Le documentaire et son public

Table-ronde au festival des films d'Afrique du pays d'Apt

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L’importance donnée au documentaire dans la sélection de la 7ème édition du festival des films d’Afrique du pays d’Apt (6-11 novembre 2009) a poussé les organisateurs à proposer une table-ronde avec les cinéastes présents. C’est ainsi qu’un débat présenté et animé par Olivier Barlet a réuni Nadia El Fani (qui présentait Ouled Lenine), Jihan El Tahri (Behind the Rainbow), Brahim Fritah (La Femme seule), Osvalde Lewat (Une affaire de nègres), Jean-Marie Teno (Chef !) ainsi que Pascal Privet, documentariste et directeur des Rencontres cinématographiques de Manosque, qui présentait La Cueillette des étoiles en souvenir du cinéaste Adama Drabo. Après avoir rendu hommage à un autre cinéaste disparu, Samba Félix Ndiaye (cf. [article n°9002]), les cinéastes ont répondu aux questions de l’animateur et de la salle.

Olivier Barlet : je ne voudrais pas introduire cette table-ronde en l’enfermant dans le cadre trop restreint et ambigu du cinéma africain mais en rappelant quelques fondamentaux, développés dans un récent article (cf. [article n°8862]) traitant de la collection Lumières d’Afrique d’Africadoc.
1) le temps : la différence entre le reportage et le documentaire est que le second est affaire de mémoire, qu’il réécrit le passé et réveille les manques du présent. On retrouve l’idée de Godard quand il disait : « le cinéma c’est ça, le présent n’y existe jamais sauf dans les mauvais films », au sens où Deleuze parlait d’un avant et d’un après inséparables de l’image.
2) la réalité : si le documentaire est intervention, ce n’est pas parce qu’il montre une réalité mais par sa façon de l’évoquer, et donc de s’adresser au spectateur. Comme l’écrivait Jacques Rancière (dans La Fable cinématographique) : « Le réel n’est pas un effet à produire mais un donné à comprendre ».
Le documentaire révèle la portée du réel et permet donc d’en élargir le temps. En cela, il permet de répondre à la question : comment en est-on arrivé là ? Et ainsi de remplir un rôle essentiel : faire d’une peur un courage.
3) faire penser : la plupart des documentaires visibles à la télévision répondent aux critères du film de propagande : un commentaire impersonnel assuré force un semblant d’objectivité, masquant le fait que les images sont toujours le résultat d’un tri. Une chronologie distanciée fait croire à une réalité objective alors qu’il ne s’agit que d’un point de vue. En somme, ces films font croire plutôt qu’ils ne font penser. Le documentariste engagé va dès lors réintroduire la complexité, la contradiction, l’implication.
4) les limites de la représentation : ce n’est pas l’obscénité du réel qui fait le documentaire mais les béances qu’il ouvre. Et c’est cet inachevé qui manifeste le manque. L’exemple du charnier de Timisoara était parlant : ses images étaient supposées accuser le régime inique de Ceaucescu alors qu’il ne s’agissait que de cadavres autopsiés dans une morgue ordinaire. C’est ainsi que le savoir ne réside pas dans le fait de voir mais de faire voir.
5) la place du réalisateur dans le film : pour ne pas proposer une vérité à gober, le réalisateur induit un rapport au spectateur qui lui dit : regarde ce que je te montre, mais aussi regarde ce que je fais pour te le montrer. Ce dialogue plan par plan avec le spectateur fut celui de Johan van der Keuken, Jean Rouch, Chris Marker ou Agnès Varda. La question est essentielle aujourd’hui, la confiance dans l’image étant érodée car elle est sujette à toutes les manipulations. S’il n’y a pas de vérité à l’image, c’est dans l’énonciation qu’il faut chercher une consistance. Si l’image n’est pas une pure empreinte de la réalité, ce sont les choix esthétiques et donc éthiques qui résolvent la suspicion, question critique par excellence.
La mission du cinéma n’est plus de transformer le monde (s’il le pouvait ça se saurait), mais de placer chacun face à lui-même dans son interaction avec le monde. Le réalisateur n’est dès lors plus seulement témoin mais aussi interlocuteur, voire thérapeute au sens où il se fait miroir des individus comme de la société, conduisant à la célèbre phrase de Serge Daney : « ces films qui nous regardent ». C’est la magie de cet échange qui ouvre à l’émotion.
« A la différence de la fiction où le monde est dans le cadre, avec le documentaire le cadre est dans le monde » note dès lors François Niney dans son excellent Le Documentaire et ses faux-semblants (Klincksieck, 2009).
La question centrale pour notre table-ronde serait donc celle du rapport au spectateur, dans les films présentés ou l’ensemble de votre travail.
Jean-Marie Teno : Olivier, je suis très content de cette introduction : il est rassurant que la question du spectateur soit ainsi posée. C’est exactement de cette question qu’est parti mon dernier film, Lieux saints. Le public nous demande souvent pour qui nous faisons nos films et à qui on s’adresse, qui avons-nous en tête ? Question agaçante car on ne la pose jamais à un réalisateur européen ! Plutôt que de rappeler qu’ils s’adressaient à portion congrue de gens qui s’intéressent à l’Afrique, j’avais décidé de ne plus y répondre. Mais en 2007 à Ouagadougou, des gens m’ont reposé la même question de façon insistante au Côté Doc du Fespaco : ceux des quartiers populaires ont-ils accès à nos films ? Je suis donc allé dans un quartier populaire où j’ai découvert un vidéo-club qui montrait plein de films, mais pas de films africains car ils ne sont pas suffisamment piratés. Autrefois, il y avait peu de films et maintenant, les films existent mais le public n’y accède pas. Comment rétablir le contact avec notre base, ce public. Je ne néglige pas le public occidental mais la question de notre propre public se pose. En 1969, les réalisateurs qui se réunissaient pour lancer le Fespaco pensaient un cinéma de divertissement mais aussi d’éducation. Si ce public n’est plus au centre de nos préoccupations, quel est le sens de notre travail ? Les télévisions ne s’intéressent pas à notre travail alors qu’elles devraient être notre marché. Comment continuer à faire des films pour questionner et amener de la réflexion sur notre continent ?
Nadia El Fani : C’est une question qui reste une question. Nous rencontrons tant de problèmes dans nos pays et il y a tant d’attentes vis-à-vis des cinéastes. Je suis personnellement davantage tournée vers la fiction. Il m’est arrivé de faire des documentaires au temps où je faisais des courts métrages, plutôt ce qu’on appelle des documentaires de création. Ouled Lenine s’est imposé comme documentaire par son sujet, pour raconter ce que j’avais vécu au sein d’un milieu clandestin dans la Tunisie des années 60, grandissant au milieu des militants communistes, avec une enfance particulière qui racontait beaucoup de choses par rapport à l’évolution du pays. En fiction, il m’aurait fallu une production hollywoodienne et passer dix ans à réunir le financement ! Et puis il y avait l’urgence de recueillir une parole qui allait se perdre, deux des témoins sont d’ailleurs déjà morts depuis. Je passe toutes les complications pour tourner ce film et le diffuser en Tunisie et ailleurs, nos films étant maintenant condamnés à ne plus être montrés que dans les festivals. Le public tunisien, alors qu’il le faisait quand je faisais de la fiction volontairement subversive et provocatrice, ne pouvait pas me reprocher les personnages que je lui montrais, simplement parce que le documentaire traite du réel. J’ai ainsi pris conscience du média documentaire comme outil pour parler directement à nos publics. Mais reste la question de montrer nos films avant tout à nos publics. C’est de Tunisie que je viens et c’est la Tunisie qui me préoccupe, non pour me restreindre au public tunisien mais parce que je suis en réaction à cette société et que j’essaye de dire des choses différentes de la propagande télévisuelle à laquelle Olivier faisait allusion. Même nos films de fiction ne passent pas à la télévision. Ouled Lénine est coproduit par le Maroc mais il n’est pas passé au Maroc ! Dans nos festivals, c’est le blocus. Il est passé par miracle au Panaf d’Alger et à Tunis mais ni l’Egypte ni la Jordanie ou Dubaï ne l’ont sélectionné. Sous-titré en anglais, il fait le tour du monde mais ne touche pas notre public direct. Poser la question du public revient à des circuits réseaux qui fonctionnent bien mais sans qu’on touche notre public de base.
Osvalde Lewat : Je suis venue au documentaire par hasard, ayant débuté ma carrière par le journalisme, travaillant dans le journal de l’Etat camerounais. Introduire ce débat par la question du spectateur est effectivement essentiel pour des documentaristes africains car je me suis vite rendue compte que mon champ était très limité. Seule une partie infime de la population pouvait lire les journaux. J’avais envie d’avoir une latitude plus grande pour m’exprimer et pousser à la réflexion, avec une vision personnelle du monde qui ne serait pas la voix officielle du gouvernement camerounais. Mon premier documentaire a porté sur un prisonnier qui a passé 33 ans en prison alors qu’il avait été condamné à 4 ans. C’était un vrai équilibrisme car je continuais de travailler à Cameroon Tribune. Voyant les salles pleines, j’ai compris que ce public attendait des images produites par des gens au prisme proche de ce qu’ils connaissaient. Je voulais m’inscrire dans la démarche des documentaristes en place, comme Samba Félix Ndiaye ou Jean-Marie Teno. Mais je ne suis jamais posé la question de savoir ce que ce public attendait ou penserait. Tous les sujets que j’ai traités ont trait aux droits de l’homme et à la justice, d’où mon étiquette de documentariste engagée. Je crois que lorsqu’on fait des documentaires de ce type et qu’on se demande ce qu’attend le public, on risque de biaiser la démarche. Mes films abordent une réalité dure mais je sais que les spectateurs sont prêts à l’affronter et la regarder en face. J’essaye de dépasser l’explication pour bousculer les gens et les amener à se forger un jugement personnel. Ce qui me motive est le fait qu’il y a une attente du public, à commencer par le public africain. L’absence de volontarisme politique fait qu’ils sont peu vus en Afrique. On fait peu de films car on passe beaucoup d’énergie à les montrer !
Jihan El Tahri : franchement, je n’ai pas la moindre idée de pour qui je fais mes films ! Je les fais pour moi-même car ils essayent de répondre aux questions que je me pose. C’est le point de départ. Etant Egyptienne ne parlant pas bien français et essayant de faire une niche à la télévision, j’ai fait le pari du prime time pour que ma voix porte ! Cela a pris des années. Ce n’est qu’avec L’Afrique en morceaux que j’ai trouvé à la fois le sujet que je voulais raconter et la chaîne ouverte en heure de grande écoute. Ma réflexion est universelle et mon public est celui qui a envie de partager ma réflexion. C’est le contenu qui importe. Quand je suis retourné au Congo, j’ai trouvé L’Afrique en morceaux piraté dans des jaquettes portant le visage de Kabila. En Ouganda, c’était le visage de Museveni. Et ainsi de suite dans chacun des huit pays ! Ils avaient décidé de l’axe qui toucherait le public ! Pas moi : je n’en ai ni les moyens ni la capacité. C’est avec Behind the Rainbow que j’ai commencé à faire le tour des festivals. La rencontre avec le public y est très différente. Cela fait cinq mois que je fais ça et je n’ai plus envie de bosser ! C’est une bulle de gens qui s’intéressent vraiment !
Brahim Fritah : Mes films naissent d’une rencontre qui m’interroge. Le documentaire est ainsi un moyen de la faire partager. Il y a quelque chose de démocratique et d’économique dans le documentaire qui me correspond bien. La Femme seule vient d’une rencontre dans un bus, qui a débouché sur une autre rencontre. Il faut qu’il y ait un plaisir et une envie, qui nous permettait de se lancer avec très peu d’argent dans le projet. On a tablé sur l’honnêteté du propos, sur la sincérité, en faisant abstraction du public. Il s’agissait de ne pas masquer les ambiguïtés du personnage et non de lui faire une ode. Les chaînes qui l’avaient refusé l’ont finalement programmé, même si c’était à 1 h du matin sur Arte ! Il a un peu circulé en festivals. C’était un moyen de lutte démocratique. Maintenant, c’est plus compliqué car on a besoin d’un peu plus d’argent et on se rend compte de l’élitisme en vigueur dans le cinéma en général.
Pascal Privet : Je n’ai jamais réussi à résoudre certaines questions. Mes essais sont très marginaux. En ce moment je fais du film industriel : là, la question du spectateur est claire ! Par contre, je n’ai jamais eu de succès dans la diffusion télévisuelle. Quelques films ont été diffusés sur TV5 ou Arte, mais je ne sais comment résoudre cette question au niveau de la production. Nous avons abordé la question de la relation au spectateur sur le plan de la diffusion mais on pourrait aussi la voir dans l’engagement du réalisateur, son désir de cinéma, son intérêt pour un sujet et comment inscrire la possibilité que le film existe, donc les enjeux de production liés. Faire un film documentaire est une recherche, sans savoir où on va arriver. Cela pose une multitude de questions.
Jihan El Tahri : J’ai commencé en agence de presse, puis en journal, radio, magazine, et j’ai écrit deux livres avant de passer au documentaire ! Autant de tentatives de trouver les moyens de formuler. Chaque support a ses contraintes, ses formatages d’espace, de quantité. Le temps et l’espace sont à résoudre dans tout métier.
Pascal Privet : Vos films ont des formes différentes, avec des réponses individuelles.
Jean-Marie Teno : C’est vrai qu’en partant sur le problème du public, on a répondu à la partie la moins intéressante de la question. Face à son sujet, comment le réalisateur négocie cette relation au public et se positionne sur son sujet ? Quand j’ai commencé à faire des films, bien peu d’Africains se levaient pour dire comment ils voyaient le monde. Je me suis toujours demandé pourquoi on était toujours à recevoir les visions des autres. Quand je voulais parler de l’Afrique urbaine, ça n’intéressait pas des financeurs qui cherchaient des moyens de faire rêver. C’est pourtant là qu’étaient les questions essentielles qu’on ne voulait pas aborder. Le modèle du documentaire était le cinéma d’observation. Comment observer chez moi ? J’avais envie de montrer les paradoxes dans lesquels nous vivons. Du coup, j’ai utilisé ma voix. On m’a dit qu’elle n’était pas radiophonique. Bon, mais c’est ma voix. On m’a dit qu’elle était dictatoriale car je parlais de moi. Je répondais que oui, c’est mon point de vue. On m’a dit alors que c’était prétentieux. Peut-être, mais je dis ce que je vois, d’où je viens, où je me place, en espérant que les gens aient une vision plus large. Est-ce qu’en étant subjectif, on n’aide pas à une meilleure compréhension du sujet abordé ? Si on prétend à une objectivité, cette pseudo-observation, ne conforte-t-on pas les stéréotypes, ce que les gens savent déjà et qu’ils vont chercher dans ce genre de films ? Donc, je choisis mon regard et mon point de vue. J’accompagne le spectateur de ma quête et de mon regard. Pourquoi vous intéresserait-il puisqu’on a longtemps dit qu’il ne valait rien ? Va-t-on s’identifier au regard de ce pauvre Africain ? Je demande au spectateur cet effort. Je continue depuis 25 ans. Certains trouvent mes approches triviales car elles me ressemblent mais j’assume ma trivialité ! J’essaye de regarder le monde à ma façon.
Nadia El Fani : Un documentaire produit par la télé doit répondre à des exigences de format et de contenu. Le cinéma offre une liberté que la télévision n’offre pas. On peut certes utiliser des subterfuges. Ouled Lénine est produit comme un documentaire de télévision mais est finalement un film de cinéma, au format de 88 minutes non adapté à la télévision qui en demande 52, kinescopé au Maroc pour une diffusion en salles. Je l’ai réduit à 54 minutes pour TV5 mais ai dit que je n’enlèverai rien de plus et ai même surimprimé le générique sur des images pour qu’on ne puisse pas le couper ! Le risque est de ne pas être vu ou produit par la suite ! On est dans le cinéma de lutte, d’auteur. C’est une croix qu’on a décidé de porter, bêtement sans doute, pour rien peut-être ! Installée en France depuis sept ans, je ne supporte pas ce que j’entends en militant à la Société des Réalisateurs de films (SRF) où on entend de plus en plus : « C’est celui qui paye l’addition qui commande le menu ». Eh bien non : je mange ce que j’ai envie de manger !
Jihan El Tahri : Quand on décide dans la production de télévision, on essaye bien sûr de s’adapter au formatage temps et contenu. Au niveau du contenu, il y a des lignes rouges que personne ne peut m’enlever : elles touchent au choix du sujet, où on va avec et ce qu’on a envie d’exprimer. On peut me parler de structure et si le film fonctionne ou pas. Pour Behind the Rainbow, mon partenaire était la BBC pendant trois ans. On est arrivés jusqu’au montage et là, il y a eu désaccord. On a essayé de résoudre le problème mais sans succès. J’ai dû virer la BBC en plein montage et leur rendre leur argent qui était bien sûr déjà dépensé ! C’est mon 17ème film et c’est la première fois qu’on m’a fait ça. Au niveau longueur, c’est là qu’est le vrai formatage. Cela fait des années que je sais qu’il y aura une version de 52 minutes qui passera une fois à la télévision. Ça, c’est pour eux. Mais le dvd de Cuba, l’odyssée africaine fait trois heures : c’est ça qui existe et tournera dans les festivals. La version télévisée n’est passée qu’une fois. Mon travail existe sur la version dvd. J’ai décidé de travailler avec ces contraintes car elles me permettent de travailler. Je ne crois pas qu’elles modifient le contenu ou la façon de travailler.
Olivier Barlet : Est-il possible de dire en public ce qu’attendait la BBC ?
Jihan El Tahri : Oui, car on ne va sans doute plus travailler ensemble ! Ils voulaient que Behind the Rainbow porte surtout sur la corruption et le viol, ce qui n’était pas mon débat. Ces deux éléments faisaient partie du schéma mais n’étaient pas le centre de mon histoire. Mais pour eux, en prime time sur la BBC, c’était plus vendeur. On a discuté durant six mois jusqu’à la rupture. Heureusement que j’ai un producteur courageux qui a trouvé l’argent pour leur rendre !
Une question de la salle : Quand on parle d’aller vers le public africain, le chaînon manquant est l’opérateur culturel. Soutenir des initiatives artistiques revient à soutenir des initiatives locales de structuration. On parle de la BBC, de TV5 ou des Centres culturels français mais quels sont les opérateurs culturels africains ? Le militantisme ne doit-il pas aussi se situer là ?
Nadia El Fani : Ce qui nous manque, c’est la démocratie et la liberté d’expression. On ne peut plus s’organiser comme avant. Nous cinéastes avons même perdu nos organisations : la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes) est une enveloppe vide qui ne fait rien. Nos pays ont peur de la remise en question. Le cinéma étant un média fort, il est clair qu’on nous restreint dans notre diffusion. La première des luttes, c’est la lutte pour la liberté.
Olivier Barlet : Et pourtant, vous vous obstinez à faire des films politiques !
Nadia El Fani : Oui, mais on s’exile. Je suis rentrée en Tunisie en 90 car il y avait soi-disant une ouverture démocratique. C’était le général Ben Ali ! J’ai monté une boîte de production, j’ai produit et puis est venu le constat de blocage. On n’arrive pas à fédérer et progresser. Du coup, on se retrouve dans des pays comme ici, accueillants, mais où on est atomisés, satellisés. Je ne sais plus quelle est la réponse à apporter !
Jean-Marie Teno : Olivier, c’est tout à fait juste de poser la question du cinéma politique. Le simple geste documentaire en Afrique est déjà politique. Mais les films sont politiques pour qui ? Ils sont politiques car ils rentrent dans une politique. La narration, l’histoire, montrer les gens, etc vont être perçus comme politiques ou non. Mon dernier film, Lieux saints, qui n’est pas considéré comme politique, ne l’est-il pas ? Aux Etats-Unis, je l’ai montré dans différents festivals et les gens ont réagi en disant que l’Afrique était enfermée dans des visions de drames et de misère, et que là, enfin, on voyait du positif : un gars fait un vidéo-club mais n’a pas de films africains. Son grand rêve est d’avoir un grand écran plat qui coûte trop cher. Il est heureux, si bien que ce film n’est pas politique, mais le public y trouvait une humanité, des gens qui parlent et qui ont envie de partager quelque chose. C’est en rencontrant les gens qu’on peut capter cela. Le joueur de djembe de Lieux saints est un philosophe. Il a lu Spinoza, etc. mais il connaît aussi la tradition orale et cite souvent des proverbes. Je n’ai pas fait de casting : cette rue m’a accrochée et je l’ai filmée. Si on peut révéler ce que les gens ont de beau et de fantastique, c’est, comme le disait Samba Félix Ndiaye, qu’on place la caméra à un certain niveau qui autorise le dialogue. C’est peut-être un signe des temps, mais je n’ai plus envie de m’attaquer au système. Cela fait vingt ans que je le fais, il est toujours en place et je vois certains de nos compagnons de route le rejoindre, avec un discours de circonstance. J’ai envie de raconter des histoires de petites gens dans toute leur beauté, et je considère que c’est tout à fait politique.
Une personne de la salle : lorsque j’étais enseignante en Afrique, j’avais proposé un sujet qui était « préférez-vous le cinéma ou la lecture ? », et avais donné une très bonne note à un devoir qui disait pourquoi il aimait le cinéma en disant que depuis qu’il avait vu le film Golgotha, il savait que Jésus-Christ a vraiment existé ! Tout en précisant qu’il était musulman. J’ai donc enchaîné par une petite formation à l’image pour différencier le documentaire et la fiction. Cet élève pensait que c’était tout récent, l’histoire du Christ !
Il n’y a pas pour moi un cinéma africain, un cinéma noir et un cinéma blanc. Quand un Africain fait un bon film, on s’étonne ! Ce catalogage est regrettable : pourquoi ne sommes-nous pas plus ouverts aux cinémas du monde entier ?
Jihan El Tahri, sur une question de la salle : Le 52 minutes est imposé par toutes les télévisions, les 8 minutes restantes étant consacrées à la publicité, même par une chaîne comme Arte qui n’a pas de publicité mais cherche à vendre les films internationalement. Mon dernier film fait 138 minutes… Le formatage existe sur un raisonnement très clair, car les nouvelles doivent arriver à 20 h pile.
Brahim Fritah : Je suis né en France mais avec des allers-retours avec le Maroc. Le Roi a choisi de privilégier le cinéma national : il y a encore des brèches pour faire des choses politiquement déconcertantes mais ça va se resserrer comme dans toutes les cinématographies nationales. Le public a l’habitude du reportage de télévision. Le récit documentaire est nouveau pour les gens et intéresse. C’est relativement nouveau et ouvre des perspectives. On sait en tant que réalisateur quand nos interlocuteurs nous demandent un compromis allant dans sa direction. C’est notre capacité de résister qui fait que notre film nous ressemble et est original. Quand j’ai vu Touki bouki de Djibril Diop Mambéty, j’ai vu une œuvre complètement autonome, qui ne se posait pas la question d’être africain ou non. C’est un de ces films qui réveillent !
Dominique Wallon : Une intervention sur un mot : le cinéma africain. Nous faisons très attention au festival de conserver l’appellation « des cinémas d’Afrique ». Ce continent a droit à l’image mais ce droit lui est largement dénié. Nous contribuons à ce que ce continent puisse ici s’exprimer et montrer ses images. Qu’elles parlent d’Afrique ou d’ailleurs n’est pas la question : ce sont les images des cinéastes originaires d’Afrique.

Transcription : Olivier Barlet///Article N° : 9004

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Les images de l'article
la table-ronde
Nadia El Fani, Jean-Marie Teno et Pascal Privet
Olivier Barlet, Osvalde Lewat et Nadia El Fani
Jihan El Tahri, Osvalde Lewat et Jean-Marie Teno
Jihan El Tahri
Dominique Wallon et Osvald Lewat
Nadia El Fani
Brahim Fritah





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