Les Etats généraux du film documentaire de Lussas (17-23 août) étaient cette année encore un passage estival obligé pour qui souhaite découvrir et réfléchir sur le film documentaire. Cette édition 2003 a été marquée par le mouvement des intermittents du spectacle, de passionnants séminaires tournant autour des questions d’origine, de filiation, de transmission et une programmation regards croisés Europe/Afrique.
A Lussas aussi, les intermittents du spectacle étaient présents. Non seulement parce que plus de 150 bénévoles et semi-bénévoles participent à l’organisation du festival, mais aussi parce que le cinéma documentaire n’échappe pas aux remises en cause et au mouvement social de cet été 2003. » On a ici une culture de la colère mais aussi du travail « , lançait Jean-Marie Barbe, conseiller artistique et instigateur de ce festival-rencontre qui en est à sa quinzième édition. » Notre hypothèse est que le réel est riche : à la lumière du mouvement social dans toutes ses composantes, on a bossé depuis un mois pour mettre en place des ateliers avec deux objectifs : favoriser l’échange et tenter de produire du sens « .
Lussas venait en effet à un moment crucial pour le mouvement des intermittents qui se cherche un nouveau souffle après avoir réussi une mobilisation de grande envergure durant l’été : c’est le temps de la proposition, de la réflexion sur le devenir de la culture et corrélativement des conditions du travail culturel. Face à » l’état d’urgence » dans tous les domaines de la création, les ateliers de Lussas ont cherché à inventer des solutions pour sauvegarder et développer des espaces critiques de création et de diffusion.
Salutaire démarche qui sonne comme un réveil douloureux pour une génération qui, comme l’écrivent Jean-Marie Barbe, Pascale Chaulat et Christophe Postic dans leur éditorial du catalogue (dont l’intégralité des textes est à lire sur www.lussasdoc.com), » pour laquelle a manqué l’esprit d’opposition et de revendication, puis finalement l’esprit critique « .
Rien n’est simple quand l’émotion est grande : le mardi soir, les intermittents de Lussas ont provoqué l’arrêt des projections pour que tous se rassemblent dans l’espace en plein air du stade pour un débat sur » le temps du travail, le temps de la création, le temps du capitalisme « . Très vite, les intervenants de la tribune (Robert Cantarella, Frédéric Fisbach, Marie-José Mondzain et Jack Ralite) furent débordés par la colère de certains, qui remettaient en cause le processus de réflexion pour retrouver l’urgence de l’action, proposant des assemblées générales chaque matin pour élaborer le devenir au jour le jour du festival.
Dans la discussion houleuse qui s’ensuivit, où se révélait cette bien ambivalente opposition entre l’urgence d’une réflexion sur la culture et celle d’une revendication sur le travail, la voix de la philosophe Marie-José Mondzain rétablit un semblant de consensus : » La crise de l’intermittence est positive car elle pose la question du droit à l’invisibilité, c’est-à-dire à travailler sans se faire voir : le temps de la précipitation, de la rentabilité à court terme ruinent le pouvoir de la pensée et de la création ; nous nous battons pour le silence et l’arrêt. » Appelant à une amplification du mouvement pour qu’il prenne sa dimension politique de force de proposition, elle a rappelé qu’apprendre à parler c’est aussi apprendre à se taire, que le temps de la pensée est un travail de retard, invisible, qui demande lui aussi son financement. A cet égard, le débat sur la notion d’uvre soulevé par la classification en tant que telle de » Popstars » (émission de télévision grand public) par le Conseil d’Etat, ce qui lui donne l’accès au fonds de soutien et aux quotas tout en créant un dangereux précédent, repose la question de l’attribution de l’argent et des choix effectués pour ou contre la création.
Chaque séance était précédée de courts films tournés par les intermittents durant l’été. L’un montrait des manifestants portant de grandes bandes de rouleau adhésif sur la bouche. Des visages scotchés pour rappeler que les intermittents meurent sur le mode du silence
Cette réflexion sur l’intermittence sera la toile de fond de ces Etats généraux du documentaire qui avaient cette année choisi « la transmission » comme thématique générale. Avec une inquiétude à la clef : que notre époque soit régression.
Démarrer la semaine avec le séminaire » Origines de l’image, images des origines » animé par la philosophe Marie-José Mondzain et le réalisateur Hervé Nisic n’était pas neutre : les peintures rupestres nous montrent que, si l’homme progresse sans cesse dans son homonisation, il a posé par contre dès le départ les vraies questions sur sa fragilité, c’est-à-dire sur le devenir de son humanisation. Comme aujourd’hui face aux grands dangers écologiques ou politiques modernes, l’homme des cavernes sentait déjà à quel point son devenir était fragile. Il sentait combien se poser la question du devenir de l’humanité posait la question de sa propre humanité.
D’où l’intérêt de penser l’homme en « être des commencements », pour reprendre l’expression d’Hanna Ahrendt. Mais il ne s’agit pas d’en faire une connaissance figée.
Pourquoi dès lors intégrer à une programmation par ailleurs passionnante « Afrique : le documentaire à l’adresse du monde » le dernier film de Laurent Chevallier Voyage au pays des peaux blanches où le jeune acteur de L’Enfant noir est invité en France pour faire le tour des collèges où l’on a vu le film ?
Une tendance sempiternelle du rapport à l’Afrique est d’aller y chercher l’image de sa propre origine pour mieux se comprendre soi-même. L’intérêt pour l’Autre devient alors une façon de résoudre sa propre question sur le dos de l’Autre (sur son dos parce que ce faisant on transforme son image ou tout simplement pérennise les clichés). On se souvient de Depardon (Afriques, comment ça va avec la douleur ?). Comme pour Depardon, on ne peut reprocher à Chevallier d’aborder l’Afrique dans L’Enfant noir avec misérabilisme ou esthétisme (encore que
), ces deux tares congénitales du regard occidental sur l’Afrique. Mais insérer dans la fiction une forte dose documentaire pour finalement dire : « l’Afrique, c’est ça » (« chez nous » dit l’Enfant noir) tend à faire voir en faisant semblant de faire savoir alors que l’image, comme le rappelait Marie-José Mondzain dans son séminaire, ne contient aucun savoir ni aucune évidence : elle fait semblant de donner à savoir mais en fait elle fait croire (et dans certains cas, quand le sujet est un mythe, fait obéir).
Précédé par ce film qui « charme » le spectateur en lui offrant un fantasme d’origine plutôt qu’une origine véritable (ce que sont les gravures rupestres pour l’image, c’est-à-dire tout autre chose qu’un spectacle : la conscience illustrée de la fragilité de l’homme qui le pousse à davantage d’humanité), le pauvre Baba (l’enfant noir) avait un lourd fardeau pour rester ce qu’il est face à tant de projections. Il ne s’en tire pas mal d’ailleurs, mais le film le montre peu, Chevallier étant trop occupé à le ridiculiser dans ses étonnements et ses peurs (cf. les critiques des deux films en article lié).
Tout cela ne veut pas dire qu’on aie pas le droit d’aller tourner en Afrique ou que cela soit forcément un piège (cf nos réflexions « comment filmer l’Afrique » lors de Lussas 1999 à propos de Doulaye, une saison des pluies d’Henri-François Imbert, publiées sur notre site) !
L’exemple de Racines lointaines de Pierre-Yves Vandeweerd est à cet égard intéressant : résultat d’un vrai travail de repérage et de construction, l’approche poétique sait se faire respectueuse de son sujet (cf. critique). Par contre, quand c’est bâclé parce que trop rapide (Agadez Nomade FM, cf critique) ou trop autocentré (Facteur Toubab, cf critique), l’effet est le renforcement des clichés et la perpétuation de la méconnaissance.
Ainsi (cf le séminaire de Mondzain), lorsque l’image documentaire n’est pas prise au sens latin (imitare) mais au sens grec (mimesis : participer à la présence, gérer l’absence), on arrive à des compréhensions subtiles comme le très beau Tanger, le rêve des brûleurs de la Marocaine Leïla Kilani (cf critique et le passionnant entretien avec la réalisatrice). Ce n’est plus là une image qui fait semblant de savoir mais une image de crise (du grec crisis = convulsion, jugement / je sépare : situation critique où l’esprit critique se met en marche). La crise est ici au sens tragique, non le pathos mais encore au sens grec : ces hommes qui veulent à tout prix passer le détroit de Gibraltar sont des héros, des cow-boys modernes, pénétrés d’un rêve auquel aucune rationalité ne leur fera renoncer. L’image y est une gestion de l’absence au sens où elle est habitée par leur désir, qu’elle ne montre rien si ce n’est ce qui peut l’évoquer, qu’elle n’assène aucun message, aucune certitude si ce n’est la conscience de la coupure du monde entre le Nord et le Sud. Elle n’est pas iconique comme l’image de reportage ou de sociologie qu’on nous assène volontiers sur ce drame humain. Elle n’est pas un spectacle et c’est en cela qu’elle est profondément humaine.
Quand au contraire, on cherche à faire preuve par l’image, le discours sature le regard, l’illusion de connaissance emplit l’écran, le spectateur n’a plus qu’à gober ce qu’il n’est plus en situation de critiquer.
Une ligne de démarcation s’inscrit ainsi entre deux approches du regard documentaire. Il est clair qu’à Lussas, la mise en crise est privilégiée. Et parce que ce type de cinéma atteint bien mieux le cur que l’autre, les spectateurs accusent le coup : émotion au sortir des séances, poids du monde, mais aussi révélation des enjeux de l’humain et conscience des choix de vie cohérents.
La soirée en plein air avec les derniers documentaires du Sénégalais Moussa Touré, Poussières de vie et Nous sommes nombreuses tournés à Brazzaville avec les enfants des rues et les femmes violées dans les conflits, a profondément marqué (cf critiques et entretiens avec le réalisateur).
Les autres films d’Afrique ou sur l’Afrique présentés allaient dans le même sens (cf les critiques en articles liés) :
– Amours Zoulous d’Emmanuelle Bidou (France), sur les villageoises zouloues dont les maris travaillent en ville onze mois de l’année ;
– Et les arbres poussent en Kabylie où l’Algérienne Djamila Sahraoui poursuit sa démarche documentaire d’un quartier où les jeunes se prennent en main pour l’embellir alors que les émeutes déchirent le pays ;
– L’Esprit de Mopti, de Moussa Ouane (Mali) et Pascal Letellier (France), magnifique regard sur un métropole multiculturelle ;
– Ma vie en plus (It’s my Life) de Brian Tilley et Simon et moi (Simon and I) de Beverley Palesa Ditsie et Nickie Newman, deux films passionnants de la série « Steps for the future » (des jalons pour l’avenir une série de plus de 35 films qui montrent l’avance de l’Afrique australe en matière documentaire, capable d’ambitieux montages internationaux alors que la création documentaire est seulement un vent nouveau en Afrique de l’Ouest comme en témoignent les films de Moussa Touré) sur le combat des homosexuels en Afrique du Sud pour leurs droits et contre l’avancée du sida ;
– Mozambique, journal d’une indépendance par Margerida Cardoso (Portugal), ou comment les images ont voulu documenter la révolution,
– Zimbabwe, de la libération au chaos de Michael Raeburn, édifiante et nécessaire enquête engagée sur la catastrophe actuelle du Zimbabwe (cf. également entretien avec le réalisateur).
Sans oublier sur un autre registre cette étonnante et passionnante introduction à l’ethnopsychiatrie qu’est Le Sexe des morts, de Emmanuelle Ohniguian et Tobie Nathan (cf critique)
Dans tous ces films, des témoignages, des mises en crises, des alternatives au flux d’images qui de toutes parts nous proposent des représentations pseudo-réalistes, illusions de savoir et produits du marché triomphant.
Dans tous ces films, le temps de la réflexion, non seulement à l’image dans la durée du film mais aussi en deçà, au-delà, avant et après. Le cinéaste passe le plus clair de son temps à ne pas tourner : il prépare, il mûrit. Comme Tapiès qui passe des journées à parcourir la campagne et à méditer avant d’exécuter une peinture monumentale en un temps record, dans un élan qui est le fruit d’un labeur.
Retour à l’intermittence : la politique culturelle et sociale n’a pas encore intégré ces termes.
Et nous n’avons pas fini de nous interroger.
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