Dialogique, Relation, Divers, etc., forment dans la pensée d’Edgar Morin et d’Édouard Glissant un réseau conceptuel d’une grande complexité. Ces concepts, qui relient, qui perçoivent les rapports entre les parties et le tout, ont permis à Édouard Glissant d’aller au plus près de la complexité du réel, de penser le vivre-ensemble, et la littérature comme rapport au monde
Mais, à travers ces concepts, c’est un tout autre problème que soulève Edgar Morin : celui de l’alliance des connaissances scientifiques. En dépit de ces différences, leur pensée a plus d’un point commun : car, tous deux ont théorisé sur les identités-relation, la mondialité et le Tout-Monde.
On a souvent tendance à établir le lien entre la pensée de Glissant et celle de Gilles Deleuze, ou de Jacques Derrida, ou encore de Félix Guattari, ce qui est, au demeurant, très juste. Mais, ce faisant, on oublie celui avec la pensée de Morin. C’est pourquoi, dans ce travail, nous transformons en hypothèses cette intuition de Patrick Chamoiseau : « Une pensée de la complexité et une pensée de la Relation. Un mélange d’Edgar Morin, de Gilles Deleuze et d’Édouard Glissant. »(Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée, Le Point.fr du 19-05-2009). Cela dit,pourquoi Morin et Glissant ont-ils pensé la complexité en termes de Relation et de Dialogique ? Ont-ils suivi des parcours intellectuels similaires ? Qui, des deux, aurait influencé l’autre ? Quels sont des problèmes communs qu’ils ont abordés avec ces outils conceptuels ?
Quand, en 1956, Édouard Glissant pose les jalons de sa philosophie de la Relation, dans Soleil de la Conscience, Edgar Morin, certes déjà auteur de quelques essais remarquables, n’a encore écrit ni le premier tome de son uvre fondamentale, La Méthode, ni celui de la Complexus. Est-ce à dire que Glissant est un précurseur de la complexité ? Oui et non. Mais soyons prudent, avant de l’affirmer ou de l’infirmer, et justifions notre propos de la manière suivante : Soleil de la Conscience est certes un livre qui pense, qui doit être lu comme la préface à l’uvre d’Édouard Glissant, mais il n’est pas encore un livre de conception : les termes de Relation, de Dialogique, etc., y sont quasi absents et ne seront développés qu’après coup. Or, quand nous avions décidé de parcourir l’immense uvre d’Edgar Morin, là où nous avions émis et accrédité des hypothèses que Glissant était le précurseur de la complexité, c’est chez Morin que nous allions découvrir la complexus, non pas en germe, mais presque parfaitement élaborée. De plus, en 1982, il place son uvre sous la tétralogie : ordre, désordre, interaction, organisation. C’était bien avant que Glissant ne publie sa Poétique de la Relation. Et, c’est encore lui, Morin, qui substitue le concept de Dialogique à la dialectique hégélienne, en lui donnant sa définition la plus aboutie : « J’appelle Dialogique le fait qu’on soit obligé d’associer des notions antagonistes qui, pourtant, sont complémentaires. » De ce point de vue, il serait difficile de dire qui, de Glissant ou de Morin, aurait influencé l’autre. Parmi les hypothèses les plus sûres, on peut supposer qu’ils se sont influencés mutuellement, que Glissant a approfondi des outils conceptuels de Morin (notamment la Dialogique, concept que Morin emprunte, lui-même, peut-être à son insu, au théoricien russe, Mikhaïl Bakhtine (1), qui l’a théorisé dans les années 1930. En tous cas, Boniface Mongo Mboussa et François Vatin nous ont justement fait la remarque que voilà, honnêteté intellectuelle oblige).
Comme il a emprunté à Gilles Deleuze et à Félix Guattari le concept de rhizome, qui lui a permis de théoriser les identités-relation, l’expression Créolisation, utilisée pour penser le Tout-Monde, suggère également que Glissant reprenait, à son compte, certaines intuitions de la négritude : aussi bien dans sa version césairienne que dans sa version senghorienne. Car la Créolisation est d’abord poétique d’enracinement, puis d’ouverture au monde. N’est-ce pas Glissant qui écrit dans Philosophie de la Relation : « La créolisation n’est pas ce mélange informe (uniforme) où chacun irait se perdre, mais une suite d’étonnantes résolutions, dont la maxime fluide se dirait ainsi : Je change, par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer. »Que l’on nous comprenne bien : nous n’atténuons pas la dimension conceptuelle de l’uvre de Glissant.Nous voulons juste montrer qu’il existe des connexions entre sa pensée et celles de certains de ses contemporains.
Quant au concept de Relation, c’est Glissant qui l’a conceptualisé de manière pertinente. N’est-ce pas encore lui qui écrit dans Philosophie de la Relation : « La pensée de la Relation, ne confond pas des identiques (
), elle distingue entre des différents, pour mieux les accorder. »De ce point de vue, la Relation serait dans la pensée glissantienne ce qu’est la Dialogique dans la pensée d’Edgar Morin.
Ces deux penseurs « indisciplinés », qui ont écrit des livres iconoclastes, qui manient la plume tel un sabre ; ces deux penseurs, dont la pensée est caractérisée par le doute et l’incertitude (ce que Glissant appelait, nous croyons, la pensée du tremblement), ont en commun d’avoir étudié la philosophie et la sociologie. Précisons, pour éviter tout malentendu, que Glissant a étudié l’une des branches de la sociologie : l’ethnographie. La sociologie leur aurait donc permis de penser la complexité en termes de Relation et de Dialogique. N’oublions pas que complexité vient de complexus, et que complexus signifie ce qui est tissé ensemble. Tous deux auraient, d’ailleurs, pu citer cette phrase de Pierre Bourdieu en exergue de leurs travaux : « Le réel est relationnel. » La Dialogique et/ou la Relation leur parurent ainsi répondre à certaines de leurs préoccupations : théoriser sur les identités-relation, la mondialité, et le Tout-Monde.
Lors de l’Université populaire participative sur L’avenir commun de l’Afrique et de l’Europe au XXIe siècle, le 18 mai 2009, au Théâtre Déjazet (Paris), Stéphane Hessel concluait son allocution par cette phrase : «
, ces exemples représentent une vision que j’ai évoquée récemment avec Édouard Glissant, ce grand antillais : Est-ce que c’est la diversité de couleurs, la diversité culturelle, qui fait un monde beau, un monde poétique ? » Là, réside toute l’intention poétique d’Édouard Glissant, pour qui la différence est l’élément premier de la Relation. Glissant définit d’ailleurs la Relation « comme étant la quantité réalisée de toutes les différences du monde, sans qu’on puisse en excepter une seule ». On ne peut donc concevoir l’identité que dans son rapport à l’autre. Les différences devraient rapprocher plus qu’elles n’éloignent. Et ce n’est pas un hasard si, pour critiquer la politique d’immigration menée par Sarkozy, il a coécrit avec Patrick Chamoiseau Quand les murs tombent : l’identité nationale hors la loi ?
Edgar Morin, quant à lui, ne cesse de prôner l’unité du genre humain. Car l’unicité du code génétique et l’identité des constituants protéiques et nucléiques à travers tous les êtres humains témoignent que tous les hommes descendent d’un même ancêtre et sont, par conséquent, appelés à vivre ensemble.
L’uvre de Morin et de Glissant se caractérise aussi par l’esthétique du chaos. Ce qui leur permet de penser les transformations culturelles du monde. Dans son Traité du Tout-Monde, Glissant écrit : « J’appelle chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrassent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante. »Et Morin d’ajouter : « L’humanité émerge dans un chaos (
) On sait qu’il y aura des gaspillages énormes, de bonnes volontés de vies
Nos énergies sont débordées par l’insoutenable complexité du monde. »Tout change à travers l’espace et le temps. Les peuples, les nations, les cultures, etc., ne sont pas faits une seule fois pour toutes. Ce sont des processus d’autocréation. Il n’y a pas de fixité identitaire, sinon l’identité deviendrait ce que disait Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : « Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle
»
Édouard Glissant conçoit le monde comme lieu de rencontre des imaginaires. Le refus de la pensée continentale (cette masse de puissance et de domination) qu’il oppose à la pensée archipélique (pensée de contact avec le frémissement du monde), lui a permis de penser la mondialité, qu’il oppose à la mondialisation. C’est-à-dire à l’expansion du capitalisme américain à travers le monde. À ce propos, il écrit : « La mondialité (qui n’est pas le marché-monde) nous exalte aujourd’hui et nous lancine, nous suggère une diversité plus complexe que ne peuvent le signifier ces marqueurs archaïques que sont la couleur de la peau, la langue que l’on parle
L’identité relationnelle ouvre à une diversité qui est un feu d’artifice, une ovation des imaginaires
Dans la mondialité, nous n’appartenons pas en exclusivité à des « patries », à des « nations »
»La mondialité, chez Morin, permet aussi de penser qu’il existe une voie humaine basée sur des solidarités. La mondialité pousse donc l’humanité à se poser les questions de son unité, de sa gouvernance, sans qu’il y ait guerre des intérêts. Les guerres économiques sont le contraire de la mondialité.
Que dire au bout du compte de l’uvre d’Édouard Glissant et d’Edgar Morin, sinon qu’elle est essentiellement postmoderne, pour reprendre l’heureuse formule de Octavio Paz : c’est-à-dire qu’elle est d’une modernité plus moderne. Nous les remercions d’avoir pensé la complexité du réel. Ils s’imposent aujourd’hui comme des auteurs incontournables pour comprendre le monde moderne.
1. « La conceptualisation de l’objet au moyen du discours est un acte complexe : tout objet « conditionnel », « contesté », est éclairé d’un côté, obscurci de l’autre par une opinion sociale aux langages multiples, par les paroles d’autrui à son objet. Le discours entre dans ce jeu complexe du clair-obscur ; il s’en sature, il y révèle ses propres facettes sémantiques et stylistiques. Cette conceptualisation se complique d’une interaction dialogique, au sein de l’objet, avec les divers éléments de sa conscience sociale et verbale. », Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, collection Tel, Gallimard, 1978, p. 100.Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc de Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
Cette exposition est visible sur le site [http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10673