Silence, On meurt

Malmémoires de Saindoune Ben Ali

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Après Testaments de transhumance (1) en 1994 et Feuilles de feux de brousse(2) en 2012, Saindoune Ben Ali publie Malmémoires (3). Il y aborde ses sujets de prédilection tels que l’errance, l’espace, l’Histoire, la mémoire et l’oubli.

Dans Malmémoires, le poète Saindoune Ben Ali dépeint dans un style alarmiste, un tableau assez sombre de son pays, les Comores. Protée des Lunes(4), il augure de l’avenir désastreux de son archipel. Une écriture poétiquement violente où il prophétise et incarne la conscience d’un Etat moribond pour lequel il espère un sursaut.

Quel moi germera du chaos
Quel moi tiendra la flamme
Je n’habite pas l’heure
Étant toujours en devenir

Il est le poète mtoro(5), celui qui rompt le silence, qui n’hésite pas à dire les maux avec ses mots. Il se pose en résistance contre le chaos qui menace d’engloutir ses îles. Un mtoro, éveilleur de conscience, « debout pour une transe collective ». Conscient de sa marginalité, il fait délibérément le choix d’utiliser des termes forts, des « mots-grenades », quitte à être maudit. La verve du poète n’est pas appréciée. Par le Maître surtout : « le maitre n’aime pas le chant/ le poète-mtoro, cette salet酠». Les mots du poète interrogent, dérangent. Et il sait que la poésie n’a pas de place, car elle est « hors mémoire ». Par pure folie, il tente de « réconcilier le mémorable »: l’Histoire et la mémoire inexistante d’un espace en errance. Pris dans une dichotomie constante, le poète lutte, résiste pour construire une parole dérangeante. S’agirait-il cependant, d’une bataille vaine, d’un « trop plein de permanence de mots » ?

Merci aux Cieux
Qui ont abandonné ma tribu
Dans l’immobilité de son ombre […]
Nous restons du territoire de la mort

Dans ce recueil de poésie, la ponctuation est souvent absente. Elle laisse place à l’interrogation, à l’ironie. Les phrases sont suspendues dans le temps, traduisant le silence et le refus d’une prise de conscience de la part du peuple. Pour certains fragments, la typographie est éclatée. Elle signifie l’émiettement, la disparition de l’individu de son espace. Tout au long du recueil, le lecteur est frappé par la noirceur du texte. Il se laisse entrainer dans les tourments du poète. Il l’accompagne dans les ténèbres, dans ses pensées obsédantes. La récurrence des mots « ténèbres », « ombre », « abîme », « pénombre », « errance », raisonne comme un chant d’intercession pour un peuple condamné à « la passivité commune » et « aux ténèbres infinies ». Ici, les éléments se déchainent comme un signe avant-coureur. Ils matérialisent le Néant, la victoire du vide pour « un peuple d’épileptiques ».

Typhons eaux boueuses des inondations racines célestes
De la forêt emportée par la crue
De nos propres violations…
Et l’ironie :
Condition humaine !

L’auteur oscille entre le « nous », déclarant son appartenance à « cette race suspendue aux nuées », à « mes îles », à « cet espace dénoyauté ». Toutefois, il prend de la distance, lorsqu’il parle de ces « hommes-ânes » qui se complaisent dans l’ignorance, le mensonge, préférant les « paroles poreuses ». Il décrit des êtres orgueilleux et arrogants, figés dans le temps, tournés vers le passé, discourant à « l’imparfait », privilégiant les apparences et la soumission : « nous voyageons en nos songes ». Mais il s’adresse également aux « enfants de l’archipel » et attire l’attention sur leur avenir : « les chiens veulent/ la chair crue de vos destins ». Car « Diable-blanc » et « Diable-noir » agissent de concert. Ils ont pactisé, « ont fait alliance : pour l’enterrement de ces îles ».
Cette alliance entre Diable-blanc et Diable-noir dédouane de toute conscience, sur des milliers de morts dans les eaux comoriennes : « la mer vomit des rêves gelés ». Il décrit un territoire sans paroles, un peuple à la mémoire reptilienne, qui a fait vœu de silence : « le serment de ne pas se souvenir ». Un peuple des « Lunes carnassières« , insouciant et indifférent à la haine qui habite ses îles.

Nous appartenons
A cette race creusant la haine
Pour nourrir d’autres haines
La race qui n’a point de mémoire
D’aucune race toutes traces effacées

Saindoune Ben Ali espère une lueur, aussi petite soit-elle :  » faites que l’ombre/ saigne un peu. Et juste un peu ». Cependant, il s’abandonne au désespoir et épouse les signes et les certitudes du temps, où tout finit par s’effacer, disparaître. Il prend exemple sur la marée et le désert : « chaque désert possède une mémoire/ chaque dune l’efface reptation aérienne ». Ainsi le désordre s’installe, pour un peuple devenu« ruines » et « pierres », ayant fait le choix du silence, du déni « de la mémoire/ périmée sous l’ombre blanche ».
Malmémoires ou la personnification du fléau : « armée de ses outils/ fauche esprits et corps ». Un mal qui ronge, envahit l’être et son espace, et laisse place à « un esprit de morts ». Dans un archipel où la fatalité guide le peuple : s’en remettre aux éléments, « au maitre », à Dieu. Car « la folie suspend la peur ». Entre ironie et révolte, le poète déplore la néantisation de son pays, des « Comme morts rien ».

(1)BEN ALI, Saindoune. Testaments de transhumance. Grand Océan : La Réunion, 1996. KomEdit : Moroni, 2004
(2)BEN ALI, Saindoune. Feuilles de feux de brousse. Bilk & Soul : Moroni, 2012
(3)BEN ALI, Saindoune. Malmémoires. KomEdit : Moroni, 2013
(4)Appellation contractée des « îles de la lune », nom que les navigateurs ont par le passé donné aux îles Comores, « Lunes » au pluriel signifiant pour Saindoune Ben Ali les quatre îles de l’archipel.
(5)Rebelle, insoumis
///Article N° : 12160

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