Titane Laurent : « Pour moi, Maurice représente la terre des possibles »

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Titane Laurent

Rose-Hill (Île Maurice) - Février 2009
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Singulier parcours que celui de Titane Laurent. Après une carrière dans le marketing et la communication en Belgique, elle décide de tout plaquer et de s’installer en Nouvelle Zélande ou elle commence une nouvelle carrière dans la peinture. Quelques années après, elle choisit de partir pour l’Ile Maurice. Se partageant entre peinture et bande dessinée, Titane mène une carrière singulière et sans concession. Rencontre avec une artiste en perpétuelle recherche.

Titane Laurent, pouvez-vous essayer de vous présenter ?
Je suis née le 17 septembre 1964 à Rabat au Maroc où mon père faisait son service civil. Enfant, j’ai été un cas désespéré pour mes parents : mauvaise élève, dyslexique, rebelle et rêveuse. Je change mon prénom à l’âge de 6 ans. La plupart de mes mercredis après midi, je les passe en retenue. Mes parents me changent 4 fois d’école. Je rate deux fois mon bac. Il parait que je le faisais exprès…
Des débuts peu versés dans l’art…
Je crois que j’adorais faire des petits dessins dans mes cahiers, mais c’est à peu près tout… Par la suite, mes parents m’inscrivent dans une école privée d’optique CESOA à Bruxelles. Après 3 années de larmes, je sors avec une grande distinction avec un mémoire au titre prémonitoire : La vision des couleurs. Par la suite, j’entame une carrière dans le marketing et la publicité pour différents groupes de communication et de médias. Huit années après, raz le bol de toutes ces conneries, je traverse une crise existentielle malgré mes cours du soir de peinture. Je deviens comme une sorte d’animal fou furieux en cage. Après des va-et-vient, des démissions, un déménagement au Luxembourg, je tente de m’inscrire dans plusieurs écoles d’art et je rate un concours d’entrée à l’école d’Art de La Cambre à Bruxelles. J’apprends que je passe mes examens à côté d’un grand peintre d’Art conceptuel Chinois, Gao Xu Yong qui lui passe les siens pour des raisons administratives. Je vis dans ma voiture, dans des auberges de jeunesse, dans un home pour sans domicile fixe… Je retourne à la Cambre pour m’inscrire en élève libre au cours de dessin. Je retrouve Gao avec qui je me lie d’amitié et qui deviendra mon Maître. Il continuera à m’enseigner son art, l’art conceptuel, l’art traditionnel chinois et la philosophie taoïste jusqu’en 2001. Un enseignement sans pitié, sans encouragement qui me ramènera, a travers le dépouillement et la douleur, à l’essence des choses : à la Nature, au Tao. J’en arrive vite à cette conclusion, vivre légalement de son art en Belgique est impossible pour un néophyte. Uniquement pour payer mes taxes d’indépendant il aurait fallu que je travaille plein temps comme serveuse dans un bar.
C’est dans cet esprit-là que vous avez choisi de migrer ?
Incomprise, critiquée et déçue, je décide de partir au bout du monde, en Nouvelle Zélande. Moins loin voulait dire revenir, là au moins je peux me réinventer tranquillement. En septembre 1996 je suis dans l’avion, mon vélo voyage à part en bateau et arrivera 1 mois plus tard. Je suis seule avec mon guide du routard, mes rêves et Dieu. Et c’est là que tout a commencé…
Vous avez donc trouvé un accueil plus favorable dans ce nouveau pays ?
J’ai commencé à travailler comme jardinière, tout en vendant mes peintures sur un marché « Craft art ». C’était des dessins érotiques à l’encre de chine, tout petits qui se vendaient comme des petits pains. En parallèle, je travaillais mes peintures et ai pu faire ma première exposition collective en 1997 à l’occasion du « National summer exhibition » d’Auckland. Je me suis alors rendu compte qu’il fallait que je décroche un diplôme pour passer à un niveau supérieur. Je cherche d’abord à m’inscrire à l’Université mais c’était trop cher et trop loin. Et puis, avec un enfant, trop contraignant. Je me tourne alors vers un cours par correspondance d’illustration et de bandes dessinées, subventionné par l’État.
C’est donc par hasard que vous vous tournez vers la BD ?
Oui, car le système est différent du système européen. Pour pouvoir valider ma formation et obtenir mon diplôme, il fallait que je démontre que leur enseignement marchait. J’étais donc dans l’obligation de produire en parallèle des planches et de les vendre, ce que j’ai fait pour des églises. Un an et demi après, je commençais à vendre mon travail, les débuts de ma future série à succès, God’s stuff. Mais cela m’a pris 6 ans pour terminer mon cursus ! Je suis donc devenue bédéiste par obligation… Grâce à cette formation, très anglo-saxonne et très ouverte. Ils sont moins dans la volonté de développer du conceptuel ou dans l’artistique chez l’individu, mais bien plus dans le concret et la réalité. Leur objectif était de faire sortir chez l’individu ses capacités et de se prendre en charge. Ils n’ont même pas essayé de m’apprendre à dessiner, ils sont juste partis de ce que je savais faire à l’origine et m’ont aidé à l’exprimer.
Parallèlement à vos études, avez-vous continué à peindre ?
Je n’ai jamais arrêté de peindre ! Après trois ans en Nouvelle Zélande, où j’ai participé à trois expositions, je suis partie en Australie, à Sidney puis Perth. J’ai commencé alors à démarcher des grands groupes de presse pour vendre ma série. J’ai commencé au Discovery magazine pendant deux ans puis ce fut The Sunday time où je prends la suite des Simpsons et Verse 1 en Allemagne. Pour en revenir à la peinture, j’ai fait une exposition individuelle à Gallows gallery, l’une des plus importantes galeries de l’ouest australien. J’ai également exposé mon travail au Japon où je me suis rendue à deux reprises, la première fois pour un cours. J’ai également gagné un prix aux États-Unis pour Comix35 en 2005. Une période très enrichissante qui dure jusqu’en 2006, où nous décidons d’émigrer vers Maurice.

Compte tenu de vos succès, ce ne fut pas une décision trop difficile à prendre ?

J’avais l’impression d’étouffer, de ne plus me remettre en cause, de vivre une vie vide et dénuée d’âme. Succès, amis, tout allait bien, alors j’ai eu envie de partir. J’ai juste pris la précaution de confier mes peintures à la Margarett river gallery qui m’avait contactée juste avant mon départ et qui vend mes tableaux jusqu’à présent. L’année dernière, je leur en ai encore ramené. C’est la vente de mes tableaux qui a financé la sortie de mes livres à Maurice.
Quel bilan tirez-vous de votre déménagement sur Maurice ?
Je sais que cela peut paraître curieux, mais pour moi, Maurice représente la terre des possibles. C’est sans doute étonnant pour une artiste occidentale, mais je ne suis pas déçue. Ici, j’ai été accueillie à bras ouverts, presque avec exubérance et cela me donne du courage pour me lancer dans plusieurs challenges créatifs. J’ai pas mal de projets en marche. Je travaille sur une exposition individuelle pour l’année prochaine. Je suis sur deux projets de BD, un projet d’édition d’une brochure contre les méfaits de la cigarette, le tome 2 de God’s stuff qui sortira en même temps que sa version française (Dieu kiladi). La publication du premier tome à Maurice m’a d’ailleurs ouvert bien des portes, en Belgique en particulier avec la revue Tournesol qui édite mes strips depuis un an. Enfin, je vais participer avec quatre tableaux de 1 mètre 50 à une grande exposition organisée en partenariat avec la Mauritius Commercial Bank sur le thème du train, aujourd’hui disparu à Maurice (1). Donc, plein de choses en perspective, je ne sais pas où mettre la tête !
Quelle est votre source d’inspiration et votre thématique pour God’s stuff ?
Je n’ai qu’une réponse, c’est Dieu. Je suis infiniment croyante et passionnée par la théologie, même si je suis peu pratiquante. Mes personnages sont les membres de ma famille et j’essaie d’appliquer mes lectures de la bible à ma vie familiale et quotidienne. J’essaie de mettre en image mes réactions par rapport à ce que je lis à travers les différents personnages. Mais, c’est aussi beaucoup de travail, de recherche car je veux être très pointilleuse sur le sens du verset que j’illustre. Faire rire en se fondant sur la bible reste un exercice de haute voltige pour moi. J’ai envie de mettre de l’humour dans une religion chrétienne qui a complètement versé dans l’austérité. Dieu n’a-t-il pas inventé l’humour ?
Vos peintures sont beaucoup plus sombres que vos BD…
Oui, c’est exact. Je ne suis pas toujours très amusante. C’est mon côté schizophrénique artistique : Anne (mon vrai prénom par lequel je signe mes tableaux) et Titane, pour la BD. Mes peintures sont très conceptuelles, complètement influencées par la philosophie du taoïsme. Celui-ci est la philosophie de l’harmonie dans les contrastes, ce que l’on connaît en occident par le yin et le yang. Cette infinité de contrastes devient mon langage pictural. Je veux essayer d’aller à l’essence des gens et capter l’énergie qui est en eux. C’est ce qui se reflète dans les yeux de mes personnages, dans leurs visages.

(1) L’exposition a été inaugurée le 31 mars 2009Depuis février 2009 :
Titane Laurent a publié Dieu kiladi en Europe aux Editions Olivétan en janvier 2010.
Elle a également illustré la campagne nationale anti-tabac pour les jeunes avec une mini-BD intitulée Sigareth. Une version pour l‘Afrique a été lancée en octobre 2010.
Elle a ouvert son nouvel atelier à Rivière Noire en octobre 2010.
Le tome 3 de Dieu kiladi et en préparation.///Article N° : 10213

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