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Propos sur le cinéma et l'Afrique de Djibril Diop Mambety recueillis par Beti Ellerson Poulenc en avril 1997

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Comment j’en suis venu au cinéma ? Quand j’étais plus jeune, nous fabriquions un écran avec un grand drap blanc que nous pendions au milieu de la maison. Nous allumions une bougie que nous placions derrière l’écran et les gens s’asseyaient des deux côtés. On découpait des images pour en faire des personnages. Les chevaux faisaient « turerunturenkungkungkung. » On bâtissait une histoire et ça devenait notre film.
Ensuite il y a eu l’école occidentale mais je me suis rendu compte que ça n’était pas pour moi. Je me souvenais des films que je faisais lorsque j’étais plus jeune. D’abord j’y pensais de temps à autre et puis ça ne m’a plus quitté. Vers le milieu du trimestre, j’ai vraiment compris qu’avoir des diplômes ne m’apporterait rien. Mon avenir n’était pas dans un bureau, j’appartenais à la rue, c’était ça qui me convenait. J’en ai eu assez de l’école, si bien que j’ai laissé là toutes mes affaires et que je suis parti dans la rue. Je disais aux gens que j’étais acteur de théâtre. Mais après quelque temps, même ça ne me suffisait plus. Ça manquait d’espace. Alors j’ai pensé qu’il fallait peut-être que je retourne à ce que je faisais lorsque j’étais enfant, à ces images.
Donc je m’y suis plongé, tout en n’étant pas vraiment dedans. C’était juste des mots, de la frime. Les gens ont commencé à dire : « il est fou, regardez-le, maintenant il raconte qu’il est dans le cinéma ! Pourquoi a-t-il quitté l’école occidentale alors que tout le monde se bat pour y aller ? Il a quitté l’école et maintenant il raconte qu’il va faire du cinéma ! Mais il n’est jamais allé nulle part, ni en France, ni en Amérique, il est fou ! »
J’ai suivi ma folie et ça m’a amené à mon premier film « Badou Boy ». Mais je n’ai jamais quitté l’Afrique. Comme on dit, les rêves que l’on expose à la lumière du jour doivent se réaliser, et même à notre époque les rêves se réalisent.
C’est pour cela que lorsque les jeunes me demandent comment on fait un film, j’essaie toujours de leur montrer à quel point c’est facile. Ils me disent « facile, mais comment ça ? » et je leur dis « si vous voulez vraiment y arriver, fermez les yeux. D’abord vous ne verrez que du noir, tout est très sombre. Maintenant, si vous fermez les yeux encore plus fort, vous verrez des tas d’étoiles. Certaines sont des personnes, d’autres des chevaux, d’autres encore des corneilles. Vous mélangez tout ça, comme pour faire du ciment. En même temps, vous les guidez dans la façon de s’agencer. Vous leur dites où aller, quand s’arrêter et où tomber. C’est ce que l’on appelle un scénario. Quand vous avez fini, vous lui donnez un nom, puis vous ouvrez les yeux. Et quand vous ouvrez les yeux, votre film est là. C’est aussi simple que cela. Et c’est la même chose pour tout. Concentrez-vous dessus. Vous allez peut-être y penser toute la journée. Dormez avec, rêvez-en et quand vous vous réveillerez vous verrez sa valeur. C’est ça le cinéma. »
« Touki Bouki » parle de l’obscurité, de la nuit. Quelqu’un voyage. Qui est-ce ? Un oiseau ? Une personne ? Non, c’est une hyène. De quoi s’agit-il dans ce « Touki Bouki » ? Eh bien c’est une hyène qui attend jusqu’à ce qu’il soit tard, très tard. Jusqu’à ce qu’elle voie un lion. Malgré la puissance et la force du lion, l’hyène va le suivre, partout où il ira. Le lion continue de marcher jusqu’à ce qu’il soit épuisé et affaibli. Maintenant, tout ce qu’il peut faire, c’est se reposer, dormir. Il n’a plus de force. Alors l’hyène dit « c’est à mon tour de régner. C’est maintenant le règne de l’hyène ». C’est quoi le règne de l’hyène ? Eh bien c’est là tout le sujet de « Touki Bouki ». Ça parle des jours où l’on rêvait de partir à l’étranger. Nous rêvions de faire des films comme les Blancs. Comme si nous étions des étrangers dans notre propre pays. Etrangers parce que ce qui alimentait nos rêves était au-delà de nos frontières. C’était là qu’il fallait aller pour réussir, pour faire des films.
Et puis, quand vous revenez les gens vous appellent « monsieur ». Alors vous vous dites qu’il faut voyager. « Mais comment partir ? Regarde, il y a des bateaux ici ! Mais combien ça va coûter ? On va se débrouiller ! Mais pourquoi partir ? Quand ils nous verront débarquer avec notre beauté, notre stature, notre belle couleur noire, les gens vont nous applaudir et nous acclamer comme des rois. » C’était ça notre rêve et ça nous a fait oublier notre pays. Quelle pitié !
Vingt-cinq ans plus tard, j’ai réalisé que ce n’était qu’un mirage. J’ai abandonné ces vilains rêves. Je voulais que ma génération et tous les Africains en fassent autant, que nous construisions notre propre pays où nous ne sommes pas des étrangers, que nous arrêtions de rêver à l’ailleurs. Laissez-nous rêver et planter nos semences ici en Afrique.
Voilà ce que je ressentais en faisant Touki Bouki.
L’hyène ne me lâchait pas. Alors j’ai pensé qu’elle réclamait un autre simb (1) et que je devais me remettre à l’ouvrage. Et c’est là que j’ai fait « Hyènes ». Avec ceux qui avaient vécu l’aventure de Touki Bouki. L’une a fait le voyage, l’autre est resté en arrière. Elle a dit qu’elle s’en allait, il a dit qu’il ne pouvait pas partir. Elle a travaillé pendant trente ans comme prostituée, au Japon, à New York, à Paris. Elle a accumulé beaucoup de richesses. Et puis un jour elle a décidé de rentrer. Elle a dit au griot « dis à l’homme qui m’a abandonnée que je suis de retour et qu’il n’y aura pas de paix. » Dans un sens il pourra y en avoir, mais seulement aussi longtemps qu’ils ne désireront que de l’argent et des réfrigérateurs. Ils auront tout ce qu’ils veulent, jusqu’à ce qu’ils en soient écœurés.
Le griot transmit le message aux gens de Colobane. Ils lui dirent : « demande-lui de venir et d’apporter ce qu’elle a promis. Nous lui donnerons tout, nos vies, nos âmes et nos cœurs ».
La femme est rentrée de son voyage et il y en a qui vont se faire rosser !
Quelle honte !
C’est comme si on pouvait acheter l’Afrique. Vous pouvez acheter ses habitants, sa dignité. Quelle misère. Quelle honte devant Dieu !
Voilà pourquoi j’ai fait « Hyènes ».
Qu’est-ce qui va se passer ensuite ? Je ne peux pas le dire. Tout ce que je veux, c’est exprimer mon amour pour mon pays. Mon pays, c’est mes tripes. Il est plus précieux que quoi que ce soit à l’étranger. On doit tous avoir quelque chose pour lequel se battre. Je me bats pour l’Afrique. Partout ailleurs les gens se battent pour leur pays. Il est temps de se battre pour l’Afrique
Il est presque trop tard, mais il n’est jamais trop tard pour la beauté.
Et le futur de l’Afrique ?
(ce qui suit sont les propres mots de Djibril Diop Mambety, en français dans l’interview)
Le futur peut être plus brillant si on se méfie suffisamment des bienfaits de Linguère Ramatou, elle qui a amassé toutes les merdes du monde et qui nous les ramène en Afrique pour nous les monnayer. Dans ce cas si nous arrivons à démystifier toutes ces richesses, le futur est brillant, le futur de l’Afrique est brillant. Le futur du peuple noir réside dans sa mission qui remonte au delà des pyramides… Nous ne cessons pas d’être des producteurs de beauté. Si nous nous méfions des contagions dérisoires que sont les Lumières de l’occident qui ne sont pas des lumières, ce n’est que de l’électricité.

1 La danse du faux lion (Simb en wolof) est une manifestation organisée dans toutes les régions du Sénégal, à certaines occasions comme la fête de l’indépendance, la fête de la jeunesse, les grandes vacances etc.///Article N° : 4690

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Djibril Diop Mambety
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