C’est l’histoire d’un métis (ni blanc, ni noir : mauvaise couleur…) en retour au pays, au pays intérieur : Etat imaginaire d’une Afrique réelle. L’auteur la connaît autant de près (il y fut enfant, enseignant, militant, ministre) que de loin (il est diplomate) parcourant aussi toutes ses transfigurations imaginaires (sept romans : sept grilles de perceptionrêve sur tout le spectre de la fiction réaliste-poétique…).
Un métis imaginaire, en mémoire de ce que fut pour le père qu’il n’a pas connu le Paris des Années Libérations. Où s’assemblaient, se rassemblaient les fils des Nègres morts sur les chantiers sous le fouet blanc ou bien enterrés sous la neige des cimetières alsaciens : petite élite des « évolués » évolués par l’école, parlant la belle langue du maître de méthode, le vieil instituteur voué aux Lumières de la Raison neuve…
Paris, d’où reviendront, sur les ailes de l’éloquence, « Jaurès à la peau noire », les idées de la Révolution apprises dans les « ambiancements » rouges (Fanon, Lénine, Césaire, Jacques Roumain, Mao) aux sons des musiques des Frères noirs américains. Dans le projet inouï, projet fou, de faire tourner d’un coup l’Afrique sur son axe. L’Afrique, qui ne dit mot d’abord : s’ils parlent mieux que le gouverneur, pourquoi ne deviendraient-ils pas gouverneurs ?
Un métis, dont le père, en cette Afrique même, fut pourtant bientôt assassiné, dans le règne du soupçon terroriste, par ses frères mêmes, devenus tyrans du rêve et bientôt du cynisme : prédateurs infatigables, demandeurs de toutes lâchetés, lâchement agenouillés eux-mêmes devant les tyrans du monde, et le tyran des tyrans : l’or…
Terrible tableau, si triste, si morne : bouffons fantoches, petites cours flagorneuses, entremetteurs parasites, soldats soudards (même si gavroches encore un peu…), chauffeurs de taxis brinquebalants ne sachant jamais « s’il faut courber côté bras femme ou côté bras mâle »…
Rêve assassiné… Que vient faire là le fils ? qui cherche l’assassin trouvera tout le monde…
Tout le monde, sauf les femmes. Echos-miroirs de celle qui recueillit le petit métis et l’éduqua en France, les mères africaines, mères de tant d’enfants, tantes de tant d’autres, pourvoyeuses du présent et seules gardiennes peut-être de l’espoir. Les mères et leurs filles : filles-femmes déjà, femmes belles à se taire (danser seulement), si abandonnées à leur désir : « l’homme-là, je te veux dormir »… Ou bien jeunes filles encore, silencieuses, non moins belles, avec toujours une marieuse derrière pour les donner ? vendre ? à l’homme, « en deuxième bureau », s’il le faut… Et l’homme enfant-tyran y résistera si peu : le vieux maître de la Raison classique humiliant devant son disciple sa trop jeune deuxième épouse, si soumise… Car on ne résiste jamais là chez la femme qu’en quelque soumission. Quitte à reprendre autrement le drapeau-chiffon des militances politiques en d’autres façons de parler et d’agir : « parole comme on parle », mais « parler-vrai »-faire, sans forcément dire, ce qu’on doit honneur de vivre de son travail, de travailler pour les enfants…
Monde désenchantant-désenchanté, où celui qui revient d’ailleurs Europe, Amérique croyant trouver là les sources d’une identité perdue, ne trouvera cette identité même qu’en perdition… Ainsi renvoyé à sa propre identité, seul parmi eux, seul avec soi-même… Revenir à cette identité morte, ce serait revenir à une identité-fétiche : en inventer plutôt une nouvelle…
« Se reconnaissant, ils s’enlacent, mais il faut qu’ils se quittent ». Car cette Afrique-là qui n’est plus l’Afrique historique d’avant-hier, mais non plus d’hier, et Dieu sait vers quel demain l’Histoire du monde la conduit ?, cette Afrique-là ne peut rester non plus l’Afrique de la mémoire qu’en rendant celle-ci à son devenir.
Où le devoir, s’il y a devoir (le présent a aussi son Droit), serait d’identifier la part d’identité morte pour rendre l’autre à sa quête. Car comme on est devenu ce qu’on a été, on devient ce qu’on sera.
E l’on n’y pourra rien, il y faudra même peut-être rêver encore. Non au comment revenir au « pays de langue », mais comment aller vers le pays de toutes les langues : le pays devenu monde. Où la culture « de langue » aura bien à donner autant qu’à recevoir mais que ce soit le meilleur et non le pire : une certaine manière de vivre en dansant, d’aimer les frères d’adoption autant que les frères de sang, de palabrer sur le crime même jusqu’à le pardonner… Et comme le monde en aura besoin, « principe Mandela », de la grande palabre universelle…
Passe, « Dossier classé : vivant, d’être classé… Aucune mémoire n’est inutile, qui aura appris à se comprendre. Aucun rêve ne le sera, qui aura compris que tout n’est pas bon à rêver en elle. Toute identité sera bonne, qui ne se figera, mais se cherchera en tous horizons du métissage…
La leçon ne vaut-elle pas pour notre monde autant que pour « ce monde-là » ?
Dossier classé, d’Henri Lopès (Seuil, 2002)///Article N° : 2560