Îles en Bulles

La bande dessinée dans l'Océan Indien

De Christophe Cassiau-Haurie
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En dressant ce panorama exhaustif en 80 pages sur la bande dessinée dans l’Océan Indien, Christophe Cassiau-Haurie a entrepris un véritable travail de bénédictin.

En effet, à l’occasion de ses multiples rencontres amicales avec les bédéistes de la région, au cours de ses déplacements à travers les îles, et en s’appuyant sur des documents accumulés durant son séjour de plusieurs années à Maurice, Christophe Cassiau-Haurie (1) a réussi l’exploit de réunir dans cet ouvrage soigneusement mis en pages, une compilation bibliographique agrémentée d’images en couleurs et d’articles clairs et précis sur la production des bédéistes des Comores, de la Réunion, de Madagascar, Maurice, Mayotte, Pondichéry et des Seychelles… Chaque pays (ou départements pour la Réunion et Mayotte), y compris la ville de Pondichéry, a fait l’objet d’une présentation globale offrant au lecteur un rappel historique et un bilan contemporain des productions publiées par les maisons d’édition et la presse locales, ou parfois auto publiées par les dessinateurs eux-mêmes dans les conditions difficiles que l’on peut imaginer, comme ce fut le cas, par exemple, à Madagascar dans les années 90 sous l’effet de la crise économique qui régnait alors dans la Grande île.
La production de ces dessinateurs du « bout du monde », comme l’explique Christophe Cassiau-Haurie, témoigne d’une vitalité étonnante, compte tenu de l’éloignement par rapport à l’Europe censée avoir donné ses lettres de noblesse au 9ème art et représentant une sorte d’Eldorado souvent inaccessible. Sur place, la plupart de ces bédéistes et caricaturistes, à l’exception de La Réunion, éprouvent de réelles difficultés pour faire reconnaître leurs multiples talents : ils sont souvent obligés d’exercer parallèlement d’autres métiers afin d’assurer leur subsistance, ce qui est d’ailleurs le cas dans la majorité des pays du continent africain. Certains parviennent à réaliser des ouvrages de commande en provenance des ONG, des institutions internationales, religieuses ou gouvernementales, d’autres montent des associations, créent des revues et obtiennent parfois des appuis auprès des Centres culturels ou des Alliances françaises qui organisent des stages, des ateliers, des expositions et soutiennent des festivals consacrés à la BD, tels « Iles en Bulles » à Maurice, « Cyclone BD », le Festival International de la BD à St-Denis de la Réunion, « MadaBulles » et « Gazy bulles » à Madagascar… Quelques-uns sont invités dans les festivals en France, en Belgique, en Italie ou, récemment, au FIDBA d’Alger (festival international de la bande dessinée d’Alger), et se font remarquer en participant à des expositions. D’autres, enfin, ceux qui parviennent à faire publier leurs albums en Europe, réussissent à percer en obtenant une diffusion plus importante et la reconnaissance professionnelle de leurs pairs (2), à l’image du scénariste Appollo qui, après s’être fait connaître à la Réunion, est en mission de coopération pour deux ans à Kinshasa (RDC), suite à une précédente mission de deux ans à Luanda (Angola). Il conçoit désormais la plupart de ses scénarios, en collaboration avec un grand nombre de bédéistes professionnels, pour les éditeurs de la métropole.

Trois pôles de créativité émergent de ce vaste ensemble océanique et s’avèrent particulièrement actifs dans les domaines de la BD ou de la caricature : Madagascar, la Réunion et, peut-être dans une moindre mesure, Maurice. Les populations sont confrontées à des situations démographiques, politiques et économiques différentes d’une île à l’autre, dans des environnements culturels spécifiques mais qui ne cessent de s’enrichir mutuellement à l’occasion des échanges et des amitiés qui se nouent entre les divers bédéistes de la région.

Madagascar offre, des années 60 à 90, une prolifération exponentielle de revues, de séries individuelles ou collectives, en malgache, en français ou en version bilingue, publiées par les nombreuses maisons d’édition, les institutions religieuses, la presse locale, les associations et les agences de coopération occidentales (3). Mais, explique Christophe Cassiau-Haurie, « …à partir de 1991, la crise économique entraîne le déclin du genre. Le pouvoir d’achat s’effrite et la désastreuse pratique de la « location » des livres, formule qui satisfait les loueurs et les lecteurs de BD, ruine les créateurs. Les maisons d’édition (Tsileondriaka, Danz, EH !) ferment progressivement. La grande époque des magazines et séries se termine. Les années 90 sont celles du creux de la vague pour le 9ème art malgache… ». Face à la raréfaction actuelle de la production locale « sous assistance respiratoire, dépendante des projets des productions occidentales ou des ONG », certains dessinateurs essaient de se tourner vers l’Europe, à l’image de Didier Mada qui, en 2003, à la suite d’un concours organisé par Africa e Mediterrano en Italie, signe un premier album, « Imboa le Roi et Ifara », qui sera publié par les éditions italiennes Laï Momo. Ce premier essai réussi incite d’autres bédéistes à s’engager sur la même voie et à participer activement à des albums collectifs présentant les planches d’auteurs africains (4). Certains autres choisiront de s’établir à Maurice, tel le talentueux Pov, en 2006, dont les dessins et caricatures font la joie des lecteurs de L’express du dimanche. Mais, remarque l’auteur, « Malgré des talents indéniables, aucun Malgache n’a édité d’albums dans le circuit commercial. »

La Réunion, de par sa situation de département d’outre-mer au cœur de l’Océan Indien, reste reliée à la France et compte, outre un grand nombre de dessinateurs locaux ou originaires de la métropole, 28 éditeurs dont la production s’adresse aux 800.000 habitants de l’île et à la diaspora réunionnaise. Dans cette production éditoriale, la BD a la part belle grâce au vivier de jeunes dessinateurs qui se regroupèrent autour de l’associationBand’décidée, qui lança l’excellente revue trimestrielle « Le cri du Margouillat » créé en 1986 jusqu’en 2000, année où le magazine devint mensuel sous le nom du « Margouillat » (avant de disparaître en 2002 et de laisser jusqu’à présent un très grand vide dans l’univers spécifique de la BD réunionnaise). Un peu plus tard, le groupe monta sa propre maison d’édition, « Centre du Monde », offrant de nouvelles opportunités éditoriales aux membres de Band’décidée. Ceux-ci, en partenariat avec un libraire passionné de BD, en vinrent à créer « Association Cyclone BD », ce qui leur permit de lancer par la suite le festival « Cyclone BD » qui reste, après 5 éditions successives, la plus grande manifestation sur la BD dans l’Océan Indien. Par le biais de ces initiatives promotionnelles, plusieurs auteurs, dessinateurs ou scénaristes, firent alors reconnaître avec succès leurs multiples talents auprès des éditeurs ayant pignon sur rue en France.
Quant à la production éditoriale locale actuelle, malgré la publication de nouveaux albums, dont ceux des éditions Jacaranda en créole, de Epsilon, voire de la traduction d’albums de Tintin en créole, elle a perdu le dynamisme de la grande époque lancée par les créateurs du « Cri du Margouillat » avec « Centre du Monde Éditions » (5). Mais des rumeurs persistantes permettent de penser que la création d’une nouvelle revue de BD, à l’initiative d’anciens membres de la fameuse équipe, pourrait voir prochainement le jour. Ce qui fournirait certainement à la bande dessinée réunionnaise les épices nécessaires pour concocter de nouvelles histoires tout aussi piquantes que celles qui ont fait sa renommée dans l’Océan Indien et en métropole…

Le cas de Maurice est plus mitigé, bien que la production locale dans le domaine de la BD, et surtout de l’illustration d’ouvrages destinés à la jeunesse, soit elle aussi relativement prolifique. La première apparition d’une BD satirique remonte aux années cinquante dans le journal Action sous la forme d’une mini-série « Les aventures de Pierre Kiroulle, reporter détective » signée par Rog, qui était en fait Roger Merven, le rédacteur en chef du journal. Au début des années 90, il publiera ses planches dans « Le Cri du Margouillat » dont l’équipe collaborera avec la ville de Curepipe pour lancer en 1991 la première manifestation mauricienne consacrée à la BD. Par la suite, à compter de 1999, à l’initiative de l’Alliance française et du projet franco mauricien Lire en français, de jeunes dessinateurs eurent l’occasion de participer à des ateliers de formation animés par des bédéistes français et belges (Lepage, Rollin, Stassen, Valles…). Après la création de deux revues éphémères de BD, « Ticomix » et « Koli explozif », qui permirent à certains dessinateurs de faire leurs premières armes, l’Alliance française décida de créer le salon « Il’ en bulles » qui a déjà connu trois éditions en 2003, 2005 et 2007.
Les auteurs les plus remarquables de la BD mauricienne sont, outre Roger Merven (6) décédé en 1995, Éric Koo Sin Lin (7), excellent dessinateur émigré en Australie en 2000, Laval NG (8), qui fait désormais carrière chez les grands éditeurs parisiens et, dans la nouvelle génération, Evan Sohun et Thierry Permal, dont les travaux ont été primés à plusieurs reprises à Maurice lors du « Mois de la BD ».
Parmi les nombreux albums publiés en créole mauricien, le premier en date et qui constitue un chef-d’œuvre du genre, est « Répiblik z’animo », réalisé en 1976 par Rafik Gulbul d’après une adaptation savoureuse de « La république des animaux », le célèbre roman de Georges Orwell. On ne peut que regretter l’apathie des éditeurs locaux qui n’ont pas encore osé rééditer cet ancêtre de la BD mauricienne désormais introuvable…

Loin de moi l’idée de négliger les auteurs de Mayotte (Vincent Lietar pour « Bao, l’enfant heureux ». Nassur Attoumani, dont « Le turban et la capote » a été adapté par le malgache Luc Razakarivony), des Comores (Moniri M’bae et son « Little Momo »), des Seychelles (Peter Marc Lalande et son jeune héros « Zac ») et de Pondichéry (pour les dessins des Denis Fauvel). Ils produisent des BD ou des illustrations d’albums dans des conditions éditoriales souvent très difficiles, mais la place me manque pour détailler plus avant toutes les informations de cet ouvrage qui constitue une référence absolue sur l’univers de la BD dans l’Océan Indien. Cette publication réunionnaise est un très bel exemple éditorial de ce que l’on est à même de produire « là-bas »…
Je ne peux que recommander vivement la lecture passionnante de « Iles en bulles » à tous ceux qui s’intéressent à la créativité du 9ème art, au-delà des frontières de l’Hexagone.

1. Christophe Cassiau-Haurie, après avoir été responsable de la Bibliothèque du Centre Culturel français Charles Baudelaire à Rose-Hill (Ile Maurice) à partir de 2005, vient d’être nommé cette année Directeur des services au public de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg.

2. Ile Maurice :
Laval NG pour les tomes 13, 14, 15 et 16 de « La ballade au bout du monde » chez Glénat, et « Les chroniques du sillage » chez Delcourt, 2003-2007
La Réunion :
Appollo et Mad : « Les aventures de Louis Ferdinand Quincampoix », en 3 tomes chez Vents d’Ouest, 1991-92
Appollo et Huo-Chao-Si : « La grippe coloniale », chez Vents d’Ouest, Prix de la critique au Festival d’Angoulême 2003.
Appollo et Li An : « Fantômes blancs », tomes 1 et 2, chez Vents d’Ouest, 2005-2006
Appollo et Brughera : « Le chevalier au cochon », chez Carabas, 2006
Appollo et Trondheim : « Ile Bourbon 1730 », chez Delcourt, 2007
Appollo et Brüno : « Biotope », tomes 1 et 2, chez Dargaud, 2007
Appollo et Brüno : « Commando colonial », chez Dargaud, 2008
Li An : « Planète lointaine » chez Delcourt, 2006. « Le cycle de Tshaï » en 8 tomes chez Delcourt, 2000-2008 (une adaptation des romans de Jack Vance par le scénariste Morvan).
Grégoire Loyau : « La voie du Kung Fu », Tome 1 « L’œuf du dragon », chez les Humanoides associés, 2003
Téhem : « Malika secouss », 8 tomes chez Glénat, 1998-2006. « Zap collège », 4 tomes chez Glénat, 2002-2007.
Téhem : « Lovely planet », tome 1 chez Glénat, 2005
Téhem et Supiot : « Marie Frisson », chez Glénat, chez Glénat, 2005
Téhem et Xavier Henrion : « Root », tomes 1 et 2, chez Glénat, 2007
(Voir dans l’ouvrage de Christophe Cassiau-Haurie la totalité de ce qui a été publié localement et à l’extérieur…)

3. Voir pages 52 à 61 de l’ouvrage, la bibliographie compilée par l’auteur sur ce qui a été publié jusqu’à nos jours.

4. « A l’ombre du Baobab », publié par Equilibre et population en 2002. « Afrobulles », n° spécial Madagascar.
« Africa comics 2002 », « Africa comics 2003 », « Africa comics 2005-2006 », « Africa comics 2007-2008 ».
« BD Africa », 2005…

5. Quelques exemples : Hobopok, « Le temps béni des colonies », 1998. Li An, « La ti do », 1999. Huo-Chao-Si et Appollo, « Cases en tôle », 1999. Téhem, la série des « Tiburce ». L’album collectif « Dans les hauts », 2001.

6. « Les aventures de Maumau le dodo : souvenirs de genèse », Ed. Précigraph, 1986.
« Vents mauvais et autres perturbations cosmiques », 1996.

7. Voir son site : http://www.crickoo.net/ »
« Notes pour un impossible journal : Les lames vorpales », 1990.
« Port Louis, Ile Maurice », Ed. Vizavi, Port Louis 1997.
« Vive la patrie », Ed. Le cri du lézard, Port Louis, 1998
« Nous les mauriciens », Ed. Le cri du lézard, Port Louis, 2000
« The Gold Coast : a visual diary », 2006

8. Voir son site : « http://bizartbazar.blogspot.com/ »
« Magus, The Enlightened One », Ed Caliber comix, USA, 2002
« Legends Of Camelot, Quest For Honor », Ed Caliber comix, USA, 2002
« Les pierres levées »,scénario de Makyo, Ed. Glénat 2003.
« Les pierres invoquées », scénario de Makyo, Ed. Glénat 2004
« Pierres envoûtées », scénario de Makyo, Ed. Glénat 2006
« Les chroniques de Sillage », album collectif, Ed. Delcourt, 2006
« Pierres de vérité », scénario de Makyo, Ed. Glénat 2008
Iles en Bulles, La bande dessinée dans l’Océan Indien, Christophe Cassiau-Haurie, Centre du Monde Éditions, collection Mora Mora, île de la Réunion, juillet 2009, 34 €.

L’ouvrage peut-être commandé par mail auprès de l’éditeur : [email protected]///Article N° : 8973

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