Le 14 mars dernier, la maison de l’Afrique, en partenariat avec Le Printemps des Poètes Présence Africaine Editions et L’Afrique c’est chic, la nouvelle plateforme de promotion des talents et créateurs d’Afrique, nous a offert un beau moment de poésie. A l’honneur de cette soirée deux personnalités du monde des images, des mots et de la musique : Abd Al Malik et Véronique Kanor.
La salle est pleine et les chaises s’alternent aux tabourets de piano. Les artistes entrent sur scène discrètement et leurs voix surgissent du brouhaha de la foule sans s’imposer. C’est une écoute naturelle qui les enveloppe : lui, habillé en noir et bleue, elle : en rouge et fushia ; lui, concis et expressif, elle, habitée et expansive. « Mon alliance avec Abd Al Malik je l’envisage dans une communauté de rage, mais aussi d’espoir », nous dit la réalisatrice, documentariste, et dramaturge Véronique Kanor. Chaque auteur lit ses propres textes mais aussi ceux de l’autre. Certains, inédits. « Et moi/ je suis une île indocile, inquiète et impatiente/ je suis une terre sans terre, un là-bas permanent/ un surgissement schizophrénique, paranoïaque et surmnésique/ un vieux pays adolescent qui a mal de grandir[1] », déclame l’artiste qui est aussi poétesse. Condenser les ressentis, ne rien lâcher, ni sur son être en quête d’un lieu où se poser, ni sur son identification à la Martinique, cette terre qu’elle définit dans Combien de Solitudes, paru en 2013, comme « « fantôme », « prénatale » « squatteuse », toujours présente en elle malgré la distance. Une terre qu’elle s’approprie à travers les livres d’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Léon Gontran Damas, mais aussi par la musique traditionnelle, le Bèlè, le Gwoka : « J’ai hérité de ceux que je ne connaissais pas./ J’ai dansé sur Jackson, sur Zaïko Langa Langa./J’ai dragué sur du compas, fait l’amour sur du Kassav. /J’ai pleuré sur du Goldmann, sué sur Los Van Van et sur Nass el Ghiwane. / J’ai marché comme Queen Latifah. / J’ai hérité d’une écorchure et d’une chance incroyable./ J’ai hérité de carrefours./ On me parle d’impasses. / A Joue, perds et passe, moi je danse, slame et gagne[2] ». Véronique n’a pas peur des mélanges, des hybrides, elle chante et slame en créole, elle s’avance entre nous, bouge son corps, se dématérialise, comme elle l’annonce « J’ai percuté mon ombre, pulvérisé mon corps et laissé ma trace sur tout[3] ». En se définissant: « un entre-deux / un entre sol épuisé[4] » elle introduit un des thèmes-clés de la soirée, la France, cet « ailleurs » à conquérir, re-conquérir, jamais donné, jamais sûr. Le lieu où elle est née mais se sent en exil, un lieu qui lui a tout de même inspiré son élan créatif, comme elle nous raconte avant sa performance: « L’exil est une fabrique de révolutionnaires. C’est dans l’exil qu’on prend conscience de ce que l’on est au monde par rapport aux autres, de quels sont les enjeux de pouvoir et de domination ».
Le cri des périphéries
Elle pousse alors le cri des quartiers périphériques, qu’il s’agisse de l’Hexagone ou de ses départements, en portant par sa voix les propos de son partenaire de scène: « Elle fait mal au départ la maladie d’l’indifférence/ il est tellement virulent l’virus d’la non-reconnaissance/qu’à la fin on s’en tape/d’la gueule d’autrui mais d’l’a sienne aussi[5] », écrit Abd Al Malick dans le texte « Désintégré » issu de Le dernier français (2009). Celui qui s’est rendu célèbre par son rap, est aussi l’auteur de Camus, l’art de la révolte (2016), et La guerre des banlieues n’aura pas lieu (2009). Deux artistes qui partagent bien plus que l’amour des mots : « Nous avons tous les deux vécu des parents qui ont fermé leurs gueules ; et on en a souffert. Des parents qui ont cru au projet fédérateur de la république, et que dans le bleu blanc rouge il y avait aussi du négro », nous confie Véronique.
Abd Al Malik est là, il parle avec une voix rythmée, il construit des mondes avec le mouvement des mains, son timbre porte loin, son sourire conscient caresse la foule. Véronique participe avec le visage à tout ce qui l’entoure. Ses yeux s’illuminent en plongeant dans le regard du public. Sa langue fouette : « Les ailes arrachées, le mollet tranché, les contrôles au faciès, l’œil crevé, le cul défoncé qu’importe ! L’arrogance des békés la menace du tonneau clouté lancé du haut de la cité, les fessées données avec la boucle du ceinturon et les chiens démuselés, l’arrogance des policiers, le caché, le cachot, le présent, le passé qu’importe ! Les ‘vas dans ta chambre. Tu en sortiras quand tu auras compris que c’est comme ça. Qu’on ne fait pas ça, c’est comme ça. Qu’on ne dit pas ça, c’est comme ça. Et quand tu sortiras, pardon tu demanderas. Perdre et merde honoreras. Coups et laisses respecteras. Autour d’un piébwa, d’un vieil arbre solitaire, 7 fois tourneras et puis t’oublieras[6]’ ». L’infantilisation des immigrés, aussi bien que de leurs descendants, n’est qu’un héritage de l’esclavage, de la colonisation, une rengaine qui s’incruste dans l’actualité, qui contamine et nourri tous les sols où elle a cherché à se poser. Veronique Kanor cherche alors à se reconnecter au palétuvier, arbre séculaire de la mangrove martiniquaise, aux racines ancrées et qui en même temps surgissent de la terre : un arbre qui n’est pas stable, qui monte et descend, en fonction de l’eau qui la traverse, parfois humide, parfois très sec, qui doit constamment s’enfoncer dans le sol pour pouvoir tenir. Et alors, consciente de cette instabilité elle nous livre : « Ce qu’on a voulu faire, avec Abd Al Malik, c’est de créer des ponts : nos pages sont aussi des supports sur lesquels on peut se mettre debout ».
[1] Extrait de « Désintégré », texte du recueil Le dernier français (2009)
[2] Extrait de l’inédit « Je viendrai à moi »
[1] Extrait de l’inédit « Chaque homme est un lieu »
[2] Extrait de l’inédit « Un jour »
[3] Extrait de l’inédit « Un jour »
[4] Extrait de l’inédit « Chaque homme est un lieu »
[5] Extrait de « Désintégré », texte du recueil Le dernier français (2009)
[6] Extrait de l’inédit « Je viendrai à moi »