Pachabézian. Quelques mots illustrent chaque photo : « J’aime le thé et les bananes » ou encore « Je n’aime pas les Interahamwes qui ont tué« . Au centre de cette salle : des boîtes qui comportent chacune une photo d’objet. Et à côté, des témoignages écrits. Anonymes.
Sous une photo qui montre une tunique bleu foncée, on peut lire : « » J’ai vécu l’horreur en portant ces habits pendant les 90 jours des ténèbres. Je me sentais comme quelqu’un qui n’est plus en vie. Je les ai gardés, même si je ne les porterai plus jamais »« . Dans la boîte voisine, une photo d’un bâton et ce témoignage : « »J’ai vu beaucoup de gens mourir à cause de cette arme l’ubuhiri. En prenant cette photo, je me suis souvenue comment on a tué mon mari avec cette arme »« . Amélie qui visite l’exposition, sur la Péniche Anako (Paris 19e), en ce début février, est touchée : « »Ces objets rythment le quotidien, comme cette calebasse ou ce thermos. Et je réalise que de tels objets font aussi partie du génocide. Ça change notre regard sur cette histoire »« .
Prendre en photo des objets qui vous rappelle le génocide : voici la première consigne donnée par Anaïs aux dix femmes de son atelier photographique. Des femmes qui n’ont pas été choisies au hasard : toutes ont auparavant assisté à des séances de psychothérapie collective à Gitarama, au Rwanda. Mais cette fois, dans l’atelier photo, les images ont remplacé les mots. Emilienne Mukansoro, psychothérapeute, avec qui le projet a été construit, témoigne : « Pendant les 5 jours d’atelier, les femmes ont changé leur façon habituelle de raconter leur histoire. Elles ont illustré la difficulté de mettre les mots sur l’horreur vécu pendant le génocide : le viol, la perte de leurs, en particulier les enfants et leurs maris, et les destructions incroyables »« . Selon Anaïs, photographier les objets du passé a permis à ces femmes de prendre de la distance par rapport à cette histoire. Comme si elles s’étaient dit : « » On sait que c’est là, mais on peut maintenant passer à l’étape suivante »« .
L’étape suivante, justement, c’est photographier le présent. Dès le premier soir de l’atelier, les femmes ont été invitées à ramener l’appareil photo chez elles pour porter un regard sur leur quotidien. On voit leurs images dans un diaporama sonore dans la deuxième salle de l’exposition. Une voix off lit les commentaires des dix femmes. Le spectateur découvre ainsi une photo un peu floue d’un arbre. « C’est sous cet arbre que j’ai perdu ma dignité », raconte Cécile. Je n’ai pas envie de l’abattre. Il connaît mes secrets, ma honte« . Sylvie, elle, a pris ses enfants en photo : « Je me suis dit que je vis et j’ai envie de vivre pour eux« . Quant à Jeanne, elle a demandé à Clothilde de la prendre en photo en train de sortir du fossé dans lequel elle avait été jetée vivante en 1994 : « Aujourd’hui, je suis capable de sortir du fossé sans difficulté. Je me détache de cette histoire« .
Pour Anaïs Pachabézian, « cette étape a permis aux femmes de prendre conscience de ce qu’elles ont, et de voir qu’elles ont réussi à vivre malgré tout« .
Au diaporama sonore succède une vidéo. Cette fois, on voit les dix femmes partir en bus dans un lieu paradisiaque : une villa au bord d’une piscine. « J’ai voulu changer de cadre de vie pour aborder la question du futur« , explique Anaïs. Les photos prises par les femmes montrent les arbres, la verdure et la maison.
Passé, présent, futur : Anaïs tenait à aborder ces trois espaces temps : « Je voulais quelque chose de l’ordre de l’avancée. Je ne voulais pas rester dans l’histoire du génocide, mais voir comment on évolue, comment on arrive à se reconstruire après un tel traumatisme« . Cette thématique a aussi été abordée dans son travail précédent, en 2011, sur la décennie noire en Algérie. Photographe depuis 10 ans, Anaïs a tout d’abord choisi de photographier les migrants. Elle a notamment travaillé sur les parcours migratoires entre la France et le Mali et a suivi un sans-papier à Paris. Se relever après un traumatisme, devoir s’exiler et quitter son pays : ces deux thématiques tiennent à coeur à la photographe de 38 ans. Et pour cause : elles lui rappellent sa propre histoire, celle de ses ancêtres ayant quitté l’Arménie en 1915. En ce sens, aborder le génocide rwandais, « c’était un peu un détour« .
Au final, l’humain est toujours au cur de la démarche artistique d’Anaïs Pachabézian. Elle veille à recueillir des témoignages des sujets qu’elle photographie. Dans ce projet « Rwanda, des photos pour le dire« , elle est allée plus loin en faisant participer les dix Rwandaises qui sont à la fois sujets et actrices. Une première. « Le résultat ne pouvait qu’être exposé dans une installation avec plusieurs entrées : du son, de la vidéo, des photos. Il fallait refléter cette expérience d’atelier« , explique Anaïs. Résultat : le spectateur est lui aussi transporté au Rwanda, le temps d’une heure. Laurent, qui déambule dans l’exposition, est séduit : « J’ai réellement partagé un moment avec ces femmes. J’ai avancé avec elles. Je les ai accompagnées avec leurs photos. On comprend que parler du génocide est important et que cet atelier a eu un impact thérapeutique« . On quitte l’installation avec une vidéo des dix femmes qui chantent « la nostalgie« . Vêtues de robes colorées, elles frappent dans leurs mains et leurs sourires crèvent l’écran. On se souvient alors du témoignage de l’une d’elles Clothilde : « Je suis étonnée de voir que c’est possible de vivre après la mort« .
Cécile Leclerc
Anaïs a exposé son travail à la Péniche Anako le 6 février 2015. Elle présentera également une partie de l’installation le 13 mars à l’Université de Nanterre à 14h. Elle participera à un colloque sur le Rwanda « Retour d’expérience : détruire, reconstruire, représenter ». La conférence est ouverte au public. (Paris-Ouest Nanterre la Défense, salle D 201).///Article N° : 12822