Siméon, contre la division

Entretien de Catherine Ruelle avec Euzhan Palcy

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L’oralité du conte, la gestuelle des corps, la danse et la musique : il y a tout dans Siméon.

Comment est venu Siméon ?
C’était juste après un film politique puisque parlant de l’apartheid, un film commandé par les studios : Une saison blanche et sèche, qui n’est pas une fiction, qui est juste une réalité cruciale? J’ai eu envie d’utiliser la musique comme une sorte de thérapie. J’avais besoin de m’évader, besoin de me guérir, de me laver de tout cela, de retrouver mes forces et mon équilibre et c’est Siméon qui m’est venu à l’esprit… J’ai décidé d’écrire un film qui serait une sorte de comédie fantastique afrocaribéenne, où il serait question de couleurs, de sons, d’odeurs et de rythmes. Et je me suis mise à rêver…
Tu étais musicienne avant d’être cinéaste ?
Oui, effectivement j’ai commencé par écrire de la musique… A l’âge de dix ans, je composais des chansons, j’écrivais des petits poèmes que je mettais en musique et, ensuite, de onze à quinze ans, j’ai participé à de nombreux concours de chant. C’était à la Martinique, et c’est mon père qui m’accompagnait dans les différentes villes, dans ce qu’on appelait les fêtes patronales, avec les chevaux de bois, les jeux… Il y avait tout le temps des concours de chant et, souvent, j’étais la seule fille et j’avais toujours ou le premier prix ex-aequo ou le deuxième prix, c’était vraiment formidable. J’adorais Edith Piaf ! et je chantais Non, rien de rien, mon morceau fétiche ! Je chantais aussi des morceaux que je composais, des blues ! A cette époque, en dehors de la musique africaine, de la danse, des tambours, du groka, du ladja, tout ce que j’aimais, c’était le blues.
Tu chantais en français, en créole ?
Je chantais en français et en créole, quelquefois je mélangeais les deux langues. En arrivant à Paris pour faire mes études, j’ai enregistré deux albums de chansons pour enfants qui s’appelaient Reggae timoun (timoun en créole signifie enfant). Parce que les enfants chez nous à l’époque écoutaient les chansons de Chantal Goya, ou de Nana Mouskouri. J’aimais beaucoup Nana, mais quand même c’étaient des chansons qui venaient de l’extérieur et les enfants s’identifiaient à des personnages qui n’avaient rien à voir avec eux. Alors j’ ai composé, paroles et musique pour certaines et puis j’ai adapté en créole d’autres chansons C’est un disque qui est sorti chez Pathé Marconi.
Donc quand je dis que j’étais d’abord musicienne, c’est vrai, mais en même temps il faut que je dise que le son et l’image pour moi étaient liés ; quand je chantais, je fermais les yeux, je voyais des images. En même temps, j’ai été la première, aux Antilles en tout cas, à avoir amené les enfants sur scène, à donner accès aux enfants à la télévision, en faisant des shows en créole, ce qui était une révolution, tu imagines à l’époque ! Et puis j’ai continué à écrire et je me suis tournée vers le cinéma mais la musique a toujours occupé une place très importante dans tous mes films. J’ai composé aussi des musiques de films…
Avant de faire des films toi même ?
Non, j’avais déjà réalisé Rues Cases-Nègres, pour lequel j’ai composé aussi.
C’est donc la passion de la musique, mais en même temps, il y a le conte : est-ce que tu étais baignée dans l’atmosphère du conte quand tu étais petite ?
Totalement. Le poète et romancier haïtien René Depestre disait : « je viens d’un pays où le merveilleux n’est pas un élément savant », et c’est bien une des composantes historiques de l’africanité et de la culture même des peuples des Antilles. Dès le berceau, on nous raconte des histoires et c’est pour ça que dans Rues cases-Nègres, tu as Midouze qui parle de l’esclavage au petit José, il lui parle du passé, de son histoire, il lui dit d’où il vient, justement en utilisant le conte. Le conte ça distrait, ça amuse et ça éduque surtout. J’ai eu la chance effectivement de connaître mes deux grands-mères et ma grand-mère paternelle est celle qui nous réunissait autour d’elle et qui nous racontait des histoire extraordinaires.
J’ai d’ailleurs filmé ma grand-mère. Elle est morte un mois après ; la seule image sur film que j’ai d’elle avec une caméra super 8, c’est son dernier repas, son dernier déjeuner avec nous où elle nous racontait encore une histoire et elle riait de sa bouche édentée. J’ai voulu la filmer en me disant que les petits enfants qui viendront ne la connaîtrons pas et au moins ils la verront sur film.
Quand j’ai décidé de travailler sur Siméon, il y avait bien sûr cette dimension du conte qui existe dans tous mes films d’ailleurs sauf dans A dry white Season. Mais dans tout ce qui touche à la Caraïbe, dans Rues Cases-Nègres, dans Siméon, également dans des courts-métrages que j’ai fait comme L’Atelier du Diable, il y a la dimension du conte.
Pour toi le son, le chant et l’image sont parties intégrantes de ta culture. Est-ce que c’est cette richesse que tu as voulu aussi explorer dans Siméon ?
Ah mais totalement. En faisant Siméon, j’avais l’opportunité de réunir à la fois tous ces éléments importants : le conte, l’oralité, la gestuelle, le corps, la danse et puis la musique, donc tout ces éléments là sont réunis. C’est un film qui fonctionne à différents niveaux, qui comporte différents messages : le message politique par exemple qui est important, le message culturel bien sûr, c’est-à-dire se réapproprier notre culture, réaffirmer ce que nous sommes à travers la musique, se redécouvrir. Il y a aussi un autre message qui est un message politique important adressé aux Guadeloupéens, et aux Martiniquais : « vous êtes sortis du même ventre, vous avez la même histoire donc il ne faut pas laisser une certaine politique vous diviser, celle qui nous a divisé depuis tant de temps ». Nous sommes frères, nous sommes soeurs. Si on veut avancer pour nos enfants demain et déjà pour nous aujourd’hui, il faut travailler ensemble et mettre un terme à ces querelles ridicules. Donc c’est pour ça que le groupe qui symbolisait parfaitement cette idée c’était Kassav, parce que Kassav, ce sont des Guadeloupéens et des Martiniquais.
C’était aussi un film qui me permettait de rendre hommage à travers la musique, à l’ancienne génération, à ceux qu’on a oublié, cette génération que beaucoup de jeunes ne connaissent pas, des gens comme Albert Lirva, Ernest Léaodé, comme Vélo par exemple, le tambourier guadeloupéen, comme Céleste, beaucoup de gens comme ça qui sont des conteurs et des chanteurs. Il y en a qui sont morts et puis il y en a qui sont là et dont on ne parle plus et moi j’avais envie de rendre hommage à tout ces gens, à nos pères et à nos mères musiciens, ceux qui sont partis aussi et qui vivent en France dans la misère. Je les ai tous réunis ; je les ai fait venir de la Guadeloupe, de la Martinique et de Paris. J’ai mis tout le monde ensemble et en face d’eux j’ai mis justement cette nouvelle génération, comme feu Paulo Rosine, qui est mort très jeune malheureusement, le leader de Malavoy, Sama Alpha et d’autres qui sont là pour rendre hommage à ceux qui sont morts et à ceux qui sont vivants.
Comment filmes-tu le rapport au geste, à la danse, au corps ?
Il y a une chose qui m’a toujours agacée quand je regarde des films faits sur la danse ou simplement dans un film quand il y a des personnages qui exécutent un numéro, c’est la façon dont le réalisateur place sa caméra. On ne voit jamais les pieds, or pour moi les pieds c’est fondamental !
Ton film n’est pas une comédie musicale, c’est autre chose…
C’est drôle parce que ça m’a posé énormément de problèmes. Siméon, moi, je l’ai appelé un conte fantastique antillais, parce qu’il y a ce merveilleux qui fait partie intégrante de notre culture, il y a des effets spéciaux, il y a des zombies.
C’est à dire que tu remplace « musical » par « antillais » ?
Exactement, et ça a posé des problèmes au distributeur français parce qu’il ne savait pas dans quel genre classer Siméon. Est-ce une histoire d’amour, une comédie ? Je ne crois pas que les gens étaient vraiment pas prêts à le recevoir Siméon, alors qu’aux Etats-Unis, et je t’assure que je n’ai jamais pensé une seconde que ce film pourrait intéresser le public américain, c’est le peuple qui a le mieux compris Siméon. La critique américaine a trouvé que c’était enfin un film dont les effets spéciaux s’intégraient totalement à l’histoire, etc…
Un héritage africain ?
Oui. Quand tu penses au tap dance, ce ne sont pas Fred Astaire et Gene Kelly qui ont inventé ça comme on l’a fait croire : ce sont bel et bien des petits enfants de Harlem, des enfants qui pour quatre sous dansaient dans la rue ! Après, comme toujours, on nous dépouille de tout et dès que ça passe de l’autre côté, on met un nom dessus et ça devient tout de suite de l’Art !
Après l’échec commercial de Siméon, tu es partie aux Etats-Unis.
Je ne voulais pas rester en France. Je n’arrivais pas à trouver l’argent pour faire les films qui me tenaient à coeur. Je suis partie quand j’ai compris que les gens qui avaient l’argent, et le pouvoir de décision au niveau des télévisions, estimaient qu’avoir des blacks à l’écran en prime-time, les français n’aimeraient pas… Ils ont osé me tenir ce langage, à moi et à un partenaire canadien. J’étais horrifiée, je me suis sentie insultée…
Le 24 décembre 1964, la seule chaîne de télévision de l’époque diffusait à minuit Les verts pâturages filmés par Jean-Christophe Averty avec tous les acteurs noirs.
Les américains me proposaient de travailler avec eux, je recevais des tonnes de scénarios que je rejetais parce que j’avais envie de créer davantage en France, même en restant ouverte au monde, faire des produits bien français, européens, antillais, mélangés et envoyer ça vers les Etats-Unis comme j’ai fait avec Rues Case-Nègres. Je n’ai aucune honte, aucune gêne, aucun complexe ; je me sens très bien comme ça et je reviendrais quand je trouverai des gens qui respectent l’Art sans couleur, et qui enfin comprendront que ce qui fait la richesse de la culture française.

///Article N° : 1990

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