« Le palais appartient au peuple. Les politiques sont juste des locataires »

Entretien de Julien Le Gros avec Abass Abass

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Moins connu que ses compères Didier Awadi ou les Daara J, Abass Abass n’en est pas moins respecté dans le rap sénégalais. L’analyse 2, enregistré avec son orchestre survolté, le Fap Zap band, est son quatrième album festif mais lucide sur notre société.

Comment es-tu arrivé au rap ?
C’était la musique de notre génération. Quand on était petit, on écoutait beaucoup de musique américaine. Il y avait un complexe d’infériorité à la base. On ne voyait pas de Noirs à la télé. Quand on a vu à la télé des gens comme Bob Marley ou Michael Jackson, on a voulu faire comme eux. La musique noire américaine m’a toujours touché. Pour le rap, on faisait des semaines culturelles où on reprenait des morceaux de MC Solaar. J’ai commencé à écrire mes propres textes. Je ne pouvais plus lâcher.
Le fait d’avoir une mère écrivain, Aminata Sow Fall (1), est-il un plus par rapport à l’écriture ?
Je pense que oui. Parfois quand je discute avec ma mère, même pour dire une chose très simple, elle va mettre de la poésie. Elle dit souvent que c’est une déformation professionnelle. J’ai un peu baigné dans cette sensibilité aux mots. C’est un peu comme un docteur. Si un docteur a un enfant, l’initiation de ce dernier est plus facile. Il baigne déjà dans une ambiance où il a l’habitude d’entendre des noms de médicaments. Il sait comment guérir certaines maladies de base. Ensuite il y a un travail de fond qui doit se faire et qui est personnel. Ma mère m’a inculqué que, non seulement dans l’art mais également dans la vie, il faut avoir de la personnalité et travailler. C’est cette discipline que j’ai pu mettre dans mon travail, dans l’écriture, dans tout ce que je fais artistiquement.
Comment présenterais-tu son parcours littéraire ?
Il est fort. Quand elle a débuté la littérature, elle avait mis des mots en wolof dans un de ses premiers romans. Ma mère avait une proposition pour signer chez un éditeur en Europe, ce qui était grandiose à l’époque. Comme elle gardait son originalité avec des mots wolof, les gens lui disaient : « Non, on ne peut pas te signer comme ça. » Elle a voulu conserver ça. Du coup, elle a sorti le livre avec un éditeur africain. Ce livre La grève des battù (2) a super bien marché. C’est toujours le même concept que j’applique : On ne fait pas ce qui marche, on fait marcher ce qu’on fait. Il faut avoir de la personnalité, croire en quelque chose et pousser ça au maximum. Quand les gens me disent que ma mère m’inspire, je leur réponds que ce n’est pas dans ses écrits mais plutôt dans ses valeurs.
Tu es issu du quartier Amitié 3 qui n’est pas un ghetto. Peut-on venir d’un quartier paisible et dénoncer les réalités sociales ?
Je pense que tout le monde a des problèmes : que ce soit le riche ou le pauvre. Les problèmes sont différents. Tout le monde a un vécu différent. Au Sénégal, le rap est né dans ce qu’on appelle des SICAP (3) : les quartiers comme Amitié d’où je viens. Il est venu des États-Unis. Mais les gens qui avaient les moyens de connaître le rap sont ceux qui avaient les moyens de voyager, d’aller en Europe, aux États-Unis. Le premier véritable groupe de rap sénégalais, Positive Black Soul, vient de la SICAP. Souvent les gens veulent associer le rap au ghetto. Mais ceux qui avaient accès au rap au début, chez nous, n’étaient pas des gens qui venaient du ghetto.

À partir de ça comment as-tu mis ton grain de sable ?
Le Sénégal n’est pas un pays super-développé. Il y a des inégalités, beaucoup de choses qui me touchent. Quand je suis entré dans le rap, au début c’était vraiment pour faire de l’art pour l’art. Faire de la rime, du freestyle, de l’impro. C’était vraiment un jeu. Certains allaient au foot. Nous, on mettait notre radio blaster au quartier et on s’amusait à rimer. Quand j’ai fait mon premier morceau Abdou, je parlais d’une réalité de l’époque sur les agressions. Je me suis aperçu que cette chanson pouvait avoir un impact. Alors je me suis dit : « À partir d’aujourd’hui, chaque fois que j’écris un texte, ce sera pour apporter quelque chose«  Aujourd’hui je le vois car quand j’écris certains textes, il y a des gens qui viennent me voir et me confient : « En écoutant ce que tu dis, j’avais l’impression que tu parlais de moi. » Je me suis toujours efforcé de respecter l’art. Je vois l’art avec plusieurs fonctions : plaire, toucher, corriger, dénoncer. Ce sont ces fonctions que j’essaie de mettre dans mes albums. L’un ne va pas sans l’autre. Il y a les textes mais aussi le besoin de faire la fête, s’amuser. Partager mais aussi éduquer.
Tu as eu ton premier groupe Double A en 1995. Quelle était l’ambiance de l’époque ?
C’est une chance pour moi d’avoir participé à cette période. Avec Double A on n’avait pas cherché loin : Abass-Ablaye. À l’époque c’était vraiment la musique à la mode. Au Sénégal, c’étaient d’abord les danseurs. On a commencé à danser et puis on s’est un peu mis au rap. Il n’y avait pas autant de rappeurs. Ils avaient à peu près tous le même concept. Tout le monde était engagé et on les respectait pour ça. En 2000 quand il y avait le régime d’Abdou Diouf, grâce à la pression des rappeurs et aux radios privées qui venaient de naître, Diouf a dû quitter le pouvoir. Il y avait une compilation qui s’appelait Politichien dans laquelle les rappeurs parlaient de la politique. Ils ont réussi à intéresser les jeunes. À l’époque les jeunes n’allaient pas voter. C’est grâce à l’action des rappeurs que les jeunes ont commencé à aller aux bureaux de vote. C’était vraiment une belle période. À un moment, on a eu beaucoup accès à ce qui se faisait aux États-Unis. L’évolution de la musique a fait qu’elle n’a plus la même valeur qu’auparavant. C’est devenu beaucoup plus facile d’enregistrer en studio. On fabriquait des hits. Il y a aujourd’hui beaucoup de rappeurs au Sénégal qui essaient de singer un peu ce qui se passe aux États-Unis. Par conséquent notre rap a peut-être moins de force qu’auparavant.
Les problèmes que vous souleviez à l’époque de Diouf et ceux de maintenant sont-ils les mêmes ?
Quelque part oui. J’ai toujours connu Abdou Diouf. On disait que le Sénégal est un beau pays avec un potentiel. Certes, ce n’est pas chez nous que tu vas trouver des matières premières. Mais il y avait ce potentiel. En 1988, Habib Bourguiba en Tunisie disait que le Sénégal était un exemple. Aujourd’hui quand tu compares la Tunisie et le Sénégal, la Tunisie est beaucoup plus développée. À l’époque de Diouf, on voyait un système avec une corruption qui grandissait de plus en plus. On voulait changer de système. On savait que c’était possible de développer le Sénégal. Abdoulaye Wade était alors l’opposant en tête. On s’est dit qu’on allait essayer. Aujourd’hui le collectif Y en a marre n’a pas pris parti pour un politicien. Mais à l’époque les rappeurs avaient pris parti. Beaucoup disaient qu’on devait laisser tomber Abdou Diouf et prendre Abdoulaye Wade. On a aidé Abdoulaye Wade et lui est retombé dans ce système, sinon pire ! En 2007 beaucoup disaient que si Abdou Diouf se représentait, il allait gagner les élections. Quand tu compares le Sénégal de 2000 et celui de 2012 ça n’a rien à voir. Les problèmes n’ont fait qu’empirer.
Quel est ton regard sur les récentes élections sénégalaises ? (4)
Tant que je n’ai pas de preuve, je ne peux pas parler. Mais si c’est avéré qu’Abdoulaye Wade n’avait pas le droit de se présenter une troisième fois, il devait rester en dehors. Mais en tant que président sortant, quand on voit le résultat de ces élections, ça veut dire une chose : le peuple ne le veut plus. Le président s’est même fait huer dans son bureau de vote à Point E. Il faut respecter le choix du peuple. Je ne connais personne m’ayant dit : « Abass je vais voter pour Abdoulaye Wade. » Peut-être que ces personnes se cachent. Aujourd’hui les gens en ont marre. Il y a une dévalorisation de nos valeurs, de notre culture. Beaucoup rêvent de bouger du Sénégal, d’immigrer aux États-Unis, en Europe, n’importe où, loin de leur famille. Il y a très peu de chance de pouvoir grandir et réussir au Sénégal, si tu n’as pas le bras long, que tu n’es pas lié au gouvernement.

Vivant à Paris, comment suis-tu cette situation au Sénégal ?
J’y retourne régulièrement. Je fais partie de ces rappeurs qui ont toujours été contre Abdoulaye Wade. J’ai sorti un album qui a été édité uniquement au Sénégal : Président de la république. Je montrais déjà que j’étais contre sa politique. À l’époque, quand j’allais à Dakar et que je disais : « Abdoulaye Wade n’a rien fait. » Les gens me répondaient : « Regarde ce qu’il a construit. » Je leur disais : « Avec les moyens qu’il a, ce qu’il a fait n’est rien par rapport à tout ce qu’il aurait pu réaliser. »Je fais partie des premiers à avoir été déçu par le régime de Wade. Même s’il quitte le pouvoir je n’aurais plus cet optimisme que j’avais lors des élections de 2000. Il nous a tellement déçus qu’on se dit que le prochain va peut-être faire pareil.
Les élections à deux tours, ce n’est malheureusement pas si fréquent en Afrique. Est-ce que ces élections sont un modèle démocratique ?
Ce que tout le monde salue c’est le peuple et pas les politiciens. Aujourd’hui Wade n’a pas le choix. Grâce à Youssou N’Dour il y a un vrai regard de l’extérieur sur les élections nationales. Abdoulaye Wade ne peut donc pas faire n’importe quoi. La réalité est là. Quand il voit qu’il perd même dans son bureau de vote. Il n’avait pas le choix. Il ne pouvait pas passer au premier tour. Il y a eu des manifestations. Il a vu que le Sénégalais, même s’il est pacifique n’a pas voulu le laisser passer. Quand Wade a voulu faire la loi du ticket présidentiel pour passer au premier tour avec plus de 25 % le peuple s’est réveillé. Il sait que le peuple en a marre et n’est plus le mouton dirigé par le bâton de berger. Les gens ont envie que ça change et sont prêts à y laisser même leur vie. Il en est conscient. C’est pour ça qu’il ne dit plus rien.
En tant que rappeur, t’es-tu investi dans le fameux collectif Y en a marre ?
Y en a marre ce sont des amis, des gens que je soutiens. Je discute beaucoup avec eux. J’ai pris du recul comme je ne vis pas à Dakar. J’ai regardé le programme de plusieurs politiciens. Souvent il y a des artistes qui se disent apolitiques. En ce qui me concerne, que les gens soient contents ou pas, quand quelque chose se passe je prends partie. Je me suis dit que si on se battait pour qu’Abdoulaye Wade quitte et qu’une autre personne vienne, que ce soit Idrissa Seck ou Macky Sall, ce n’est pas ça qui m’intéresse. J’aurais soutenu un candidat beaucoup plus intègre que ce que je vois là. Je ne le cache pas. Si j’avais eu à soutenir à candidat, ça aurait été Ibrahim Fall. Il avait un programme concret et carré. Maintenant je voulais éviter de me battre sans savoir où j’allais exactement.
Il n’y a pas le choix en l’occurrence : Macky Sall ou Abdoulaye Wade.
Je suis en train d’écrire un morceau qui parle de ça. Je ne connais pas très bien Macky Sall. Mais il a vu ce qui s’est passé. Il a vu que le peuple ne se laisse plus faire. S’il ne travaille pas, qu’il ne fait pas ce qu’il a à faire, le peuple va le sortir du palais. Le palais appartient aux peuples et les hommes politiques sont juste des locataires. Je préfère que ce soit lui qui gagne plutôt qu’Abdoulaye Wade. Mais il aura des preuves à faire.
Que penses-tu du fait qu’il ait été premier ministre d’Abdoulaye Wade avant de se retourner contre lui ?
Je trouve la politique super sale. Ce sont des gens qui n’ont pas de vrais principes. Quand tu as travaillé avec Abdoulaye Wade pendant des années, tu sais ce qu’il a fait. Si le lendemain tu te retrouves à dire : « Wade a fait ça et ça » et que tu l’avais cautionné à l’époque, ça veut dire que tu es pareil que lui. Si j’étais au Sénégal aujourd’hui je n’aurais pas organisé de mouvement. Je me serais peut-être investi en faisant des télés et des radios. Mais un mouvement, ça implique d’avoir des milliers de personnes derrière toi que tu ne contrôles pas.
Pour revenir sur la musique comment as-tu rencontré les gens de ton orchestre, le Fap Zap ?
Tout naturellement. À mon arrivée en France j’ai rencontré Harlem, le bassiste. Je faisais une école d’ingénieur du son : la SAE. J’ai rencontré Harlem à une période où j’avais un peu laissé la musique. Je voulais juste enregistrer une maquette. J’ai appelé Harlem. Je lui ai demandé combien c’était pour maquetter. Quand j’ai posé il m’a dit que j’avais une carte à jouer. « Viens on va travailler. On est ensemble. « C’est comme ça que ça s’est fait. Petit à petit j’en ai rencontré un autre à une soirée. Il y a eu tout un staff autour de nous. C’était vraiment les amis. Il n’y a personne qu’on est vraiment venu chercher. Peut-être un ou deux éléments avec la nouvelle équipe. Mais ça c’est toujours fait sur une base de bon feeling. Quand je parle avec eux et qu’on se prend la tête je leur dis : « Écoutez. Le plus important c’est l’esprit, la vibe. « C’est un groupe d’amis qu’on essaie de rendre plus professionnels. On a l’ambition de continuer et ramener ça plus loin.
Dans ton album L’analyse 2, l’analyse sonne un peu désenchantée sur notre société.
L’analyse ressemble à ce qu’on trouve aujourd’hui. Je ne pouvais qu’écrire ce que je ressentais. Il y a un gros travail de musicalité avec les musiciens en studio sur la forme, la rime. Si aujourd’hui la société n’était pas malade, je n’aurais pas ramené un vaccin.
D’où t’est venu le titre Vie d’immigrés ?
Souvent, à la télé, j’entends parler d’immigrés comme si c’était des chiffres. On ne peut pas comparer un immigré sans-papiers à un criminel. Ce sont des êtres humains qui ont une histoire, une famille. Ne fût-ce que parce que ce sont des êtres humains, il y a un respect à leur donner. Dire cette année, il y a 40 000 immigrés. Non. Ce ne sont pas des chiffres. Ils ne sont pas là juste pour gêner. Ce sont des gens qui peuvent apporter des choses au pays. Dans ce morceau, je suis rentré dans la peau d’un immigré qui, parce qu’il n’a pas les papiers, ne peut pas aller se soigner. Il y a beaucoup de droits dont il est privé. Je ne suis pas contre une politique d’immigration. C’est le droit des États de dire qu’ils veulent bloquer leurs frontières. Mais à partir du moment où un être humain est dans un pays, on doit le respecter. Ce n’est pas un animal. Des gens, juste parce qu’ils n’ont pas les papiers, vont se faire embarquer avec les menottes, devant les frères, les sœurs, devant leurs enfants à l’école. C’est immoral. Je suis rentré dans la peau de cet immigré parce qu’on parle beaucoup d’immigration et le mot finit par être banalisé. Le rapatriement, les chiffres aussi. Le message est : « Regardez et essayez de les comprendre. »

Dans ton parcours personnel, as-tu subi ce genre de difficultés ?
J’ai les papiers français. Mon père est français, d’origine sénégalaise. Mais je n’écris pas pour moi. J’écris pour tout ce que je vois autour de moi. J’ai grandi au Sénégal. Je me retrouve souvent avec des amis d’enfance. Il y a des thèmes récurrents dans nos discussions. On parle souvent de papiers, de telle personne qu’on a rapatriée. Ce sont des choses qui m’interpellent. C’est naturel pour moi de traiter ce genre de sujets. Par exemple, j’ai une amie qui faisait ces études. Elle a pu passer son année. Elle n’était pas encore allée à la Préfecture. On l’a rapatriée, sans ses affaires. C’est moi qui, en revenant à Dakar, lui ai rendu ses bagages. Quand on te raconte une histoire comme ça, tu peux ne pas y croire. Mais ce sont des choses qui arrivent. Il faut soulever ça.
L’album est entre Paris, New York, le Sénégal en arrière-fond. Tu revendiques une identité plurielle.
Je ne me pose pas cette question. Je suis sénégalais. Je viens de quelque part et je n’ai pas besoin de le prouver. Ce qui est important chez les gens c’est ce qu’il y a dans l’esprit, dans le cœur. Mes critères d’amitié c’est par rapport à ce que les gens me montrent et non leur provenance. Des gens vont me dire : « Abass ta musique s’est modernisée. » À partir du moment où je fais des recherches et que je suis touché par une musicalité qui vient de je ne sais où, je ne calcule pas d’où ça vient. Avec mon groupe le Fap Zap, il y a de tout : des Métis, des Blancs, des Noirs. C’est avec tout ça qu’on arrive à faire voyager les gens en concert. Culturellement je suis un métis. Je suis sénégalais. Mon pays a été colonisé par la France. J’essaie de prendre tout ce que je peux, quelle que soit la provenance. Je n’essaie pas de forcer. Dire que je suis vraiment africain. Je le suis. Il y a des morceaux comme Peur égale question dans lequel j’aborde des valeurs africaines qu’on m’a inculquées depuis tout petit. Dans d’autres morceaux, j’ai des références que je tire de ce que je vois tous les jours en France

Comment as-tu fait les différentes rencontres qui figurent sur l’album : Féfé 20 Syl, Meta Dia ?
Le choix de mes featuring a été naturel. Je connais Meta depuis plus de dix ans. Makeda est une fille qui chante dans le Fap Zap avec moi. Nabila, qui chante dans Être riche et digne, c’est pareil. Féfé et 20 Syl sont des gens dont j’appréciais le travail. Dans ma conception de la musique je me voyais à travers eux. On fait une musique urbaine qu’on appelle le rap. Souvent quand je fais des ateliers d’écriture, je demande aux petits : « Qu’est-ce que vous appelez le vrai rap ? » Ils me répondent : »C’est quand tu parles du ghetto, de la cité, de la drogue » Des gens comme 20 Syl ou Féfé ont enlevé les faux mauvais codes qu’on plaque sur le rap. Ils sont venus avec une certaine personnalité. À un moment, j’ai envie d’oublier que la personne est un rappeur, qu’on se dise juste que c’est un artiste. Quand j’observe ces gens-là, c’est ce que je vois. C’est pour ça que je les ai invités.
Peux-tu dire un mot sur ces ateliers d’écriture ?
Les gens m’appellent. Dernièrement j’étais aux Mureaux. Avant j’étais à Poissy. J’ai aussi animé à Fleury-Mérogis. Je l’ai fait un peu partout. J’explique certaines techniques dans ces ateliers. Mais le but du jeu, c’est l’éducation. Éduquer à travers l’écriture. Trouver des thèmes. Faire en sorte que les jeunes qui participent se posent les bonnes questions pour pouvoir évoluer artistiquement et dans la vie. Ce sont des jeunes de 12 à 18 ans à qui j’enseigne dans les collèges, lycées, parfois dans des maisons de quartier.
As-tu suscité des vocations ?
Il s’agit de faire comprendre. Quand les petits jeunes arrivent, ils pensent que le rap consiste à glorifier de mauvais codes sur le ghetto. Je me bats pour que les jeunes n’aient pas cette image du rap. Je leur fais une leçon. On parle de l’histoire du Rap, de l’essence même du Rap : un mouvement de revendication, de dénonciation. J’essaie de leur inculquer ça. La technique vient ensuite. Par exemple, pour les jeunes que j’ai rencontrés à Poissy, ils viennent super rarement à Paris. Quand j’ai fait mon concert au New Morning, je les ai invités à faire ma première partie. Ça leur a fait tellement plaisir. Je suis retourné avec eux pour un atelier. Quand je leur ai fait écouter une musique en leur demandant ce que ça leur inspire, ils m’ont répondu : la peur d’aimer et de perdre quelqu’un. Ce sont des thèmes auxquels ils n’auraient jamais pensé un an auparavant. Je me suis dit : « Il y a une évolution. » Quelque part, j’ai eu ce que je recherchais. Leur expliquer ce qu’est le vrai Rap. Après il y a une fonction éducative. Je leur apprends à être discipliné. Quand ils arrivent en retard, je refuse de les prendre. Ces jeunes n’ont pas subi de vraies rigueurs de travail. C’est ça que j’essaie de ramener aussi.
Quelle a été ton expérience d’animation à la prison?
Les détenus pensent que rapper, c’est jouer à un personnage. Quand je suis arrivé à Fleury, ils me parlaient des mêmes thèmes, des mêmes bêtises qu’ils glorifient et qu’ils regrettent. Pour être en prison, c’est qu’ils ont dû faire quelque chose. Quand je discute avec eux, je vois qu’ils regrettent certaines choses. Mais quand ils rappent, ils s’en vantent. La première chose que je leur ai demandée est : « Pensez-vous que les rappeurs que vous connaissez qui glorifient la violence vont faire écouter leurs morceaux à leurs enfants pour les écouter? » Ils me disent : « Non. » Alors je leur dis : Est-ce que c’est du vrai rap? » Ils me répondent : « Non. » Pendant les ateliers, j’ai proposé à la personne en charge de ramener mon Home studio en prison. Je les ai enregistrés. Ils ont fait un morceau. Chacun parlait un peu de ce qu’il regrettait. Ils ont lancé un message à leur famille pour leur demander pardon. Ça les a fait réfléchir. Ils se sont passé ce titre sur cd. Je pense que toutes les personnes, qu’elles soient à l’intérieur ou à l’extérieur, qui écouteront ce titre ça va leur apporter quelque chose.
Pour finir, tu rappes peu en wolof. Pourquoi?
La première langue que j’ai pratiquée est le français. Je parle très bien wolof. Mais quand je parle en français, vous me comprenez. J’ai envie que mon message soit compris par le maximum de personnes. La première fois que je suis allé dans un pays non francophone, en Italie, je stressais. Les gens ne parlaient pas ma langue. J’avais l’impression que les gens ne comprenaient pas mes rimes. Heureusement qu’on avait travaillé la musicalité, le show. Si je rappais en wolof, je n’aurais peut-être fait plaisir qu’aux Sénégalais. Le chant est beaucoup plus universel. Le rap, ce n’est pas compréhensible par tous. Quand on n’arrive pas à saisir le message dans le rap, c’est dommage. Si j’avais parlé super bien anglais, j’aurais pu rapper en anglais. Ça m’est déjà arrivé de faire des textes en wolof. Mais je me dis que les Sénégalais parlent français. Si j’arrive à faire des morceaux en français je peux toucher et l’Afrique francophone et tous les pays de la francophonie.

Pour en savoir plus : www.abassabass.com/

1. Femme de lettres, romancière sénégalaise qui porte un regard critique sur la société sénégalaise, fondatrice de la maison d’édition Khoudia.
2. La grève des battù, 1979, présélectionne par le jury du Prix Goncourt, porté à l’écran par Cheick Oumar Sissokho.
3. SICAP : Société immobilière du Cap Vert. Cette société de construction donne son nom à des quartiers plutôt résidentiels de Dakar comme Liberté, Amitié, Baobab ou Sacré cœur
4. L’interview a été réalisée avant l’élection de Macky Sall, nouveau président du Sénégal depuis le 2 avril 2012.
///Article N° : 10712

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Abass Abass © Abass Abass Sow
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