Petit pays, d’Eric Barbier

Questions de distance

Print Friendly, PDF & Email

L’adaptation du roman à succès de Gaël Faye, prix Goncourt des lycéens et prix du Premier roman français 2016, sort dans les salles françaises le 28 août 2020.

C’est le regard de l’enfance qu’a adopté Gaël Faye dans son premier roman et c’est ce que tente Eric Barbier dans son adaptation : le bouleversement de l’insouciance par la mésentente et la séparation de ses parents alors même que la société se déchire dans des drames incommensurables qui vont disperser et décimer sa famille. Le roman n’est pas entièrement autobiographique mais largement inspiré de ces moments de tension qui ont mené à son émigration à 13 ans vers la France. Le film adopte donc le point de vue de Gaby, lorsqu’il avait dix ans et que sa sœur Ana en avait sept, au Burundi.

Une adaptation littéraire au cinéma est toujours casse-gueule : un livre ne tient pas dans un film et le spectateur cherche à retrouver ce qu’il a ressenti à la lecture. Il ne peut qu’être déçu. Comment le film pourrait-il rendre cette prose du rappeur Gaël Faye qui lâche : « Je me sens triste comme une aire d’autoroute vide en hiver », ou bien « Ma peau caramel est souvent sommée de montrer patte blanche en déclinant son pedigree » ? Comment pourrait-il retrouver cette écriture métaphorique qui lance : « Pour l’instant le pays était un zombie qui marchait langue nue sur des cailloux pointus » ? Comment pourrait-il tenir compte des lettres qui émaillent magnifiquement le récit du livre ?

Ce que peut le film, c’est retranscrire la pudeur avec laquelle Gaël Faye dépeint ce qu’il a vécu. C’est ce qu’il fait admirablement dans la première partie, déroulant son récit avec beaucoup de sensibilité. La bande des cinq où évolue Gaby s’amuse et vole les mangues pour les revendre dans les embouteillages mais déjà, à l’école comme dans leurs familles, ils n’échappent pas aux tensions que provoquent les enjeux des premières élections libres après le règne du parti unique et la confrontation entre les extrémismes identitaires.

Nous sommes en 1993, lors des élections de juin. Malgré le choix par le président hutu élu d’une première ministre tutsi, les Tutsis, qui avaient la mainmise sur l’appareil d’État burundais depuis l’Indépendance alors qu’ils ne représentaient que 15 % de la population, prennent peur et des massacres sont perpétrés dans les deux sens, fruit des haines accumulées sur la base des préjugés cultivés depuis la division instaurée par la colonisation. Cinq mois plus tard, le 6 avril 1994, dans le Rwanda voisin, débute le génocide des Tutsis…

Or Yvonne, la mère de Gaby, est une Tutsie rwandaise, réfugiée comme beaucoup au Burundi depuis d’anciens massacres. Sa sœur Eusébie et ses enfants Christian, Christelle, Christiane, Christine, sont restés au Rwanda. Mariée à un expatrié mais se sentant déplacée au Burundi, Yvonne rêve d’émigrer en Europe. Le couple se confronte vertement et cette tension est à l’image de ce qui agite le pays. Des copains aux membres de la famille et aux domestiques, tous sont tenus de choisir leur camp. Le jeune métis Gaby s’y refuse. « La guerre c’était peut-être ça, ne rien comprendre », écrit Gaël Faye. La grande Histoire complique immensément ce que Gaby peine à saisir dans sa propre maison et au sein de ses amis, mais cette distance porte notre sidération face à la violence et ouvre au désir d’en savoir plus. La mise en scène utilise avec subtilité les espaces de la maison, notamment la véranda d’où l’on voit et entend la salle à manger. Les bruits sourds du coup d’Etat et de ses suites se font de plus en plus familiers. Elle reste un refuge mais il faut parfois en sortir, traverser les blocages de routes, accomplir l’impensable…

Car la grande Histoire s’accélère et prend le dessus. Nuit de peur, violence des gangs, angoisse pour les proches qui ne répondent plus au téléphone, récits terribles, actes désespérés, folie… Pour en rendre compte, le film se fait plus tendu. Poursuivant d’abord la subtile distance qui lui permettait d’appréhender les choses en profondeur, et de respecter celle du livre, il finit par jouer sur le rythme, user de ralentis, forcer la musique, aller chercher le gros plan. Que l’on compare la scène du lynchage avec la façon dont la caméra de Mati Diop s’insère au sein des ouvriers en colère au début d’Atlantique ou bien comment celle de Clément Cogitore qui capte le krump des danseurs sur les Indes galantes. Dans ces deux cas, elle est dans le cercle mais sans intrusion, elle cherche à se frayer un angle de vue, comme tout un chacun. Elle joue de cette distance qui soudain manque à Eric Barbier.

On ne peut pas filmer des événements aussi graves comme un film d’action. De même qu’il est grave d’annoncer pour simplifier dans un insert en début de film qu’il s’agissait de combats entre deux ethnies. Certes, interrogé par Gaby en début de film, le père ironise sur les différences de grandeur de nez, reprenant en cela les mesures absurdes des missionnaires et ethnologues du temps des colonies, auxquelles des extrémistes s’attachent encore. Le livre, lui, met tout de suite en cause cette opposition en décrivant le doute des enfants qui observent les gens qui les entourent et ne peuvent les différencier. Alors que le film utilise cette histoire de nez pour augmenter la tension à un barrage, il ne débrouille pas le message comme le fait le livre avec finesse.

Cette division en ethnies reste donc imprimée dans la tête du spectateur, alors que c’est sur elle que s’appuyèrent les extrémistes qui massacrèrent au Rwanda comme au Burundi, et qu’elle fut employée dans la presse occidentale pour prendre distance avec ces drames : encore des combats entre ethnies dans l’Afrique des ténèbres. Certes, il fallait introduire l’opposition entre Hutus et Tutsis, mais une simple référence au rôle joué par les colons qui divisaient pour mieux régner aurait permis d’éviter d’enfoncer le clou.[1]

Ceci étant dit, le film comme le livre évitent autant que possible les scènes frontales. « Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés, sont mazoutés à vie », écrit Gaël Faye. C’est ce traumatisme qui hante le film comme le livre. Et c’est lui qui force Gaby à revenir sur les lieux, tant ce pays reste le sien. Sa professeur qui l’avait introduit à la lecture, Mme Economopoulos, lui avait offert un poème, déchirant dans l’urgence une page d’un livre de Jacques Roumain le jour de son départ : « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes… »

A cet égard, le film retranscrit de façon presque documentaire (comme le mariage) ce qui fait ce pays à ce moment : les modes de vie, les gestuelles, les expressions, les marques d’humour, les différences sociales. En dehors de Gito l’ingrat de Léonce Ngabo (1992), nous n’avions pratiquement pas de témoignages de cette époque. Gaël Faye s’est opposé aux productions qui voulaient tourner ailleurs. C’est au Rwanda que le film a été tourné, avec des acteurs locaux. Il a fallu mettre de la terre sur les routes et refaire des pistes. Cette exigence transfigure le film et fonde sa nécessité.

Pour aller plus loin dans la compréhension de la déflagration qui a meurtri le Burundi comme le Rwanda, il faut voir Petit pays, non sans lire ou relire le livre après.

 

[1] Rappelons que les Hutus et les Tutsis n’ont jamais été des ethnies mais des statuts sociaux. Ils partagent la même langue, le même ancêtre mythique, la même culture. La différence est historique : les serviteurs ont été appelés hutus, appellation peu à peu étendue aux populations pauvres pratiquant l’agriculture alors que les Tutsis pratiquaient l’élevage et détenaient en général le pouvoir. On passait d’un statut à l’autre par mariage ou changement d’activité. La colonisation a cherché à s’aliéner les pouvoirs locaux et donc favorisé les Tutsis, n’hésitant cependant pas à retourner sa veste si besoin était. Surtout, elle a imposé la mention hutu ou tutsi sur les cartes d’identité, figeant le statut en différence raciale. Lire à ce propos, https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2014-2-page-119.htm

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire