Faire de la vie une cause commune

Ne m'appelle pas Capitaine de Lyonel Trouillot

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Nouveau roman de Lyonel Trouillot, Ne m’appelle pas Capitaine ne déroge pas au talent du romancier ; une plume poétique au service d’une histoire ancrée en Haïti qui touche directement au coeur tout en interrogeant profondément ce qui régit le monde et anime les êtres. Et là encore, le romancier s’attaque à ce qui cloisonne la société avant d’insuffler des pistes pour créer des ponts.

Dans Yanvalou pour Charlie, son précédent roman sorti en 2016, Lyonel Trouillot fustigeait la classe bourgeoise de son pays, Haïti, et les murs érigés physiquement et mentalement par celle-ci vis-à-vis des classes populaires. « J’écris avec ma réalité et non sur », confiait-il il y a quelques années. Avec Ne m’appelle pas Capitaine, celui qui est né dans une famille d’avocats, provoque sur la feuille, comme il le fait dans la vie, la rencontre. Elle a lieu, dans la société haïtienne contemporaine, où les frontières sociales sont aussi géographiques, entre un vieil homme, ancien opposant à la dictature duvaliériste, retranché dans une grande maison du quartier populaire de Morne Dédé et une jeune étudiante en journalisme, héritière de la haute bourgeoisie haïtienne de Montagne Noire.

Elle, a grandi enfermée dans sa bulle dorée, au point qu’elle ne soupçonne rien de son extérieur si ce n’est les boulevards de Paris ou de New York. Un monde aseptisé aux non-dits bruyants, au présent mythifié d’honneurs grandiloquents, aux apparences plus importantes que les êtres, surtout si elles s’approchent de la perfection “blanche”, signe de pureté et de richesse par excellence. Un monde où “quand on a tout ou trop, il arrive qu’on ne sache pas qui être sinon ce que l’on a”. Une bourgeoisie imbriquée dans le devenir du pays, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, profitant toujours du sens du vent.

Lui, déteste  les journalistes “qui courent après les évidences” et “ne comprennent rien au mystère”. Il tourne en rond dans sa grande maison, tourmenté par des fantômes qu’il ne sait pas faire fuir pour habiter son présent et lui retrouver un sens. “Ne m’appelle pas Capitaine, n’en déplaise aux poètes, mes chagrins n’ont jamais eu le pied marin. Et ma seule envie de voyage c’était d’avoir voulu te suivre”. Ces premiers mots du roman sont ceux que cet ancien maître d’arts martiaux, adresse à haute voix, comme chaque nuit, à une absente : celle qui l’a quitté, celle pour qui il a tué par amour et a regardé tuer au nom d’idéaux révolutionnaires avortés.

En bien comme en mal, si ces mots veulent dire quelque chose, on est souvent ce qu’on décide. Et je pleure ou je crache sur qui passe son temps à essayer de choisir.

C’est donc par un travail journalistique entamé, sans grande conviction, pour faire un portrait et restituer la mémoire d’un quartier, que le chemin de la jeune femme, Aude, mène à cet homme qui a pour seule compagnie un enfant silencieux sans parents, qu’il a un jour recueilli. Au fil des “séances”, il lui fait revivre, avec la foule de ses habitants, ce quartier perché sur la colline “qui avait eu ses heures de gloire à l’époque de la dictature. Un quartier d’opposants lorsque vivre même était dangereux”. Il y a de la nostalgie dans ses mots, une réflexion sur la mémoire et ce qui se meure à jamais, quand les traces disparaissent et que personne ne les transmet ou les fait vivre. Il y a de la colère aussi face à l’inertie de gens comme « elle », pour qui « les autres n’existent que lorsque vous avez quelque chose à leur prendre ».

C’est elle qui raconte cette rencontre ayant chamboulé sa vie trois ans plus tôt, tant elle l’a poussé à se regarder et à mieux comprendre le monde qui l’entoure régit par des frontières qu’elle n’imagine même pas ; qui est-elle ? D’où vient-elle ? Qu’est-ce que vivre à Morne Dédé et à Montagne Noire ? Qu’est-ce que choisir, se choisir ? Qu’est-ce qu’aimer ? Qu’est-ce que s’engager ?

En miroir de la parole du vieil homme qui se délie au fil de leurs échanges, Aude observe avec de plus en plus de recul son propre univers ; le père occupé à gagner toujours plus d’argent comme une addiction, sa mère bloquée dans les conventions, son frère enfermé dans ses douleurs de ne pouvoir exister hors de la norme familiale, et tous les stratagèmes des uns et des autres pour protéger les intérêts du clan face au reste du monde.

Combien de fois avais-je dit ces mots [J’en ai marre] face à une situation qui exigeait de me projeter hors de moi, de creuser une réflexion, de poser un acte par lesquels, me perdant, je me réinventerais !

Le roman est dédié, en préface, “à tous ceux qui eurent le choix un soir entre faire vivre et regarder mourir”. Celui qui, un soir, à dû regarder mourir, partage, des années plus tard l’histoire des rêves avortés, des désillusions face aux idéaux, des drames intérieurs dont on pense ne jamais guérir.

Il n’y a pas de binarité ni de naïveté dans le roman, il y a le mouvement de la rencontre, où l’un et l’autre bougent ensemble et singulièrement. Ce cheminement, qui convoque les morts, fait mieux apparaître les vivants. La rencontre les dépouillent peu à peu de leurs apparats sociaux, de leur construction intime, pour les mener à se regarder, au présent, en toute lucidité, partie prenante d’une fresque sociale et politique haïtienne. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans la rencontre qui déjoue les déterminismes et invite à l’action.

Dès lors, le prolongement du rêve est possible : faire de la vie une cause commune. « Je courais vers la suite d’un récit. Avec pléthore de personnages. Des morts. Des vivants. Des adultes. Des enfants. Au bout une seule question : comment faire de la vie une cause commune ? » Elle aura, entre Aude et le vieil homme, et tous les témoin-acteurs de cette relation, la forme concrète d’une maison bleue…un espace de rencontre, de concrète (r)éinvention, (r)évolution.

La plume de Trouillot a la saveur de ce qu’écrit Bobin pour reconnaître les grandes oeuvres : “Ce qui vous touche dans cette écriture […]: une présence vraie de tout, une manière d’être au monde qui rend le monde léger”. Ne m’appelle pas Capitaine, une oeuvre poétique pour enjamber les périls, et trouver la force d’inventer au lieu de suivre, la force d””inventer” notre route et de la débarrasser des formes toutes faites qui l’obstruent.

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