La question noire aujourd’hui dans le monde

Entretien de Edwy Plenel avec Edouard Glissant

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Organisée par l’Institut du Tout-Monde, une semaine du Tout-Monde s’est tenue au TOMA (Théâtres d’Outre-Mer en Avignon) à la Chapelle du Verbe incarné durant le festival, du 14 au 17 juillet. Après la première rencontre animée par François Noudelman à propos du nouvel ouvrage d’Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, on trouvera ci-dessous la transcription complète de la deuxième où, comme ils l’avaient déjà fait dans le même lieu en 2005 (cf. article 3915 sur notre site), l’écrivain, journaliste et ancien directeur de la rédaction du Monde Edwy Plenel s’entretient avec Edouard Glissant.

Greg Germain introduit la rencontre : bonjour et encore merci de vous être réveillés si tôt. Je souhaiterais vous lire comment l’Institut du Tout-Monde se présente : « La pensée d’Edouard Glissant et celle qui s’exprime à travers sa poétique ont suscité de nombreuses réactions et a rencontré un large écho un peu partout dans le monde. Les concepts de poétique de la relation, mondialité, créolisation ont su nommer des réalités qui ne se nommaient pas. Dans l’intention de maintenir les enseignements d’Edouard Glissant et de continuer à faire rayonner une œuvre importante pour la compréhension du monde contemporain et de la rapprocher des œuvres de même éclairage, nous proposons la création de l’Institut du Tout-Monde. » C’est un vaste projet soutenu par la Région Ile de France.
Edwy Plenel : Vous êtes venus de bon matin dans cette chapelle, un peu comme à la messe en ce dimanche. Quand on va à la messe, pour le profane que je suis, peut-être qu’on vient admirer, en rupture avec le quotidien mesquin, cynique, hypocrite. Je voudrais vous parler d’admiration. Il y a dans La Cohée du Lamentin, Poétique V, un petit passage d’un autre écrivain, Antonio Tabucchi, Italien vivant au Portugal et en France, qui a contribué à faire connaître Pessoa, qui a tant joué avec les identités, les hétéronymes. Dans ce bref texte d’hommage à Tabucchi, Edouard Glissant écrit : « La passion d’admirer est une autre des invites au dédoublement. (…) Le poète qui se doit à son œuvre est toujours épris de la poésie des poètes. Je change, donc j’échange. » Il est vrai que les poètes ont cette qualité-là, admirer.
Dire qu’on admire, c’est quelque chose qu’on hésite à dire. Une des raisons pourquoi j’admire Edouard Glissant, c’est parce que sa poétique est une politique. Cette expression n’est pas réductrice. Le haut langage qui est le sien, cette ligne de crête qu’il nous invite à suivre, cette sortie des broussailles, de l’enchevêtrement, nous propose une vision qui se projette dans un futur à venir, qui n’est pas une vision figée dans un présent ou enquistée dans un passé antiquaire qui nous immobiliserait, mais qui nous projette politiquement, qui nous aide à trouver un discours, un langage, une parole qui nous permet de comprendre ce monde sur lequel nous avons l’impression de ne pas avoir prise. Et nous avons en face de nous des politiques qui n’ont pas de prise sur le monde ou sont en train de contempler leur propre action sur le monde. Dire que sa poétique est une politique, c’est le mettre là où il doit être. Après le coup d’Etat du prince Louis Bonaparte, après ce premier président de la République élu trahissant son mandat et construisant son histoire personnelle – une histoire qui ne nous quitte pas : le bonapartisme -, au moment où toutes les courtisaneries, tous les talents, fussent-ils de gauche, se précipitaient dans les bras de ce prince-président en un an, avec, il ne faut pas s’en cacher, une immense popularité, le grand soutien du peuple français – seuls les hommes votaient à l’époque -, quel est l’homme qui va dire le futur ? C’est un poète, seul, Victor Hugo, au risque de son bien-être et ses richesses, exilé, qui sera le seul à essayer d’organiser la résistance et qui refusera de revenir durant les dix-huit ans de ce second Empire. Qui dit le nœud des débuts de la IIIe République, et ce sera un débat très violent à l’assemblée nationale en 1885, qui dit ce que sera le débat colonial ? Rimbaud. Et tout le monde sait qu’Une saison en enfer est au fond la résonance intime, cachée du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Qui ; alors qu’il est au fond un médecin, un militaire, un traditionaliste qui n’aime pas les révolutions et les désordres, qui sent combien cette colonisation, cette façon de projeter notre monde et notre vision du monde sur la terre entière, va détruire le divers, va uniformiser le monde ? Un autre poète, Victor Segalen.
Qui, et j’en viens à l’actualité de ce festival, quand la conscience est perdue, et que la majorité des élites accepte l’abandon, qui sent qu’il faut tenir la position ? A deux extrêmes, deux poètes. L’un, qui du coup ne reviendra pas en France durant vingt ans, St John Perse, qui dans une vie était secrétaire général du Quai d’Orsay, et qui sera banni, exclu de la citoyenneté française et se retrouvera aux Etats-Unis à partir de 1940. Et l’autre, c’est René Char. Nous fêtons par ce centenaire durant ce festival un immense poète, mais j’ai le sentiment que nous fêtons dans le confort un poète qui nous parle d’un passé qui va de soi : ce moment consensuel, la résistance, le héros, le refus des ségrégations, cet homme claquemuré dont il parle dans ses notes, résistant pour résister à l’intolérable. Et nous sortons d’un autre moment, la campagne électorale, qui ne va pas de soi. Cet immense poète nous dit des choses sur des choses qui ne vont pas de soi, et qui sont à venir. Cette poésie, cette œuvre d’Edouard Glissant, nous en reparlerons dans les siècles à venir. Elle dit notre monde de la globalisation. On a parlé d’histoire nationale, encombré de ses figures historiques, d’une France qu’il faut aimer ou quitter, prendre telle quelle ou quitter, d’identité nationale au point d’en faire un ministère, d’une langue française qu’il faut apprendre dans le pays de départ.
Je rappelle en tant que Breton qu’il y a un mot dans la langue française un mot qui dit ceux qui parlent mal : baragouiner. Ce mot a concerné les migrants de l’intérieur qui allaient à la ville pour y chercher du travail et vendre leurs bras : ils demandaient du pain, bara, et du vin, gouine. Ils ne parlaient pas bien français ! La Martinique, ce chaudron d’esclaves, de personnes déplacées, ce haut langage inventé dans la trace, pour reprendre un mot-clef de l’œuvre de Glissant, il date de cette colonisation, 1635, une histoire française de souche !
Où veux-je en venir ? Au fond, l’homme qui dit « vivre la totalité du monde à partir du lieu qui est le sien, c’est consacrer établir relation et non pas consacrer exclusion » La résonance que j’entends autour de René Char est nous parle de nous, dans un universel certes du langage, mais en clair sur la racine, une identité. Char, c’est une poésie en qui nous nous retrouvons, une poésie d’identité. En amendant un peu l’intitulé proposé de la question noire, nous vous proposons de parler d’identité. Nous ne savions pas quand nous avons proposé le thème d’aujourd’hui que nous serions dans un pays qui aurait un ministère de l’identité nationale… Un poète qui a déconstruit ce mot d’identité, l’a refondé avec de petits cailloux, des mots-clef : créolisation, identité-relation, sortir des cultures ataviques, sortir des identités racines, bref, cette identité est comme un arbre qui pousse là où les arbres ont du mal à pousser, là où les eaux sont salées, érodent et corrodent, elle est comme le palétuvier qui borde les mangroves. Le palétuvier a pour particularité d’avancer dans l’eau en faisant des racines avec ses branches. Son identité n’est pas que racines, elle est de feuillage et de branchage. C’est ce que nous enseigne la poésie Glissant, et ce discours qui nous manque sur le repli sur les identités.
Voilà pourquoi, parmi mille raisons, j’admire l’œuvre d’Edouard Glissant. Il y a une énorme cohérence entre Soleil de la conscience, édité aux éditions Falaise avant d’être chez Gallimard, qui est le livre de son arrivée en France, de la rencontre entre la Martinique et la France, et ce texte, Introduction à une poétique du divers, qui a été fait en 1995, au Québec. J’ai le sentiment que si nos politiques lisaient cela, et notamment nos politiques de gauche – je suis un peu de gauche… – ils apprendraient une langue politique qu’ils ne savent plus parler.
Je voudrais juste citer le début de Soleil de la conscience : « On commence par l’hiver, l’hiver et ses séductions redoutables. Me voici depuis huit ans engagé à une solution française. Je veux dire que je ne suis plus seulement français parce qu’il en est décidé sur la première page d’un passeport, parce qu’il se trouve qu’on m’enseigna cette langue et ces cultures, mais encore parce qu’éprouve de plus en plus nécessaire une réalité dont je ne peux pas m’abstenir. J’éprouve Racine, par exemple, ou la cathédrale de Chartres. » Et voilà le passage essentiel qui est écrit en 1956 avec une prescience qui nous parle du 21ème siècle et c’est pourquoi je vous dis que c’est une œuvre qui nous parle de demain : « Je devine peut-être qu’il n’y aura plus de culture sans toutes les cultures, plus de civilisation qui puisse être métropole des autres, plus de poètes pour ignorer le mouvement de l’Histoire. Et déjà inscrit dans l’effort qui m’est particulier, je ne peux plus nier l’évidence que voici dont le mieux est de rendre compte de manière imagée, à savoir qu’ici par un élargissement très homogène et raisonnable s’imposent à mes yeux littéralement le regard du fils et la vision de l’étranger. » Inventer une identité où l’on est en même temps fils et étranger, où l’on est dedans et dehors, où l’on est branchage et racine, où l’on est dans un lieu et en même temps dans le monde. C’est une poétique, une musique, un imaginaire radicalement en opposition à certains de nos simplismes politiques d’aujourd’hui.
Pour commencer, Edouard, puisque nous partions de la question noire et de la question de l’identité, imposée et revendiquée, une boîte où on met l’apparence noire et une identité revendiquée qui fait référence à la façon dont nous avons construit, nous autres Occidentaux blancs, l’invisibilité. Nous sommes comptables de cette histoire occultée, que nous avons fabriquée par la traite, par la construction de ces univers. Tu as écrit qu’il n’y avait pas de question noire mais plutôt une question blanche.
Edouard Glissant : Merci pour cette présentation merveilleuse. Quand je me suis réveillé ce matin, je me suis dit qu’on n’allait pas aborder cette question avec nos certitudes, nos présomptions et nos idées reçues. Je me suis dit de faire le vide, de chercher à improviser vraiment au moment du débat, car cette question de l’identité et de la race noire nécessite qu’on échappe aux structures que nous avons aménagées. Quand on se bat pour affirmer son existence, on est obligé d’avoir recours à des principes déterminants et parfois paralysants, fixes. Etant élevé dans un pays de colonisation, j’ai éprouvé le fait que nous ne méritions pas d’avoir à opposer tant de résistance. La colonisation enferme le colonisé dans une obligation de résistance d’autant plus douloureuse à vivre que l’absence de résistance est un abandon, une lâcheté. Je me souviens de Marmoud Darwich, poète palestinien, qui disait que ce qui le désespérait était de devoir employer les mots de sa poésie qu’il voudrait dédier aux couleurs du ciel et au parfum des fleurs pour résister à ce qui l’oppressait. J’y retrouvais ce que j’ai ressenti quand j’ai été obligé de mettre en place les éléments constitutifs de ce que vous auriez appelé mon identité personnelle et collective, les deux ne coïncidant pas toujours, ce qui explique qu’on puisse être en exil intérieur dans son propre pays.
Le poète est celui qui supporte et exerce cette distance : il est le seul à avoir une pensée de tremblement, qui refuse les systèmes. La pensée de système est confortable. Elle permet d’éliminer tout le reste en conservant les certitudes. Le monde moderne nous a appris que les pensées de système ne marchent plus. Les pensées de tremblement, qui sont fragiles et incertaines mais qui correspondent au tremblement du monde, nous permettent de penser la réalité, par exemple d’une identité. Il n’y a pas d’identité donnée, c’est une notion extrêmement fluente et variable. Elle est éminemment sujette à des maladies, de la mémoire, du comportement, et surtout cette terrible maladie qui est la méconnaissance du reste du monde. Cette maladie-là, une fois de plus, seuls les poètes peuvent enseigner non les moyens de la combattre mais les voies dans lesquelles on pourrait s’engager pour essayer de la combattre. Ce qui me paraît le plus évident dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’ignorance du monde qui guide les politiques qui dirigent la plupart des grands pays et fait que la composition du G8 est uniquement blanche. Nous entrons tous dans une nouvelle région du monde où nous ne pouvons pas ne pas entrer ensemble. Personne n’y entre tout seul.
Le colonisateur entre tout seul dans le monde de la colonie. Il trouve les colonisés mais ils ne sont pas entrés avec lui et ils resteront quand il partira. Il y a ceux qui se déplacent et ceux qui sont sur place. Ceux qui se déplacent avaient usurpé l’énergie et la puissance du monde. Il nous faut aujourd’hui mettre cette énergie et puissance du monde en commun, pour que plus personne ne puisse l’usurper. C’est ce qui me permet de dire qu’au départ, il n’y a pas de question noire mais une question blanche. Cela ne veut pas dire faire appel à la repentance : on s’en fout ! Il faut mettre l’histoire à plat et la partager. Tous. Quel que soit le bord sur lequel étaient nos parents et nos ancêtres. Il n’y a dans l’histoire aucune possibilité pour que quelqu’un puisse être responsable de ceci ou de cela plutôt que quelqu’un d’autre : le seul possible est l’ouverture totale que nous puissions faire des choses ensemble, ce qui ne nous était jamais arrivé. Un paysan avignonnais et un banlieusard dakarois pourront le faire. Les maladies de la mémoire, que nous avons des deux côtés de la colonisation, nous les avons entretenues, le colonisateur en feignant de croire que la colonisation était un remarquable outil de civilisation, le colonisé en feignant de croire que le colonisateur est donné une fois pour toutes dans une sorte d’Etat-nation dans lequel il faut le condamner. Et je vous fais remarquer que ce que je dis n’est pas abstrait : toutes les décolonisations qui se sont faites sur le modèle des colonisateurs ont abouti à des catastrophes irréparables, en particulier en Afrique noire. Il est temps d’ouvrir la question noire et plus généralement celle de l’identité. Si nous le faisons, nous aurons rendu un grand service aux humanités d’aujourd’hui. Ce ne sera pas pour tout de suite, ce serait de la naïveté. Mais c’est la seule manière d’ouvrir quelque chose de possible. Tant que les Juifs et les Arabes ne seront pas convaincus dans leur imaginaire qu’ils ont besoin les uns des autres, la question du Moyen Orient ne sera pas résolue. Elle ne le sera que lorsque l’imaginaire de vivre ensemble aura triomphé dans les esprits. Une poétique contribue à cela plus fortement et plus profondément qu’une politique militaire, économique ou financière.
S’agissant de la question noire, je me souviens que lorsque j’avais 13 ou 14 ans, avec mes amis qui avaient quelques années de plus, on déclamait les poèmes de Césaire dans les rues du Lamentin. Ce sont des poèmes d’identité blessée. Les Nègres étaient donnés traditionnellement comme moins que rien et s’insultaient entre eux en se traitant de nègres, ce qui est le signe d’un moins que rien parfaitement réussi. Nous préférions les poèmes des Armes miraculeuses à ceux du Cahier d’un retour au pays natal, une immense œuvre mais qui nous semblait rhétorique, une propagande politique. Ceux des Armes miraculeuses étaient des poèmes organiques, cosmologiques, dotés d’une fusion extrême du poète avec le monde, avec une friction avec le monde qui a épouvanté en 1946 les critiques français qui se demandaient qui était ce sauvage. Césaire n’a pas eu en France le succès qu’il aurait mérité.
Il fallait la négritude pour redresser la conception de ce qu’était un Nègre : dans la région, c’était moins que rien. Savoir que les Nègres avaient fait des œuvres d’art d’une beauté légendaire. Mais je me disais que nous sommes des métis, des produits de mélange. La souche nègre est forte car menacée, étranglée, tuée, assassinée, mais il y avait, comme tu dis du palétuvier, aussi les Hindous, des gens venus du Moyen Orient qu’on appelait tous les Syriens, qu’ils soient Juifs ou Syriens ou Jordaniens, comme c’était le cas à Rome. Il y avait toutes ces composantes. Je me disais qu’un Blanc mange, danse, réagit comme moi. C’est l’ambiguïté du terme identité et du terme nègre, c’est que tout en concevant la nécessité absolue à cette époque de revendiquer la légitimité et la valeur de la culture et de la civilisation noire, il fallait immédiatement le dépasser pour aller vers autre chose. Parler de question blanche, c’est dire que ce sont les cultures blanches qui nous ont obligés à rester dans l’identité. Aujourd’hui, je suis content : je vois l’Afrique, notre source, se créoliser : il n’y a pas une Afrique mais des Afriques ; un Nègre brésilien est complètement différent d’un Nègre des Etats-Unis. Beaucoup plus qu’un Italien et un Flamand, qui eux ont au moins partagé la peinture au 14e, 15e et 16e siècles ! (rires de la salle) L’identité est fluente ; on ne la fixe que quand on veut la contraindre et l’arrêter ; une identité collective ne peut être déterminée à l’avance, sauf quand elle est en danger de disparition sous la menace d’une oppression.
Qu’est-ce qui menace l’identité française aujourd’hui ? Les quelques centaines de milliers d’immigrés ? Cette identité qui s’est menacée elle-même durant des siècles sans jamais s’effondrer ? Le gouvernement de Vichy n’a-t-il pas davantage menacé l’identité française ?
Edwy Plenel : Et dans ce cas-là, il fallait quitter la France pour la sauver, cf. De Gaulle.
Edouard Glissant : Oui, et je me dis qu’on ne peut pas fixer à l’avance, et encore moins sous les traits d’un ministère avec des réglementations, et tout le monde sait le redoutable pouvoir de l’administration française en terme d’identification. On change en demeurant : c’est ça le problème de l’identité. Je dis qu’on peut changer en échangeant avec l’Autre, sans se perdre ni se dénaturer. Cela a toujours été une des grandeurs de la France. Aller contre cela, c’est ramener les Français au plus petit dénominateur commun.
C’est à partir de ces données qu’il nous faut envisager la notion d’identité et la notion de soi-disant race. La question qu’il nous faut poser, c’est celle de la relation dans la mondialité. Il nous faut dire que nos lieux, disons la Martinique en ce qui me concerne, sont incontournables mais n’ont de sens qu’en relation à tous les lieux du monde et si ce n’est pas le cas, nos lieux deviennent des endroits stériles. (applaudissements de la salle)
Edwy Plenel : Ecoutez bien car ce sont des moments rares. On blague dans une sorte de moquerie sur cette histoire d’identité nationale. Mine de rien, dans le passage par des discours extrémistes et une officialisation, la banalisation dans les bureaux des fonctionnaires d’une administration, dans ce moment du 21e siècle où on ne peut se dissocier du monde ni se penser en dehors du monde, ce pays dit qu’il a besoin d’un ministère de l’identité nationale alors qu’il est aussi le ministère des autres, de l’immigration. En lisant Glissant, on se dit qu’il nous faut aller à la racine du problème. Faire un ministère de l’identité nationale, c’est faire la pédagogie officielle d’un pays menacé : on construit un rapport à la menace. Dans des moments de crise demain, ce rapport à la menace sera installé, naturel. Le mot de naturalisation est bizarre en français : être français aurait quelque chose à voir avec une essence de nature ? Alors qu’en fait, je rejoins une citoyenneté, des droits et des devoirs. Il y a cela dans notre imaginaire. Nous disons maintenant identité nationale, ce petit cancer peut jouer dans d’autres moments de crise. Nous avons sous les yeux, nous dit Glissant, les pathologies de l’identité ancienne : nous allons projeter nos valeurs, nos lumières au monde. C’est toute la contradiction, l’ambiguïté de l’aventure coloniale. Cette nation qui a projeté son histoire sur le monde se crispe sur son histoire. Et je voudrais m’arrêter là-dessus. Les processus qui nous ont menés à ces réalités politiques nous ont alertés pour le futur. Il est étonnant qu’il ne va pas encore de soi que les processus qui ont colonisé sont des processus contestables. On devrait avoir le même rapport au mot colonisation qu’à fascisme, totalitarisme etc. C’est quelque chose qui n’est pas à reproduire, à refaire. Cela a créé des brassages et des rencontres, mais aussi des oppressions et des malheurs, y compris pour le petit peuple colonisateur. Je pense bien sûr au Maghreb. Nous voyons aujourd’hui ces pathologies de l’identité jouer autour de nous. La littérature d’anticipation de Jules Verne a dit le passage à la deuxième révolution industrielle et la projection de l’Occident sur le monde. Il y a une littérature de la globalisation et qui en dit la légende pour demain. Il faut sortir de l’unicité, de l’un, de l’unique. C’est une poétique de la liberté.
On cite La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, mais on oublie son sous-titre : contr’un. C’est contre le monarque absolu, mais cela va bien au-delà. Il faut inventer la pluralité des pouvoirs, des identités. Passer au grand un, c’est un artifice, une construction, une idéologie, une soumission. En politique, ramener notre vie publique à une personne, un président, c’est une servitude. C’est se déposséder et donner à ce « un » ce que nous nous enlevons. Cette poésie d’anticipation a une référence, Edouard, très présente : c’est Gilles Deleuze. Tu rappelles dans Introduction à la poétique du divers que la pensée de la racine unique est celle qui tue autour d’elle, alors que le rhizome est la racine qui va à la rencontre d’autres racines. J’ai appliqué cette image au principe d’identité. Cette conférence commence par l’invention d’un mot nouveau : un paysage irrué, où il y a de l’irruption et de la ruade, de l’éruption aussi. Il l’invente pour parler des paysages d’Amérique et d’Europe. Le paysage d’Amérique ouvre à ces ruptures, ruades, irruptions. Le paysage européen ramène davantage à la racine, à une poésie de l’être dans son monde quel que soit sa grandeur comme chez Char. Ma sensibilité est de gauche : c’est quoi être de gauche ? C’est une question qui semble se poser ces temps-ci. (rires de la salle) Deleuze, dans l’abécédaire, dit que c’est savoir que la minorité c’est tout le monde, c’est être comptable de ce tout le monde que porte la minorité. Cette affirmation bouscule. Une difficulté : est-ce que vous voyez dans le processus de créolisation la constitution d’un danger, dans la mesure où la créolisation pourrait entraîner une certaine relativité de la terre natale ? On est au cœur de notre problème qui traverse aussi bien la gauche que la droite. Comment traduire l’imaginaire de notre monde tel que nous le vivons ? Nous voyons combien nous sommes travaillés par ce qui est du passé. On va protéger le natal, le local. Et tu réponds : « Je n’ai pas nié qu’il y a là une question. Cette question, en effet, de la réalité incontournable du lieu, d’où l’on émet la parole humaine, on n’émet pas de parole en l’air, en diffusion dans l’air, le lieu d’où l’on émet la parole, d’où l’on émet le texte, d’où l’on émet la voix, d’où l’on émet le cri, ce lieu-là est immense mais ce lieu on peut le fermer, on peut s’enfermer dedans. »
Ce n’est pas simple, en politique concrète. Les poètes nous disent : prenez la ligne de crête. Si vous descendez, je te cite, « on perpétue les enfermements aveugles ». On était en 1995 : les enfermements aveugles, cela donnait la Croatie, la Bosnie, la Serbie, etc. « Aucune solution ni politique, ni militaire, ni économique, ni sociologique ne résoudra de tels problèmes tant que la spiritualité, la mentalité, l’intellectualité de l’être humain n’auront pas basculé et n’auront pas posé cette vraie question : inventer une poétique de la relation telle qu’on puisse sans défaire le lieu, sans diluer le lieu, l’ouvrir. Est-ce que nous avons les moyens de le faire ? Est-ce que c’est réalisable par l’homme, par le genre humain, par l’être humain. Ou bien est-ce que nous devons considérer une fois pour toutes que pour préserver le lieu, il nous faut préserver l’exclusive du lieu ? »
Ces questions que tu poses, cette incitation que tu nous proposes, pour moi ce sont celles de l’avenir, sans lesquelles on ne construira pas une politique progressiste ici ou ailleurs.
Edouard Glissant : Je voudrais faire quelques observations. La première est qu’il y a encore dans nos pensées cette idée universelle qui est celle de l’Occident. Dans aucune autre littérature, on ne trouve l’idée universelle. On trouve l’idée de rapport, de contact universel, mais pas cette idée si magnifiquement, somptueusement et trompeusement définie par l’Occident. L’universel, c’est le moment où on dépasse la particularité en l’instaurant, en la sublimant en valeur valable pour tous. Un slogan de la bourgeoisie française en 1789, Liberté, égalité, fraternité, devient universel. Qu’est-ce que cela a d’universel pour un Indien ? Il peut avoir d’autres valeurs qui pourraient prétendre à être érigées en universelles. L’universel cache les différences. On peut être universel et se satisfaire des injustices et des crimes. C’est pourquoi je propose que peu à peu on abandonne cette idée d’universel de l’humanité pour dire qu’il y a des humanités, pas une humanité. Cela ne veut pas dire qu’elles s’opposent mais que chacune se projette dans l’autre, et que la relation (cf. mon livre Poétique de la relation) est la résultante de toutes les données des humanités sans en oublier une seule. Tant qu’on en oubliera une seule, ce ne sera pas une résultante et une relation. L’idée d’universel peut abandonner dans un coin de la terre des peuples et des cultures. La relation ne peut oublier personne. Il faut que ce soit la quantité réalisée de toutes les valeurs du monde. On me rétorque qu’il y a des idées universelles : la prohibition de l’inceste, par exemple. Mais ce sont des coutumes nées de situations bien concrètes. La justice comme idée universelle ? Socrate a montré que ce n’est pas vrai. C’est une notion complexe qui n’a rien à voir avec une subsumation de l’idée d’égalité.
Dans leur effort de comprendre le monde, les cultures occidentales ont jeté de la poudre aux yeux des gens. Il nous faut reprendre ensemble ces questions pour arriver à des quantités réalisées de valeurs du monde et non des abstractions de certaines valeurs du monde.
S’agissant d’identité, la deuxième remarque serait de dire que nous sommes de plus en plus des identités de relation et non de racines. Il y a eu des identités racines, en France par exemple : celle de l’Ile de France et de la Picardie qui s’est étendue à la faveur du jacobinisme centralisateur parisien. C’était légitime car cela formait un Etat-nation qui avait pour mission de défendre cette identité évoluante. L’Etat-nation français aujourd’hui ne peut plus agir, se poser comme un objet fixe de réflexion et d’auto-analyse. Au contraire, il faut que chaque pays du monde se présente comme une multiplicité, une complexité, quelque chose qui donne le vertige. Plus on est dans l’identité relation, plus on a du génie dans le rapport avec le monde. Une nation qui cesse de comprendre le monde et d’avoir du génie dans le rapport avec le monde, un jour ou l’autre elle meurt et disparaît.
Cette notion d’identité relation est précieuse pour toutes les nations du monde. Les nations qui dominent et oppriment les autres ne connaissent pas le monde. Un président envahit l’Irak en ne sachant même pas ce qui constitue ce pays. La méconnaissance de la relation conduit à des aveuglements terrifiants. La notion d’identité nationale doit être considérée comme un bonheur évoluant, qui peut changer et accepter d’autres. Ce n’est pas un bonheur qu’on peut filtrer. Un pays qui filtrerait ses immigrants va devenir aseptisé, neutre, improductif, mort. Il vaut mieux les contacts, les conflits qui produisent de la vie. C’est la prétention à la fixité de l’identité qui est source de mort.
La race noire comme race opprimée doit être défendue comme on défend les Indiens d’Amérique. La race noire comme ferment de civilisation est un ferment de métissage et de progrès de l’humanité.
Edwy Plenel : Glissant prononce un mot essentiel : le conflit dans la relation. Ce que les humanités ont en commun, c’est leur différence. Cela bouscule ce qu’on dit : Je t’accepte si tu es comme moi, je t’accepte si je me reconnais en toi. On accepte les minorités visibles si elles sont comme nous, dans une norme qui serait préexistante. Mais accepter la relation, c’est accepter le conflit. C’est aussi une vision de la démocratie, c’est accepter l’idée qu’il y a une majorité et une opposition, des conflits et des divergences, que tout ne doit pas être unifié. On est au coeur de notre actualité.

propos recueillis par Olivier Barlet///Article N° : 6681

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Les images de l'article
Edouard Glissant et Edwy Plenel
La rue des Lices en Avignon où se trouve le Toma
Entrée du TOMA en Avignon
Edouard Glissant signe "Mémoires des esclavages"





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