Dans Combien de solitudes…, Véronique Kanor se fait île. Dans une langue très orale et empreinte de créolité, elle dit le chagrin d’une femme qui vient de perdre son amour. Et qui pour surmonter son deuil, fait dialoguer sa solitude avec celle de la Martinique.
La solitude a son chant que personne n’entend. Ou presque. Avec de la chance, au fond d’une rue déserte ou sur un bout de terre abandonné, on peut parfois en percevoir quelques notes. Quelques paroles ambiguës, qui prônent le silence tout en remplissant le vide alentour. Combien de solitudes… est l’un de ces refrains paradoxaux. Véronique Kanor y déploie un verbe poétique solitaire mais haut en couleurs et en contrastes, qui dans son autarcie semble se préparer à affronter le monde. La Martinique, d’abord, où se dessine sa poésie au visage de Janus, tantôt âpre, presque vulgaire, tantôt douce et pleine d’espoir.
Pour celle qui égrène ses contradictions et ses solitudes tout au long du recueil, cette île est un refuge. Ingrat, inconfortable, qui crache à la gueule, mais un refuge quand même. « Il m’a rompue, cet homme », dit-elle pour expliquer sa décision de quitter son petit carré planté « entre la place Jeanne d’Arc et le boulevard du Général-de-Lattre-de-Tassigny », quelque part dans l’Hexagone. La rupture amoureuse ouvre une brèche à la Martinique, aux origines. Car si elle est née sur le sol français, l’abandonnée constate que « la mère porteuse ne console pas les enfants de Manman Négresse ».
Combien de solitudes… est donc l’histoire d’un retour au pays des ancêtres. Et surtout, c’est la rencontre entre une parole politique, revendicative, et amoureuse. En fuyant son chagrin agrippé au sol français, la laissée pour compte part inventer un langage neuf, qui rend possible la tenue d’un discours amoureux que Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux (1977) disait d’une « extrême solitude », « abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes ».
Heurtée, composite mais animée d’un seul souffle puissant et contenue par un espace géographique bien précis, l’écriture de Véronique Kanor exprime une double reconquête. Celle de la capacité à aimer, et celle de l’histoire d’une île au littoral « grignoté par les koutcha aux doigts tranchants et par les eaux qui poussent, qui viennent de très loin, des côtes occidentées et de la vielle Navarre ». L’une ne va pas sans l’autre. En arpentant la terre volcanique, l’esseulée s’invente une topographie où caser ses états d’âme, ses envies de bousculer les rapports homme-femme et tout ce qui en Martinique va de travers.
Éros, dans Combien de solitudes…, est un peu le baromètre de l’état général de l’île. S’il parvient à remonter la pente, la Martinique a ses chances. C’est du moins ce que laisse penser la riche imagerie naturelle du recueil, qui dit la souffrance de la femme en même temps que celle de l’île. Avec son « regard de vieille île, de pauvfille », la pleureuse se confond avec la terre qui accueille son chagrin. Lorsqu’elle fait le compte de toutes ses solitudes, elle énumère aussi celles d’un bout de terre incapable de surmonter une histoire pleine de honte et d’esclavage. Rejetée par l’homme aimé et par son pays natal, branlante à cause de ses racines douteuses, mi-continentales mi-insulaires, l’isolée tue le temps en faisant dialoguer ses solitudes entre elles, et avec celles de l’île.
Chacune des cinq parties du recueil présente alors une combinaison particulière de retranchements. La dernière sera, sinon la bonne, au moins la meilleure. Celle qui permettra d’aller de l’avant, malgré la cruauté des hommes et la mondialisation qui gangrène la mère-nature martiniquaise. En attendant, le chemin est long et semé d’embûches. Après un départ larmoyant et ses retrouvailles avec le sol de « Manman Négresse » et les hommes qui le peuplent, l’assembleuse de fragments de solitude s’empare par exemple des grandes grèves qui en 2009 ont secoué les Antilles. « J’ai rêvé cette grève depuis tant de mille ans ! », crie-t-elle bien fort, comme pour ancrer son verbe dans le passé de l’île.
Dans Combien de solitudes…, la révolution passe également par le chamboulement du langage, aussi hybride que les combinaisons de solitudes qu’il dépeint. D’un français créolisé à la Chamoiseau à un lyrisme plus classique, en passant par un phrasé urbain aux accents rap, Véronique Kanor donne à son chant pétri de paradoxes un ramage bigarré. Toute en ruptures, sa prose poétique dit son indépendance par rapport aux modèles antérieurs. Sans leur tourner le dos, mais en leur faisant un clin d’il amical et en s’installant un peu à l’écart.
Véronique Kanor et son amoureuse éplorée sont des femmes du tout-monde capables de « boire un thé à la menthe et de danser le tango et dire : »Turn to the left » et »go straight on » au touriste du coin ». Ce cosmopolitisme leur offre une belle capacité à tout relativiser, même le pire. Les chagrins d’amour comme l’acculturation d’une Martinique qui s’entête à singer la métropole… D’où l’ironie mordante qui traverse l’ensemble du recueil. « Et je rigole. Je rigole pour faire mienne cette île. Je rigole pour la faire si mienne que nul ne saura qui est l’une qui est l’autre. Qui est poussière. Qui est salope », dit-elle. Elle rigole jaune, d’abord, puis laisse entrer dans sa dérision tout l’espoir dont a besoin la femme-île meurtrie. Elle apprend le rire léger, cristallin, et grâce à lui son « cur se ressoude ». Enfin, c’est la solitude elle-même qui éclate de rire. Pour, imagine-t-on, aller rejoindre toutes les joies du monde.
Combien de solitudes…, de Véronique Kanor, Présence Africaine, 13 ///Article N° : 12220