à propos d’Atterrisage

De Kangni Alem

Mise en scène : Denis Mpunga
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Quand le fait divers prend la force du mythe

Ils avaient 14 et 15 ans Yagine Koita et Fodé Tounkara, les deux adolescents qu’on retrouva morts de froid, le 2 août 1999 dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena en provenance de Conakry et qui venait d’atterrir à Bruxelles. Ce qui n’aurait pu être qu’un banal fait divers tragique, prit une autre dimension, car les jeunes Guinéens avaient écrit une lettre, qu’on retrouva sur eux, à l’intention de ceux qu’ils appellent  » les responsables d’Europe  » afin de leur faire part de leur motivation et d’en appeler à la solidarité. Soudain par cette lettre ouverte lancée terriblement comme une bouteille à la mer, bouteille dérisoire et tragique de deux enfants sentant la mort venir, c’est toute la détresse du continent africain qui trouvait là son allégorie la plus poignante. Les jeunes lycéens sortaient de l’anonymat, l’opinion publique entendait leurs mots, leurs rêves, leurs souffrances ; l’opinion publique toute entière partageait leurs espoirs. Le fait divers entrait dans l’espace du mythe.
Or, c’est bien à partir de la portée mythique de cette aventure mortelle que Kangni Alem a conçu Atterrissage, un conte tragique, à la fois ironique et cruel, mais aussi plein de tendresse et de drôlerie parfois, grâce à cet art de la dérision qui est la marque des grands auteurs comme Cheik Amidou Kane ou Ahmadou Kourouma et, il faut bien le dire, la force séculaire des cultures négro-africaines. L’auteur togolais n’en est pas à son coup d’essai. On connaît ses qualités poétiques et la force d’invention de ses histoires à double fond que l’on retrouve dans ses nouvelles et ses romans comme Cola cola jazz au ou Canailles et charlatans, publiés aux éditions Dapper en 2003 et 2005, et plus récemment Un rêve d’Albatros chez Gallimard.
Denis Mpunga avec la Compagnie du Théâtre Musical Possible s’est emparé de ce petit conte tragique et c’est un spectacle d’une rare beauté qu’il convoque grâce à la complicité de quatre comédiens, Aline Bosuma, Dieudonné Kabongo, Kenn Ndiaye, Manibi Koné qui se glissent dans l’enveloppe des personnages et donnent corps et vie au mythe comme un livre d’images qui s’animerait sous nos yeux. Denis Mpunga a en effet beaucoup travaillé sur les rythmes et les images du conte et avec quelques éléments scéniques c’est tout un univers onirique qu’il convoque. Le spectacle s’ouvre sur des polyphonies à quatre voix qui amènent les quatre acteurs à accueilllir le public comme des conteurs. Chacun se présente en nous donnant une facette de sa personnalité avant d’évoquer le personnage qu’il va jouer. Or ces personnages qui se déssinent alors sous nos yeux sont bien des figures. Aline Bosuma se couvre le corps d’argile pour devenir Ma Carnélia, Dieudonné Kabongo s’installe sur une chaise d’arbitre de tennis. Les figures sont déformées comme elles peuvent l’être dans un rêve ou un album de bande dessinée. Ma Carnélia le cheveu en filoche, la peau terreuse comme de la poussière en décomposition a quelque chose de la mort, une Perséphone qui garde le monde des enfers, espèce de zombi, momie vivante, épouvantable et pourtant maternelle et enveloppante. Assise sur un trépied, elle tricote une grosse laine… Il y a en elle, l’abîme mythologique de la fatalité tragique. Elle suggère autant Cassandre que Pénélope, ou encore une Parque qui tisse dans l’ombre le fil de l’existence humaine. Le passeur perché à trois mètres sur sa chaise d’arbitre dans son uniforme blanc, évoque une image divine de Dieu le père, céleste et tyrannique.
Puis, quand le rêve se fait cauchemar, ce sont des images d’Enki Bilal qui surgissent de l’imaginaire avec mégaphone démesuré et fronde géante dont le sifflement rotatif dans l’air évoque les hélices de l’avion. Les gamins eux, avec leurs vêtements orange introduisent la couleur et la lumière dans ce monde de nuit, l’incandescence de leur rêve se fait étoile et scintille sous nos yeux avec la fraîcheur du jeu de Ken Ndiaye et Mabini Koné, tandis que Dieudonné Kabongo est troublant de justesse et d’ambiguïté en imposteur paternaliste et inflexible, toqué pourtant de samba et soudain tellement drôle quand la musique s’en mêle. Quelle présence aussi chez Aline Bosuma, dont la voix emporte le petit conte dans la sphère métaphysique de la musique sacrée ! L’originalité et la richesse pourtant pleine de simplicité de la poétique scénique de Denis Mpunga mérite d’être saluée. Bravo au Musée Dapper d’avoir su accueillir en ses murs l’expression contemporaine du mythe à travers une petite forme théâtrale qui mérite vraiment le détour.

Atterrissage
Texte de Kangni Alem
Mise en scène : Denis Mpunga
Avec Aline Bosuma, Dieudonné Kabongo, Ken Ndiaye et Manibi Koné
Théâtre du musée Dapper du 1er au 22 avril 2007///Article N° : 5911

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Les images de l'article
Atterrissage, de Kangni Alem, mis en scène par Denis Mpunga © © D.R.





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