D’abord sorti le 17 mai 2024 au Sénégal et le 31 mai au Bénin, Dahomey sort le 11 septembre 2024 dans les salles françaises, auréolé de l’Ours d’or décerné le 24 février à la Berlinale. Le documentaire de Mati Diop (dont le premier long métrage, Atlantique, avait reçu le Grand prix au festival de Cannes 2019) s’inscrit dans le débat public sur la restitution d’œuvres patrimoniales aux pays colonisés et suit celle des Trésors royaux d’Abomey au Bénin en novembre 2021. Un magnifique film décolonial, essentiel pour les temps présents.
« Je voudrais m’adresser, encore une fois, à ces œuvres de l’esprit qui sauront intercéder auprès des opinions publiques pour nous : Vous nous manquez terriblement. (…) Ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes. Soyez la voix de vos peuples et témoignez pour eux. »
Aminata Traoré, Ainsi nos œuvres d’art ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour, Africultures n°70, 2007, Réinventer les musées, p. 132-134.
L’affiche du film représente un homme qui parle à une statue. Là se situe à la fois la force et la poésie plasticienne de la démarche de Mati Diop : pour elle et pour les sociétés d’où elles sont issues, ces œuvres d’art ne sont pas seulement des objets historiques mais des relations au reste du vivant. Ces relations sont organiques, d’où l’importance des plans sur les plantes qui entourent ou décorent le musée du Quai Branly ou le Palais de la Marina, résidence officielle de la présidence béninoise où elles seront exposées.
La caméra elle-même se fait organique. Elle ne capte pas seulement des scènes qui démontent les craintes des directeurs de musée en montrant la précaution des manipulations ainsi que le sérieux de la conservation et du transport sur les deux continents sous l’expertise de Calixte Biah, le conservateur commandité par le gouvernement béninois pour accompagner les trésors en avion-cargo. Elle décèle selon des angles inattendus mais toujours signifiants les vides et les pleins, les reflets, les places attribuées aux œuvres dans le silence muséal et ses lumières tamisées au musée du Quai Branly qui range les objets selon des catégories décontextualisées masquant les conditions de leur spoliation.
« J’ai longtemps voyagé dans ma tête, mais il faisait si noir dans ce lieu étranger » : la statue anthropomorphique du roi Ghézo, qui porte le numéro 26, parle, d’une voix d’outre-tombe, ni homme ni femme, en fon ancien, sa propre langue, pour dire ce qu’elle éprouve. Ecran noir : la caméra est dans la caisse qui vient d’être fermée. Nous voyageons avec le numéro 26, car le film ne se fait pas reportage sur une restitution, il la documente, au sens où il en restitue les ressentis et les enjeux.
Auparavant, la caméra avait longuement fixé dans les froides réserves en sous-sol du Quai Branly la vitre de la porte qui sépare le couloir de la pièce sombre où sont entreposés les objets : « la nuit est éternelle, le commencement et la fin ». La vitre est un trou noir, semblable au gouffre négrier de l’Atlantique dont les vagues reviendront dans le film. Car la prédation violente des œuvres du patrimoine des sociétés conquises et colonisées selon une logique extractiviste est, comme l’esclavage et la traite, une perte incommensurable : « Rendre les objets ne la compensera pas, parce qu’elle entraîne un type de rapport et un mode de participation au monde irrémédiablement obérés », écrivent Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dans leur « Rapport sur la restitution du patrimoine africain » remis en novembre 2018 au président Macron dans le cadre de la mission qu’il leur a diligentée au lendemain de son discours de Ouagadougou de l’automne 2017, lequel a relancé le débat aussi au niveau européen, et facilité l’adoption de procédures juridiques permettant de passer outre l’inaliénabilité des œuvres détenues par les collections publiques.[1] On attend cependant la suite après la restitution des pièces du trésor royal d’Abomey que suit le film.
Il s’agit dès lors pour Mati Diop non de prendre la place de la victime mais celle, active, de la réparation du lien pour participer à la réinvention de soi et la restauration de la communauté. Certes, la relation ne change pas facilement : elle montre combien les accompagnateurs blancs des caisses de grandes dimensions contenant les objets restitués veillent à leur transport avec l’autorité de ceux qui toujours donnèrent des ordres. Mais une fois les caisses entreposées dans une grande pièce au Bénin, un dispositif garantit leur préservation technique jusqu’à leur exposition. Elle ouvre à leur réappropriation par les Béninois qui retrouvent là des pages de leur Histoire, à commencer par l’humiliation du 17 novembre 1892 lorsque les Français vainqueurs de sanglants combats capturèrent puis déportèrent le roi Béhanzin et pillèrent les richesses et les emblèmes dynastiques de la ville royale d’Abomey, marquant la fin d’un royaume multiséculaire.
C’est donc un pays qui a dû, après une colonisation ancrée dans la violence, se reconstruire en l’absence des œuvres d’art pouvant témoigner de sa grandeur passée. La mise en scène de discussions entre les étudiants de l’Université d’Abomey est à cet égard édifiante : elle montre leur intérêt, leur implication, leur compréhension et leur maîtrise des faits historiques autant que des enjeux. Leur fierté est celle de « l’ingéniosité de nos ancêtres » mais aussi d’avoir gagné ce combat culturel contre la France. Ce n’est qu’un début : 26 œuvres rendues sur 1000…[2] Le combat continue pour cette jeunesse mobilisée : « Ça va permettre aux historiens, aux artistes de se réapproprier cette histoire ». Ils pourront la raconter à leurs enfants.
Cette jeunesse, on la voit fascinée par ces chefs d’œuvre dans l’exposition gratuite « Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, de la restitution à la révélation : Trésors royaux et art contemporain du Bénin ». 300 000 personnes ont fait le déplacement, y compris des responsables du culte vaudou et des chefs traditionnels.[3] Par ses jeux de reflets et de profondeur de champ qui multiplient les surcadrages, par la multiplication de perspectives sur des détails rappelant les méandres et tresses de l’oralité, par sa façon de privilégier la relation physique plutôt que l’ampleur du phénomène, le film épouse la force symbolique chimérique de la statuaire et magnifie la vitalité de son repositionnement dans une Histoire de dépossession, à la lumière de la quête de souveraineté sensible dans tout le continent aujourd’hui.
« Ce qui a été pillé il y a plus d’un siècle, c’est l’âme des peuples », dit en effet un étudiant. Comme dans Atlantique où des revenants disparus en mer à la recherche d’un monde meilleur venaient réclamer justice à l’exploiteur des ouvriers, Mati Diop développe volontiers cette dimension mystique qui au cinéma devient fantastique avec l’apport de la musique. Comme portée par le souffle qui soulève le rideau du seuil de leur entrepôt, la voix du numéro 26 poursuit son monologue dans la nuit de Cotonou. « La restitution véritable est celle qui participe à la restauration de la vie », écrit Achille Mbembe.[4] Le roi Ghézo pourra à nouveau circuler à la faveur d’expositions de reconstruction de la mémoire « qui puissent énoncer et imaginer autrement les récits de l’histoire et les relations – sociales, culturelles et politiques – qui se nouent autour et à partir des objets ».[5] Il n’est dès lors plus seulement un objet, un numéro, voire même le témoin d’une histoire donnée : il peut affirmer partout, grâce à une « nouvelle économie » et une « éthique relationnelle »[6], sa fonction réparatrice en fonction des exigences et des possibles du temps présent.
[1] Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Philippe Rey/Seuil, novembre 2018, p. 69. Lisible sur https://bj.ambafrance.org/Telecharger-l-integralite-du-Rapport-Sarr-Savoy-sur-la-restitution-du
[2] La quasi-totalité du patrimoine artistique ancien de l’Afrique est conservée dans les musées des anciennes puissances coloniales : un demi-million de pièces africaines, dont 88 000 En France où le musée du Quai Branly en compte presque 70 000. Cf. Bénédicte Savoy, Le Long combat de l’Afrique pour son art – Histoire d’une défaite post-coloniale, Le Seuil, 2023, p. 8.
[3] Trois millions d’euros ont été dépensés pour la seule exposition d’accueil des œuvres par le président béninois Patrice Talon avec une scénographie soignée confiée à des opérateurs français et africains pour répondre aux normes internationales. Cette exposition mettait aussi en scène des œuvres d’artistes contemporains, illustration de la réconciliation du passé et du présent. Déjà, en 2006, la fondation béninoise Zinsou avait accueilli, à l’occasion du centenaire de la mort du roi Béhanzin, trente objets du Trésor Royal, des œuvres prêtées par le musée du Quai Branly. Leur exposition avait duré trois mois et accueilli 275 000 visiteurs. Ce prêt s’inscrivait dans le souhait du Président Chirac, exprimé lors de l’ouverture du musée du Quai Branly, de voir revenir certains objets dans leur pays d’origine lors d’occasions particulières, mais il ne constituait aucunement une restitution. Cf. le dossier pédagogique du film.
[4] Achille Mbembe, Brutalisme, La Découverte, 2020, p. 231. Il ajoute p. 232 : « L’Europe nous a pris des choses qu’elle ne pourra jamais nous restituer. Nous apprendrons à vivre avec cette perte. Elle, de son côté, devra assumer ses actes. (…) Nul ne lui demande de se repentir. Mais, pour que des liens nouveaux se tissent, elle doit honorer la vérité, car la vérité est l’institutrice de la responsabilité. Cette dette de vérité est par principe ineffaçable. Elle nous hantera jusqu’à la fin des Temps. L’honorer passe par l’engagement à réparer le tissu et le visage du monde. »
[5] Marian Nur Goni, « Restitutions, réparations : du problème à la question », in : Colonisations. Notre Histoire, dir. Pierre Singaravélou, Seuil, 2023, p. 153-156.
[6] Restituer le patrimoine africain, ibid, p. 138.