Né en 1964 au Bénin où il vit, Florent Couao-Zotti a été professeur de lettre, journaliste, consultant culturel, scénariste de bandes dessinées avant de se lancer dans l’écriture romanesque et la dramaturgie. Rencontre avec l’un des écrivains les plus audacieux du continent à l’occasion de la sortie de son dernier recueil de nouvelles Poulet- bicyclette et Cie.
Vous nous proposez avec Poulet- bicyclette et Cie un recueil de 10 nouvelles dont aucune ne porte le nom du titre assez mystérieux. Pouvez-vous nous dire ce qui se cache derrière cette annonce ?
Poulet-bicyclette, dans ce recueil, est une expression générique.
Ce mot, en fait, désigne, en Afrique francophone, les poulets élevés au sol et dont tout le monde est familier. Ce sont des volailles en liberté dans les concessions qui, parfois, sont obligées de se débrouiller par elles-mêmes pour trouver à picorer. Ce qui m’intéresse ici, c’est leur capacité de résistance, leur capacité d’adaptation aux situations les plus improbables, leur force de courir – surtout lorsqu’il s’agit d’échapper à la casserole – et, bien sûr, leur soif de vie
Par analogie, j’ai trouvé que les enfants sont, dans les sociétés africaines, ce que sont les poulets-bicyclettes dans les concessions. Car il s’agit d’enfants dans ce recueil. Les enfants dans leurs relations avec leurs parents ou même dans l’absence de relations avec eux. Les enfants désirés, objet de déchirures entre les parents ; les enfants détestés, considérés comme de la peste ou décrétés sorciers ; des enfants obligés de se débrouiller par eux-mêmes, dans les milieux mafieux, les « faux coins ». Dans « Barbecue blues » un petit rôtissier, c’est-à-dire vendeur d’agouti grillé, doit passer la frontière bénino-nigériane avec de la cocaïne enfouie dans le ventre de ses rongeurs. Ce produit lui a été confié par un trafiquant de drogue qui lui a promis en retour de l’argent. Mais une fois l’opération réussie, tout le monde lui tombe dessus : des voyous, des douaniers, une commerçante « au teint de lait de coco ». Mais le petit n’en a cure ; il sait, avec son destin de poulet-bicyclette, qu’il peut leur échapper !
Ce qui est le plus réconfortant dans ces nouvelles, c’est que, entre leurs rires et leurs larmes, ces enfants ont une telle force de résistance qu’on a toujours l’impression que c’est Mozart dont on veut voir l’uvre se poursuivre
Poulet-bicyclette est une métaphore qui traduit toutes les situations de vie dans lesquelles les enfants sont projetées du fait des adultes, de leurs croyances et de leurs folies
Ces textes transportent le lecteur au cur de drames familiaux où le motif de la vengeance et du sacrifice revient sous diverses formes tant du côté des hommes, amoureux éconduits, père menaçant, anciens en conseil levant des bras vengeurs que de celui des femmes, adeptes de la déesse des eaux Mamy Wata ou veuve humiliée. Quel est le sens de l’omniprésence de cette violence rituelle dans un texte publié à Paris ?
Les affrontements, dans toutes les sociétés, sont des moments de grande crispation où la violence se révèle comme nécessaire non pas forcément pour résoudre un problème, mais pour affirmer une force ou justifier un ego. Arrêtez-vous un instant sur les pages des chiens écrasés dans n’importe quel quotidien publié dans le monde : vous retrouverez les mêmes formes de violence. Surtout contre les enfants. Et si, dans ce recueil, les poulets-bicyclettes paraissent parfois trop faibles pour échapper à cette barbarie, ce sont les femmes qui viennent, comme des fées, les aider. D’où cette figure de femmes presque irréelles, mystérieuses, envoûtantes. Mais ce qui est primordial, c’est leur humanité, leur soif de donner aux hommes le sens des valeurs de partage et de générosité.
Face aux hommes dominateurs, les personnages féminins sont des mères opiniâtres qui bravent interdits et traditions pour sauver leur enfant. Faut-il lire derrière ces fictions un hymne aux mères courageuses ? Ne pourrait-on vous accuser de les réduire à ce rôle maternel ?
Vous avez raison. J’ai tellement d’admiration pour les femmes africaines, leur dynamisme et leur courage que j’en suis arrivé, presque sans le vouloir, à penser qu’elles seules peuvent aider nos sociétés à s’en sortir. En fait, c’est la revanche des minorités. Celles qui ont rarement l’occasion de prendre la parole, celles qu’on marginalise. Elles représentent finalement les porteuses de valeurs et de progrès face à la sclérose ambiante. C’est peut-être démagogique. Mais cette vision est celle qui a toujours traversé mes écrits, même si parfois on trouve dans certains de mes textes la figure de femmes fatales, celles qui « s’offrent à la récréation publique » ou encore les « chéris-foutoirs ».
Le monde du surnaturel est décliné sous les formes des fantômes des assassinés qui reviennent, de l’intervention des esprits, de la déesse des eaux Mamy Wata et de ses fidèles les vaudoussis. Vous mettez en scène les cercles d’initiés, le « désenvoûteur » qualifié de « gourou », la famille imposant le lévirat à la veuve : voulez-vous rétablir l’image d’une Afrique traditionnelle en en montrant les dérives inhumaines ou réinstaller une authenticité parfois oubliée par l’urbanisation et une production littéraire pressée de traiter de thèmes plus généraux ? Êtes-vous l’écrivain de la « culture séculaire » (203) ?
La sclérose, la connerie et les bêtises n’appartiennent pas exclusivement à la tradition, ni au modernisme. Dans un espace où les croyances sont profondément ancrées, où la misère s’est durablement installée, il y a forcément à boire et à manger pour tous : bandits de la foi, gourous, marchands d’illusions et autres prestidigitateurs. Il y a, partout, dans toutes les sociétés une culture multiséculaire de la mauvaise foi. Mais chez nous, elle « s’enrichit » de ce qui vient de l’extérieur, ce que j’appellerai les « ordures de la modernité ». Et contre cette situation, les forces d’opposition se sentent complètement démunies
Tous vos personnages évoluent dans le cadre de cette « ville tropicale de bord de mer » (204) qu’est Cotonou mais qui n’est qu’entrevue comme lieu où « les hommes et les femmes répercutent des gestes nés de leur besoin de vivre et de survivre, comme si les années de braise du marxisme-léninisme avaient gelé leur envie d’épicurisme » (81). Pourquoi ne pas en dire plus, quel est le rôle narratif de Cotonou ?
L’ombre de Cotonou, la ville phare du Bénin plane sur le recueil, comme du reste dans l’ensemble de mes écrits, même s’il y a une extrême variété de l’espace géographique dans les nouvelles (village-frontière, bord de mer, quartiers de ville, intérieur de bus, forêt sacrée, montagne, etc.) La ville de Cotonou s’invite ici par ce qui l’a toujours caractérisé : son côté irréel et irrationnel. Ses histoires graveleuses et tordues. Son trop plein de vie. « Brèves de mur » par exemple l’illustre bien. Ce texte raconte les petits riens d’un mur entre deux maisons dans un quartier de Cotonou : le mur qui sert de restaurant aérien entre deux amants ; le mur qui sert de lieu de rendez-vous ; le mur sur lequel on arrête un voleur
Cotonou au quotidien, comme lors d’événements, est pour moi une source intarissable du bonheur d’écrire.
Alors que les textes africains offrent aux lecteurs occidentaux une certaine étrangeté, vous créez un personnage tout à fait extraordinaire, figure même de l’étrangeté pour le narrateur, Fara, la femme maure qui a franchi le Sahara : « la métamorphose et la métaphore. Une étoile éclose sous le parapet de la nuit » (208). Pouvez-vous évoquer l’imaginaire subsaharien à propos des femmes maures ?
Vous parlez de la nouvelle « la femme-étoile ». Les femmes maures sont pour nous, habitants de la côte, des sources de fantasmes. Surtout poétiques. Qui inspirent la passion proche de l’envoûtement sorcier. Je crois que cette fascination provient du désert lui-même qui, quoique nu à l’il, semble cacher des mystères impénétrables. Dans cette nouvelle, Farda incarne à elle seule, les mystères qui entourent le désert et les croyances auxquelles les dunes de sable nous renvoient. Cette femme traverse alors tout le pays et débarque dans la « ville de bord de mer » pour retrouver son enfant et se venger de celui qui l’a tuée. Car elle cristallise en elle désormais tous les pouvoirs immenses qu’on confère aux êtres surnaturels : puisqu’elle est fantôme
Personnage qui est, dans la culture du sud Bénin (egun-gun) tout ce qu’il y a de séduisant, de puissant et de définitivement impénétrable.
Tous les critiques ont relevé l’intérêt et la fraîcheur de votre travail d’écriture qui aboutit à ces « vrais-faux » archaïsmes drôles qui jalonnent une prose où l’avalanche d’images semble donner la priorité à la poésie : « il est tout intégral maintenant à toi « (14), « ceux qui avaient encore de la hâte dans les tibias ne se firent pas prier » (164). Sous votre plume, la rumeur « enjambe la brousse » (148), le séducteur « vertige » les femmes (160), le fuyard « confond sa nuque à la nature » (195). Ces créations langagières sont-elles la signature du narrateur dissimulé qui voudrait ainsi convaincre de son « africanité » ou le signe d’une désinvolture à l’adresse du langage ?
J’adore le travail sur la langue. Je pense que c’est à ce niveau que la personnalité de l’écrivain s’affirme. Si un écrivain réussit à créer, à travers les situations qu’il décrit, beaucoup d’émotions en même temps que son écriture est inventive, je pense qu’il gagnera le pari de la littérature totale. C’est ce à quoi je m’efforce depuis mon premier livre.
Il y a une démarche délibérée de séduction par les mots, par les artifices littéraires. Au début, c’était un effort, parce qu’il fallait que je me définisse un style propre ; aujourd’hui, cela coule de source. Si bien que lorsque je dois écrire un texte autre que littéraire, je me surveille énormément. Mais mon style ne traduit que ce que je suis, mon parcours, mes lectures, ma sensibilité cinématographique, mon intérêt pour la bande dessinée, etc. Parfois, entre deux expressions qui désignent le même fait, je choisis toujours celle qui me paraît la plus fleurie, la plus imagée. Et si elles sont toutes deux en deçà de réalité que je veux nommer, j’utilise alors un autre mot – existant dans la langue française mais dont je détourne le sens. Ou bien alors, je crée une nouvelle expression en associant des mots dont la proximité au départ était improbable. Mais au-delà de tout, c’est un travail de recherche et de patience
le but étant d’arriver à être aussi agréable au lecteur béninois, japonais et français
La succession des personnages scabreux, l’ironie du ton et la férocité des raccourcis tendent à faire lire ces brefs récits à la lumière de cette affirmation à propos de l’Afrique mise dans la bouche d’une voiture aux multiples vies : « La vie. La mort. Deux histoires non pas posées bout à bout, mais mêlées, entremêlées, qui se relaient, presque comme un jeu de séduction, l’une guettant la faille de l’autre pour la subvertir et la ramener à elle » (92). Ne s’agit-il pas là de vous, l’auteur de ces histoires africaines, qui mêlez sans cesse le grave et le désinvolte dans des textes où les deux registres se répondent ? Est-ce l’Afrique qui vous séduit ou vous qui séduisez le lecteur occidental ?
J’aime le décalage des situations, j’aime qu’à chaque fois, on soit surpris, que les pistes soient fausses, que les conséquences des actions ne soient pas forcément celles qui se produisent
. Ce n’est donc pas surprenant si le rire côtoie souvent le drame, si le grossier s’invite dans l’austère. L’imaginaire est le seul territoire où la liberté est infinie. Et cet imaginaire n’est suggéré que par la réalité, qu’elle provienne de l’endroit où je vis ou qu’elle vienne d’ailleurs
L’écrivain est, en fait, un producteur d’émotions que son environnement lui a communiquées
Poulet- bicyclette et Cie, Ed. Gallimard, collection « Continents Noirs » 2008///Article N° : 8136