« On peut ne pas y retrouver Cissé, mais Cissé est là-dedans ! »

Entretien d'Olivier Barlet avec Souleymane Cissé à propos de Min yé

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Nous sommes au festival de Cannes où vous présentez Min yé. A votre arrivée, alors que les spectateurs n’ont plus rien vu de vous depuis Waati en 1995, la salle s’est levée pour vous applaudir. Il y a la mémoire de votre œuvre mais n’y a-t-il pas aussi l’envie d’une présence des cinémas d’Afrique ?
Pour moi, c’est très réconfortant. Quand on pense à la façon dont on essaie de mettre un film sur pied… L’émotion était grande. Pourquoi ? Parce qu’on n’a jamais pensé un seul jour qu’il serait en dehors du Mali ! On n’avait jamais pensé que ce film serait montré ailleurs. C’est un film que j’appellerais « de faits divers quotidiens », et qui était destiné à être exploité au niveau d’une chaîne de télévision malienne. J’avais même pris des dispositions en ce sens. Si le travail conduit à faire de ce film un document qui puisse prendre acte de notre société, je crois que c’est assez réconfortant. Et je l’avoue, monter les marches hier m’a fait de l’effet ; et puis, voir la salle, voir toutes les valeurs réunies dans cette salle, une génération qui se termine, une génération qui est au milieu et une génération qui se lève ! C’était éblouissant pour moi. C’est pour cela qu’il y a encore un espoir incroyable, une force de croire que ce continent va quand même étonner un jour. J’en ai la conviction.
Si l’on va à la genèse du film, vous aviez effectivement pensé à une série télévisée, qui est plutôt devenue un téléfilm, et finalement, vous vous êtes dit « j’en fais un film de cinéma ». Et effectivement, dans l’image, on a un film de cinéma. J’allais presque dire qu’il y a une leçon de choses dans ce film, à destination de tous ces jeunes qui font aujourd’hui des produits audiovisuels, dans des conditions difficiles, et qui sont peu formés au cinéma. Indépendamment de son contenu, ce film trouve une importance par le simple fait de ramener du cinéma dans ce type d’approche.
D’abord, il est dommage de minimiser la portée ou le travail de la vidéo. Moi, ça fait dix ans que j’essaie avec les techniciens avec qui j’ai fait ce film, qui m’ont initié à la vidéo. Je n’avais pas confiance, parce que j’étais très distant avec la vidéo. En dehors de cela, je vois les jeunes travailler au Mali avec des qualités moyennes ; c’est un peu révoltant parce que finalement, la vidéo est une matière grise qu’il faut transformer pour la faire évoluer. Il faut prendre le maximum de ce qu’elle a pour le transformer dans le cinéma. C’est cela que j’ai compris en faisant ce film. Et j’avoue que je ne suis pas trop déçu. Malgré les contraintes techniques et artistiques, je ne suis pas déçu parce que ce sont les mêmes modèles, les mêmes façons de faire la mise en scène. Peut-être que l’éclairage diminue un peu, l’équipe aussi mais la mise en scène reste la même et le temps de travail avec les comédiens aussi. Ce qui change, c’est le poids de la production.
Il y a une belle maîtrise des scènes d’intérieur, chose rare dans les produits audiovisuels. Par contre, j’ai été frappé par le fait que vous aviez peu inclus des plans larges, ces ouvertures dont vous avez l’habitude. Cela tenait-il au format ?
D’abord, je ne fais pas tellement confiance à la vidéo pour les plans larges. Ça, c’est technique, et les plans larges pris avec la caméra avec laquelle je travaillais ne me donnaient pas satisfaction. Je me suis donc concentré dans ma mise en scène sur les plans moyens et les gros plans. On m’a dit qu’il y a de nouvelles caméras qui rendent bien le plan large : on verra ce qu’on peut faire pour le prochain film. Mais là, c’était un problème de protection.
Le personnage de Mimi est complètement horripilant mais c’est en même temps une femme qui se défend, qui se bat, une femme moderne en processus d’individuation, qui cherche à échapper au système polygamique, sans pouvoir sortir complètement de la règle. C’est un personnage contradictoire qui ne manque pas d’épaisseur, en rupture avec les stéréotypes en vigueur dans les séries télé.
Oui, cette femme est une journaliste, une speakerine. Hier, après la projection, elle a sangloté parce qu’elle n’avait jamais vu le film et n’imaginait pas que l’on allait arriver à cela. Elle se demandait comment on avait pu aller aussi loin. C’est que ce film est basé sur une étude psychologique. Mimi est une femme forte qui se perd un peu dans son choix, mais qui essaie toujours de se rattraper.
En face d’elle, Issa est un personnage indécis, le contraire du patriarche qu’il est dans la société.
Oui, il est perdu parce que c’est une société qu’il n’a pas comprise. Il est dans le piège de la polygamie sans savoir comment s’en sortir. A chaque rencontre avec Mimi, ce sont des histoires. Il n’y a jamais de calme entre eux. Le seul moment de calme, c’est quand Mimi a besoin de lui. Et on sent quand même que c’est un jeu et un piège tendu à Issa. Et il tombe dedans et ne sait plus comment s’en sortir. L’intérêt de ce film est, à travers l’intrigue entre les deux, de poser la question : « Qu’est-ce qui pousse notre société à cela ? »
Finalement, il se retrouve dans une grande solitude, alors qu’il a plusieurs femmes à sa disposition.
Il est solitaire du début jusqu’à la fin. Il est comme cet oiseau du début sur le mur.
Et chacun est dans le mensonge, dans la duperie, la tromperie. On a l’impression que c’est la société qui leur déteint dessus, qui s’immisce dans toute la sphère privée.
Oui, la société s’imprime, mais ils ont leur part eux aussi, parce que ce sont des cadres mûrs qui peuvent prendre leurs responsabilités. Quand on n’arrive pas à gérer sa propre famille, je ne vois pas comment on peut gérer un pays.
Dans le film qu’Issa tourne dans cette sorte de piscine, ce sont plutôt des femmes qui sont en train de se libérer. C’est complètement contradictoire avec ce qu’il met en place dans sa vie.
C’est la société, parce qu’Issa est noyé ! Donc, il essaie de comprendre à travers sa propre femme qui il est. Et c’est à la fin du film qu’il se rend compte qu’il a perdu son temps inutilement.
Le film baigne dans le blues, ce magnifique blues malien d’Ali Farka Touré, des chansons nostalgiques de Rokia Traoré ou d’Oumou Sangaré etc., qui imprègne le rythme du film, son montage. Vous teniez à faire rupture avec l’accélération à l’œuvre sur les écrans ?
C’est un choix délibéré. C’est bien sûr une histoire à la malienne, mais le blues est mondial, il permet d’accéder plus facilement à certains codes, et il éclaire avec le temps, parce que ce film n’est pas fait que pour être consommé aujourd’hui. Il faut un temps de réflexion, et c’est pour cela qu’il faut le projeter dans le temps. Et quand on projette un film dans le temps, il faut choisir une musique qui peut l’accompagner dans le temps. Et je pense que c’est un film qui rend un grand hommage à la musique malienne. C’est ma façon non seulement de revaloriser la musique mais aussi de lui donner toute son importance, parce qu’elle est là, elle accompagne les personnages dans leurs émotions, dans leurs mouvements, et cela est très important.
Au niveau diffusion, qu’envisagez-vous ?
Comme objectif de départ, c’était prévu pour la télé ; maintenant, on ne sait pas ce qu’ils nous réservent, on va attendre de fignoler. Le film est tout juste sorti du laboratoire et on l’a amené ici. On n’a même pas eu le temps de prendre contact avec des vendeurs, des distributeurs. Comme pour tous mes films, il faut que les gens aient le temps de voir, de réfléchir, de concevoir et de réagir après.
L’exposition cannoise ouvre-t-elle les perspectives ?
Pour moi, ce qui est important c’est que ça fait « archive ». Parce qu’une fois que le film passe à Cannes, il est archivé quelque part, quel qu’il soit, et c’est un réconfort, parce que j’ai peur d’une chose, qui me traumatise : faire un film et qu’il ne soit plus vu. J’ai eu ces difficultés-là au début, donc, à chaque fois que je fais un film je pense d’abord : « Quel est son avenir ? Comment va-t-il rester dans le temps ? »
Pourquoi avoir choisi un cinéaste comme personnage principal ?
Il ne faut pas chercher ailleurs, on pouvait choisir un ingénieur, mais le réalisateur est quelqu’un qui vit dans un monde où il a le sentiment de tout sentir, de tout entendre, tout voir ; et quand il tombe dans le piège lui-même, voir comment il peut s’en sortir. Ce n’est pas une leçon, mais faire constater à ceux qui croient en lui, à ceux qui voient en lui, que le problème humain reste intact. Et les solutions sont humaines. D’aucuns diront qu’il faut des solutions adultes ou qu’il faut des solutions violentes. Je pense qu’à la fin, quoi qu’il en soit, c’est la solution adulte qu’il a choisie.
Il y a quand même quelque chose de très frappant dans ces personnages, c’est qu’ils ont un grand mépris du bas peuple, représenté par leurs domestiques.
Oui, mais c’est une injustice qui est au niveau de la société. Là, vraiment, je laisse les gens découvrir la société malienne. Beaucoup de choses qui sont dites dans ce film ne sont pas évidentes. Je ne veux pas aborder ce point parce que nous l’avons évité, nous sommes restés entre les deux antagonistes, et c’était ça le plus important. Maintenant, ce qui retombe et ce qui sort en dehors d’eux vient avec l’analyse et la perception que l’on a de ce film.
Vous dénoncez une bourgeoisie, une élite. Pourquoi ce choix de se placer au niveau des élites plutôt que de prendre le bas peuple comme sujet ?
Les élites ont le sort de nos nations, de nos pays, entre leurs mains, pour le moment. Mais jusqu’à quand cela va-t-il durer ? Parce que quand l’élite n’a pas la conviction de dire qu’elle gère une nation, qu’elle gère un pays et qu’elle ne pense qu’à elle-même, le problème reste posé, comme en ce moment. De ce fait-là, il n’y a même pas à se questionner, tout est clair dans ce pays.
Vous êtes pratiquement le seul représentant de l’Afrique à Cannes ; cela fait des années que le cinéma africain est quasi absent ici, il n’y a plus de films en sélection officielle depuis 1997, en dehors de films hors compétition. Comment ressentez-vous les choses, sentez-vous une sorte de solitude ?
Non, pas de solitude, mais je pense qu’il est douloureux de faire un tel constat, lamentable. Personnellement, je pense que la nouvelle génération qui verra ce film qui est fait modestement, retirera quand même cet espoir qu’on donne dans ce film, ne serait-ce que le logo, les idéogrammes. C’est une lecture tout à fait autre que celle à laquelle on est habitué. C’est cela qui me réconforte dans ce film. On peut ne pas y retrouver Cissé, mais Cissé est là-dedans !

Cannes, mai 2009///Article N° : 8678

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