Mûrier triste dans le Printemps arabe

De Tahar Bekri

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Tahar Bekri a sorti, en avril 2016, chez Al Manar, son dernier recueil de poèmes, au titre évocateur, Mûrier triste dans le Printemps arabe, accompagné d’acryliques de Jean-Michel Marchetti.

Les poèmes de Tahar Bekri composent un chant ininterrompu avec, chaque année ou presque, un nouveau point d’orgue sur l’exil, l’errance, le voyage, mais aussi la fraternité et la liberté, la résistance à toutes formes de violences. Partout où l’humain est en péril, le poète fait entendre sa voix. Il n’a que ses mots comme armes pour combattre le mal qui croit avoir raison du vivre ensemble dans la paix. Quand le monde est à feu et à sang, la poésie a-t-elle encore son mot à dire ? Mais dire plutôt que garder le silence -autre manière de s’exprimer- c’est sans doute le rôle primordial du poète. Dire là où le bât blesse parce que la parole poétique fait partie d’une longue histoire de la pensée. Ici, elle prolonge l’intensité de ces mots accumulés depuis des siècles sur l’enfer qui attend ceux qui « ont fait violence aux autres ». Ainsi, Rûmi (1207-1273) et Dante (L’Enfer, Chant XI) sont convoqués pour ouvrir Mûrier triste dans le Printemps arabe.
Ici, la marche inlassable dans la ville n’est jamais solitaire. Le poème intitulé « Place de la République », par-delà la nuit des décombres, malgré les chars et les fusils, me semble emblématique de la solidarité entre humains qui croient encore en des valeurs qui font avancer le monde :
« Frères sœurs je marche parmi vous
Doucement sur la terre
Profanée par ces vivants nourris de morts »
(p. 27)
La temporalité accompagne le poète qui fait le tour du temps des saisons et d’abord de l’hiver, personnage principal qui parcourt le recueil, après son entrée en scène, sous le signe du souvenir, dès le premier poème :
« Souviens-toi hiver de cet hiver
Il s’immola par le feu qui lui brûla les lèvres la parole humiliée de
mille baillons » (p. 10)

Ceci n’est pas un conte au coin du feu mais la quête du sens d’un moment tragique resté gravé dans les mémoires. Dans le poème suivant, celui qui s’immole par le feu est nommé au détour du chemin du « Retour à Tunis », en avril, au cœur du printemps pluvieux.
« Pourras-tu voir ces chariots
Sans penser à Bouazizi
Au feu qui l’emporta
Rêve et rébellion résolus » (p.12).

Quand revient le poète dans sa ville natale, restent la couleur de l’hiver et les traces des rêves avortés. Comme les acryliques qui accompagnent les poèmes, le printemps porte des fruits amers et des couleurs sombres. La lumière est infime, sauf en couverture du livre. Pourtant, elle est toute intérieure, c’est le chemin de la résistance, quand des oiseaux de mauvais augure hantent les maisons. Des ombres maléfiques cachent la clarté du soleil et le souffle du jour. On se demande si la clarté du jour s’est transformée en nuit des malheurs, sous une pluie parsemée d’épouvantails. En effet, la métamorphose des vivants est remarquable :
« Ce n’est pas un merle qui chante sur la branche
Mais une tulipe noire qui hante ma demeure » (p. 16)

Les arbres sont plus tristes que jamais, des « cerisiers empaillés » et surtout le mûrier du poème éponyme : « Mûrier triste dans le printemps arabe ». Le mûrier n’est pas n’importe quel arbre, comme on le sait. D’emblée, il pourrait indiquer une géographie qui s’étend de la Méditerranée jusqu’en Chine et au-delà, même si le poète en fait d’abord le symbole d’un événement particulier : le Printemps arabe. Cependant, les chants multiples du poète sont sans frontière.
Sont débusqués -et de poème en poème- la destruction de l’humain et l’anéantissement de la vie par la guerre et la barbarie sans visage. Ainsi se dessine une géographie intérieure qui s’étend de Tunis à Leipzig et Palmyre en passant par Lisbonne, Lampedusa, Bamako, Casablanca, Dakar, Tombouctou et Ndjamena. Des pays entiers, comme Haïti ou Cuba, rejoignent les lieux de mémoire. Des poèmes qui datent rencontrent de nouvelles interrogations autour de la même cause, défendre la vie, la liberté et la fraternité. Transporter avec soi la lumière de la résistance face aux ombres assassines. Parfois, le dialogue se noue avec de grands poètes : Nazim Hikmet, Senghor, Césaire. Les mots se répondent en écho. Et Tahar Bekri est un grand lecteur.
Ainsi, Mûrier triste dans le Printemps arabe est un recueil de veille dans l’obscurité de la nuit. L’intensité des chants qui le composent dit l’échec des rêves les plus prometteurs et la résistance de la vie qui refuse de s’éteindre sous la menace de la barbarie qui perdure.

///Article N° : 13703

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