Serait-on à un nouveau tournant de la création chorégraphique africaine ? Depuis deux ans, des uvres iconoclastes et dérangeantes voient le jour. On n’y danse plus seulement : on y parle beaucoup. Pour se raconter, se dévoiler, exprimer ses doutes et ses contradictions mais aussi pour s’attaquer directement aux clichés, casser les images attendues. Bref, tenter de sortir des formats. La danse se politiserait-elle en Afrique francophone ?
La danse contemporaine se développe si vite sur le continent que l’on est parfois saisi de vertige. Il y a dix ans, ce mouvement émergeait à peine dans les pays francophones. Certes, il existait déjà des troupes de danse, pour la plupart constituées en ballets, mais la grande majorité conservait une esthétique dite traditionnelle, faisant référence à des cultures rurales ancestrales lorsqu’elles ne reproduisaient pas une forme occidentale : danse moderne, jazz ou cabaret.
La première rupture a consisté à reconnaître la prééminence de l’univers urbain pour toute une nouvelle génération d’artistes. Vivant dans les métropoles du continent, réceptacles bouillonnants d’influences culturelles, ces créateurs devaient-ils soudainement bouleverser leur approche chorégraphique ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, ils y furent vivement encouragés, notamment par l’association française Afrique en Créations, bien décidée à faire émerger sur le marché international une » danse africaine contemporaine » (1).
En quelques années, entre les ballets et l’effervescence créative des danses populaires urbaines, est donc né sur le continent un mouvement aussi marginal qu’incertain mais qui a tout de suite représenté des enjeux considérables. D’abord esthétiquement : en revendiquant la signature d’un auteur, cette création brisait les cadres collectifs de la tradition et affirmait la liberté de chacun. Ensuite économiquement : soutenue par de nombreuses institutions occidentales, elle se révélait une véritable aubaine dans le contexte général de paupérisation des sociétés africaines.
Aujourd’hui, la dynamique de ce mouvement est assez stupéfiante. Des compagnies contemporaines se sont constituées dans quasiment tous les pays francophones. Plusieurs festivals internationaux ont vu le jour : à Dakar, Douala, Ouagadougou, Ouidah, Bamako
D’importants centres de formation régionaux sont en projet ou déjà en construction (cf. le centre chorégraphique de Ouagadougou conçu par la compagnie Salia Nï Seydou), sans compter les tournées et les résidences occidentales qui se multiplient. Bref, tout un réseau professionnel s’est mis en place, alimenté essentiellement par des fonds européens, qu’il s’agisse de subventions ou d’achats de spectacles.
La vigueur et la créativité de ce mouvement ne l’empêchent pas d’être confronté à la délicate question du formatage. Dans quelle mesure les attentes du marché européen conditionnent-elles les chorégraphes ? Cette interrogation, souvent non formulée, refoulée au Nord comme au Sud, traverse largement la création. Difficile de l’éviter au regard des choix esthétiques de nombreuses productions. Savants mélanges d’éléments africains, renvoyant presque toujours à la » tradition « , et de références européennes censées incarner la modernité urbaine, ces pièces semblent paradoxalement déterritorialisées. On y retrouve peu d’éléments renvoyant directement aux villes africaines, à leurs contextes socioculturel et politique. Au contraire, plus ou moins consciemment, les danseurs recyclent étrangement les clichés exotiques que cristallisent les corps noirs dans l’imaginaire collectif occidental. Sculptures hiératiques ou paquets de muscles en sueur, beaucoup jouent sur la fascination exotique de leur corporéité.
Une seconde rupture serait-elle en cours ? Celle qui casse justement les images attendues, les stéréotypes qui collent à la peau des danseurs africains ? Deux pièces récentes sont à ce titre significatives, deux solos : C’est-à-dire du Burkinabè Seydou Boro et
although I live inside
my hair will always reach towards the sun
chorégraphié par la Sud-Africaine Robyn Orlin pour la danseuse franco-béninoise Sophiatou Kossoko. Tous deux ont été créés en 2004 et témoignent d’une liberté de parole inédite.
Avec C’est-à-dire, Seydou Boro fait l’effet d’un électrochoc. Une bombe inattendue. Jusque-là, la compagnie Salia Nï Seydou, désormais mondialement connue, s’était distinguée par des créations novatrices et maîtrisées mais relativement déconnectées de leur double contexte urbain franco-burkinabè. D’où une image qui pouvait encore paraître » exotique » et dont le solo de Seydou Boro prend l’exact contre-pied.
C’est-à-dire plonge sans détours dans sa vie d’homme et d’artiste. Sur un plateau désert, vêtu d’un pantalon et d’un tee-shirt, le danseur se livre au public. Il chante, parle, danse, passe des mots aux gestes, des gestes aux cris. Souvenirs d’enfance ou de tournée, rencontre avec la chorégraphe française Mathilde Monnier, vie familiale, doutes, colères, il se raconte, se met à nu.
Écorché vif, entre ironie et désespoir, l’homme se moque de lui-même et des autres, de la » chose » (ainsi qu’il nomme la danse), de l’art contemporain, de l’Afrique
» Avec ce solo, j’ai voulu opérer une rupture, dire certaines choses, parler de moi car j’avais l’impression d’être prisonnier d’une image, affirme-t-il [
] J’avais besoin de retrouver une nécessité, un engagement. J’ai créé C’est-à-dire pour cela : faire péter les carcans, tout exploser
[
] Il faut arrêter d’être canalisé. » (2)
On ne peut être plus clair. Comédien avant d’être danseur, dramaturge, scénariste, Seydou Boro manie brillamment le langage. Sur scène, sa prise de parole a une double conséquence. En dévoilant l’homme derrière l’artiste, elle déconstruit son image d’Apollon noir et impose en même temps une individualité qui ne se laisse enfermer dans aucune frontière racialiste ou géographique.
Dans son solo, c’est aussi par la parole que Sophiatou Kossoko prend le pouvoir sur les stéréotypes. Mais par le biais de la dérision et de la provocation, comme sait si bien le faire Robyn Orlin. Toute la pièce est construite sur un décalage détonant entre l’esthétique totalement kitsch de la danseuse et son discours.
Perchée sur de hauts talons, la poitrine ravageuse bondissant d’un body doré et une énorme perruque afro sur la tête, » sorte de Tina Turner du troisième type « , Sophiatou Kossoko ne cesse de clamer qu’elle est » une danseuse contemporaine
africaine et française. » Véritable morceau d’anthologie, elle exécute un moment une parodie de solo en chantant en play-back un morceau de Johnny Hallyday : Toute la musique que j’aime.
Le simple télescopage de son apparence, cristallisant tous les fantasmes liés au corps noir féminin, et de son discours, exprimant la perception intérieure qu’elle a d’elle-même, produit non seulement un décalage risible mais aussi un malaise. Par effet de contraste, les préjugés et les stéréotypes qui enferment les danseurs africains prennent soudain forme. Mais Robyn Orlin ne s’arrête pas là. En bouleversant le rapport au public, elle demande habilement à l’audience de déconstruire ses propres images.
Nettement plus proche de la performance et du théâtre que de la chorégraphie,
although I live inside
my hair will always reach towards the sun
(que l’on pourrait traduire par » même si je vis intérieurement
mes cheveux se dresseront toujours vers le soleil « ) renverse totalement le rapport conventionnel scène-salle. Sophiatou Kossoko passe en effet plus de temps dans l’allée centrale, entre les spectateurs, à installer et à relier entre elles de petites piscines gonflables (habituellement destinées aux enfants) que sur scène. Une fois ce curieux dispositif mis en place, la danseuse se saisit d’un tuyau d’arrosage dont elle laisse l’eau couler à travers les bassins.
Puis, sur une musique afro-beat de Fela Kuti, elle demande au public de se rendre sur scène pour » danser au bord de la rivière » non sans que chacun se soit auparavant déchaussé et lavé les pieds ! Inutile de dire que les spectateurs montrent au mieux de la réticence au pis une gêne visible. Qu’importe ! Transformée en tigresse, portée par le rythme entraînant, la danseuse harangue, menace, encourage
jusqu’à ce qu’une personne se décide à franchir le pas
bientôt rejointe par d’autres. Et voilà, les rôles et les espaces totalement inversés, les repères abolis. Debout dans la salle, la danseuse regarde les spectateurs prendre possession de la scène en se déhanchant sur le rythme.
Comment mieux casser les frontières et les catégories, les points de vue et les préjugés ? Bien davantage qu’un spectacle, la pièce de Robyn Orlin se veut une expérience
» qui fait bouger les gens pour faire bouger les têtes » résume Sophiatou Kossoko. Au rapport distancié danseur-public, elle substitue une relation d’une grande proximité, d’individu à individu. Par sa liberté de parole comme de geste, la danseuse parvient non seulement à briser son image de femme objet mais aussi à transformer le regard du spectateur.
Ce n’est pas un hasard si de plus en plus de créateurs font de la relation au public un enjeu essentiel de leurs uvres. Seydou Boro le prend comme confident, Robyn Orlin comme acteur, Opiyo Okach comme élément visuel à part entière. Dans sa dernière pièce intitulée Shift
Centre, d’emblée il n’y a plus de frontière scène-salle. Les spectateurs sont invités à déambuler à leur gré dans l’espace où sont dispersés les cinq danseurs. Pas de lignes de démarcation ou de costumes susceptibles de distinguer les interprètes du public, l’espace est vécu comme une entité fragmentée multidirectionnelle.
» Il y a au cur de cette création un questionnement sur les rapports entre espace et perception, et perception et identité, explique le chorégraphe kenyan, directeur de la compagnie Gaara. Comment permettre aux choses d’être perçues de différents points de vue pour empêcher de les formater ? Ne voir que d’une seule façon est une tyrannie du regard imposée par les conventions dominantes de représentation. Cela contraint non seulement le public mais aussi l’artiste dans sa manière de créer et de percevoir. » (3).
Quant à Faustin Linyekula, sa dernière pièce marque un tournant décisif dans la création chorégraphique en Afrique francophone. Ce n’est pas nouveau : depuis ses débuts, le fondateur des studios Kabako à Kinshasa fait office d’empêcheur de danser en rond. Il ne s’est jamais conformé aux stéréotypes. Loin d’exhiber les corps ou de recourir à des clichés exotiques, ses précédentes créations s’ancraient déjà dans l’univers urbain kinois (Spectacularly Empty en 2001 et Radio Okapi en 2002).
Le Festival des mensonges va plus loin. Il prend pour sujet l’histoire politique récente du Congo : le mobutisme, la chute du dictateur, l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila.
La relation au public se révèle là aussi renouvelée. Comme chez Robyn Orlin ou Opiyo Okach, il s’agit de briser les frontières, renverser les points de vue. Les spectateurs sont conviés à la fin de la pièce à venir danser sur scène au son du ndombolo. Le spectacle se transforme ainsi progressivement en bal et glisse sans rupture de la représentation à la vie.
Mais le plus subversif vient encore de la parole. En concevant comme bande-son un montage d’extraits de déclarations de Mobutu, Chirac ou Kabila, Faustin Linyekula donne à entendre, avec la netteté du recul, l’énormité des mensonges politiques, d’où qu’ils viennent. En contrepoint, sur scène, la jeune journaliste-auteure congolaise Marie-Louise Bibish Mumbu lit des extraits de son texte intimiste intitulé Mes obsessions (4) : » On est toutes quelque peu pareilles / On a des envies de nouveauté, de sexe, de bien-être, à côté de la routine métro-boulot-dodo / [
] Je rêve d’une vie de rechange qui viendrait balayer tous mes soucis / Ceux liés à la situation politique et combien étouffante dans laquelle je vis dans ce monde-ci / J’étouffe de tant de manque / Envie d’être ailleurs, vivre les soucis d’ailleurs, trouver des amis d’ailleurs, avoir des merdes ailleurs [
] »
On ne peut que se réjouir de cette nouvelle liberté de parole dans la création chorégraphique africaine. Certes, elle reste encore exceptionnelle et émane d’artistes qui ont un lien fort avec l’Europe mais l’essentiel est qu’elle émerge. C’est une des armes les plus efficaces pour casser les clichés et les stéréotypes, sortir des formats. Les chorégraphes sud-africains y ont recours depuis longtemps. La danse pourrait bien se politiser aussi en Afrique francophone.
Notes
1. Voir à ce sujet, Ayoko Mensah » Corps noirs, regards blancs, retour sur la danse africaine contemporaine » in Africultures n° 62.
2. Extrait de l’interview de Seydou Boro » Mon identité est un voyage personnel » in Africultures n° 62.
3. Extrait de l’interview d’Opiyo Okach sur sa dernière création, publié sur le site de sa compagnie : www.gaaraprojects.com
4. L’intégralité de ce texte est consultable sur le site : africultures.comAyoko Mensah est directrice de publication d’Africultures et responsable éditoriale pour la danse.///Article N° : 4122