À l’occasion du Salon du livre de Paris 2010, quatre écrivains haïtiens, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Kettly Mars et Louis-Philippe Dalembert étaient réunis le 27 mars pour une rencontre animée par le journaliste de RFO Christian Tortel, autour du thème » Haïti : c’est la culture qui nous sauvera » (1). Face à un public attentif, ils ont évoqué leur ressenti deux mois et demi après le séisme, leurs inquiétudes et leurs espoirs face à l’avenir, le rôle des intellectuels haïtiens dans la reconstruction de leur pays, la faim, le deuil qui tenaillent les Haïtiens mais aussi la formidable énergie d’un peuple qui ne demande qu’à vivre. Morceaux choisis.
Lyonel Trouillot
En tant que citoyen j’ai un sentiment de colère face aux incompétences des institutions nationales et internationales. J’ai un sentiment de respect vis-à-vis de la population haïtienne qui vit une situation extrêmement difficile mais qui en même temps se trouve des armes de résistance et d’adaptation. Je dirais que j’ai un sentiment à la fois d’espérance et d’inquiétude par rapport à l’avenir car il s’agit pour les Haïtiens de penser autrement leur pays. Il ne s’agit pas seulement de penser la reconstruction des immeubles détruits mais de penser l’installation d’une République pouvant réunir 9 millions de citoyens qui se sentiraient, enfin, tous haïtiens ce qui n’est pas, on peut le dire, encore le cas
Louis-Philippe Dalembert
Je suis partagé entre l’espoir et l’envie de dire que l’on va profiter de cette catastrophe pour passer à quelque chose de nouveau et l’inquiétude par rapport à ce que l’on a déjà connu, par rapport à l’histoire d’Haïti et par rapport aux élites, aux gouvernants qui n’ont pas été à la hauteur, même pendant le tremblement de terre.
Je suis partagé entre cet espoir enraciné au plus profond de moi et traversé par cette inquiétude : Est-ce qu’on va y arriver, est-ce que c’est encore une fois le peuple haïtien qui va essayer de s’en sortir tout seul comme il l’a fait dans les premières heures et les premiers jours du tremblement de terre ? Est-ce que ce remue-ménage va donner quelque chose ?
Dany Laferrière
La culture a toujours été pour moi ce qui structure l’être. Elle ne se limite pas uniquement aux productions humaines qui sont extrêmement importantes puisqu’elles sont les fruits que produit l’âme humaine mais elle concerne aussi ceux qui ne produisent pas la culture et qui incarnent précisément ce peuple haïtien que l’on voit, pour la première fois, autant dans les médias.
Avant le séisme, les médias ne filmaient que les arbres qui cachaient la forêt, c’est-à-dire des représentants du gouvernement, ou des gens très pauvres, ou des gens très riches
Pour la première fois, ils ont filmé le peuple haïtien, du moins celui de Port au Prince. Et ce qu’on a vu, c’est ce que j’appelle la culture : cette façon élégante de porter la couleur, cette dignité devant des évènements extravagants. L’humanité qui en est ressortie a fait que l’on a pu rejoindre l’ensemble des humains.
Chaque personne s’est demandée comment elle aurait réagi si autour d’elle tout avait été désolation, si tout ce qui était debout était tombé d’un coup et cette question-là nous a sortis du folklore. L’anti-folklore c’est de faire en sorte que l’autre ne jette pas un regard curieux sur vous mais qu’il se regarde en même temps qu’il vous regarde. Et c’est comme cela que nous sommes sortis de l’exotisme. C’est le bon mouvement, la bonne question à se poser au sujet d’Haïti. Ce n’est pas uniquement l’argent, pas uniquement cette frénésie de donner qui compte, c’est surtout ce que » l’événement Haïti » va apporter à l’Autre en contribuant à changer le regard de curieux sur les pays du Sud pour le remplacer par un regard humain.
Lyonel Trouillot
Dany Laferrière dit que c’est la culture qui nous sauvera, je le pense aussi mais cela dépend de ce que l’on met dans le mot culture. La culture, ce n’est pas seulement les livres que nous produisons, ce n’est pas seulement la musique haïtienne dont on parle, ni seulement la culture haïtienne connue à travers le monde mais il faut penser la culture comme organisation de la vie d’une société en quête de bonheur.
Kettly Mars
En Haïti, les jeunes ont un besoin de lecture qu’ils ne peuvent pas satisfaire. Les livres passent de main en main jusqu’à être tout à fait éculés. Il y a des besoins pressants, il y a cette jeunesse qui a soif d’apprendre. Cet engouement pour la lecture, c’est presque traditionnel chez nous. Les gens aiment lire, ils n’en ont tout simplement pas les moyens. Malgré les efforts qui ont été faits, ayant par exemple permis de monter des bibliothèques de proximité, ce n’est pas suffisant.
Dany Laferrière
La faim est une grande préoccupation haïtienne. Il n’y a qu’à voir le cheptel disponible, les terres arables, et les possibilités de cette île pour nourrir ces habitants. Certaines productions comme celle du riz local sont fragilisées par les habitudes alimentaires qui changent. C’est une préoccupation constante et ça crée des obsessions et aussi des rigidités. Parfois vous discutez avec quelqu’un et la personne reste sur son point de vue parce qu’il est préoccupé par autre chose. Le métabolisme de celui qui a faim n’est pas le même que celui de quelqu’un qui n’a pas faim. Le problème c’est qu’il est difficile d’en parler quand on ne l’a pas connue et ceux qui l’ont vue de près ne sont pas forcément des écrivains. C’est un sujet extrêmement difficile à écrire mais le propre de l’écrivain est aussi de parler de ce qu’il ne sait pas. Il faudrait vraiment rentrer au cur même de la chose.
Lyonel Trouillot : La faim n’est pas très présente dans le roman haïtien dont elle pourrait être en effet un thème majeur mais c’est un thème qui traverse toute la poésie haïtienne depuis le 19ème jusqu’à aujourd’hui.
En Haïti c’est la poésie qui fait le lien entre le lettré et les milieux populaires. Il n’y a pas de roman haïtien à avoir traversé la barrière des classes sociales mais les poèmes, surtout les poèmes en créole et quelques autres en français ou dans une langue mitoyenne qui n’est pas le français parlé ici [ndlr en France], traversent ces barrières. Ce sont des textes poétiques qui peuvent être traversés par cette thématique de la faim.
Louis-Philippe Dalembert
Je voudrais distinguer les gestes qui m’ont ému en tant qu’être humain entre ceux des donateurs particuliers qui ont donné ce qu’ils ont pu et les aides des grands organismes internationaux où des États qui ne sont pas des aides gratuites. Un certain nombre d’États qui ont des intérêts bien comptés se positionne pour essayer d’orienter la reconstruction dans un sens. Je n’ai rien » contre » mais je n’aimerais pas que l’on croie que nous sommes dupes. Des choses sont en train de se mettre en place et il faudrait que le peuple haïtien ait son mot à dire.
Quelque chose me gène dans les réunions comme la Conférence des donateurs (2) qui se discutent quelque part à l’extérieur du pays, comme si les gens allaient ensuite venir plaquer sur l’espace haïtien des choses qui se sont décidées à l’étranger. Il faut être très vigilants.
Kettly Mars
L’assistanat est généralisé à tous les niveaux des institutions. L’État ne peut pas payer ses fonctionnaires sans aide. Comment établir un leadership dans des conditions pareilles ? C’est quasiment impossible.
Il circule sur internet des pétitions d’organisations du pays qui contestent le fait qu’elles n’ont pas été consultées, notamment pour la conférence des donateurs. Ces documents reflètent tous les aspects de la société.
Ceci n’est pas nouveau et il en est toujours résulté des échecs. Nous n’avons pas de raisons objectives de croire qu’il en sera autrement cette fois-ci.
Il y a en ce moment une lutte des ONG. Chacun n’en fait qu’à sa tête pour avoir le plus de visibilité, le gouvernement étant lui-même incapable structurellement de gérer cette profusion d’aide.
C’est un cercle vicieux, nous savons que toute cette aide passe aussi par des salaires pharamineux, en 4/4, en location de villas luxueuses. Au bout de la chaîne les 2 millions de sinistrés qui sont encore sous des tentes de fortune sont sur une autre planète. Il faut voir à travers le regard de l’autre pour bien se situer, pour comprendre et pour ouvrir l’empathie, pour développer la compréhension humaine de l’un à l’autre.
Kettly Mars
Le 12 janvier m’a appris encore un peu plus le pouvoir de la parole. Les auteurs et les intellectuels haïtiens ont été les premiers, avant le gouvernement, à s’exprimer d’Haïti.
J’ai compris ce que ça voulait dire de parler et d’être une voix profonde de notre pays. Est-ce que les choses s’arrêtent là pour nous intello-écrivains ? Il n’est tout simplement pas possible que je reste là à regarder faire.
Il faut que nous nous exprimions, que nous fassions pression d’une manière ou d’une autre pour lutter contre certaines dérives dont nous savons qu’elles n’aboutiront nulle part.
Dany Laferrière
Au lendemain du séisme, l’espace médiatique était pollué de toute sorte de concepts comme » pilleurs « , » malédiction » et il fallait le nettoyer. À l’extérieur du pays, les gens avaient reçu de plein fouet toutes les images sur le séisme en plein visage. Il est important de montrer que la dynamique haïtienne est encore vivante. Les immeubles sont tombés mais les esprits sont vivants et on a même vu dans les rues une espèce d’énergie surgie de la terre haïtienne. Il ne faut pas pleurer sur Haïti. Haïti n’a pas besoin de larmes mais d’énergies nouvelles. J’ai été touché de voir, à l’étranger, les gens individuellement affectés par la situation. Au tout début, tout le monde a envie d’agir, de rentrer dans une action mais avant tout il faut sentir que cela bouge au niveau du ressenti de chacun.
Kettly Mars
Théoriquement je suis d’accord mais deux mois et demi après le séisme, je n’ai reçu aucune indication dans ce sens. Après le séisme j’ai été submergée par des demandes de témoignages, des rapports sur la situation en provenance de l’étranger, mais au niveau des médias haïtiens aucun ne m’a demandé ne serait-ce qu’un entretien téléphonique.
Il n’y a pas eu au niveau des créateurs, intellectuels, écrivains et autres de tendance à nous réunir pour nous rencontrer, parler, faire le bilan de nos situations et envisager une action commune.
Je ne le reproche à personne, je me blâme aussi puisque je fais partie de cette communauté. Il est vrai que l’on doit demander au peuple haïtien ce qu’il veut mais le peuple haïtien en lui même n’est pas une voix, La voix du peuple haïtien doit être canalisée et nous pouvons la relayer. Le temps presse et l’énergie qui a surgi du séisme est en train de mourir lentement.
Lyonel Trouillot
La plus grosse urgence pour les intellectuels et chercheurs haïtiens c’est de dire : » demandez à ce pays ce dont il a besoin « . Il faut écouter les Haïtiens et discuter avec l’ensemble du pays pour produire une pensée pour l’avenir. Nous avons la lourde tâche de dire qu’il y a un discours haïtien, d’aller chercher ce discours et, entre Haïtiens, s’asseoir, discuter et proposer un avenir républicain à ce pays.
Dany Laferrière
Il ne faut pas ignorer le deuil. Des gens sont morts et les survivants sont fissurés à l’intérieur. Ils peuvent tomber à tout moment. On ne peut pas en faire l’impasse. Si on fait l’impasse de ce deuil nécessaire, on devra y faire face plus tard. Il faut revenir à des notions humaines. On peut le faire en même temps qu’une action, mais il ne faut pas que l’action devienne synonyme d’agitation.
Les gens doivent certes faire face au quotidien mais il faut tenir compte de leur deuil, de cet espace spirituel qui ne va ni dans le sens de l’argent, ni dans le sens de l’agitation, mais qui est lié à un événement exceptionnel et à des morts massives.
Lyonel Trouillot
Le retour à des pratiques humaines et collectives est aussi une façon de panser les plaies. Une des formatrices de l’atelier d’écriture hebdomadaire, auquel je participais en tant qu’animateur, donnait une formation de théâtre au moment du séisme. Elle est morte avec ses étudiants. Nous avons décidé de redémarrer les ateliers aussi vite que possible pour » la garder en vie « . Des textes inspirés librement par le tremblement de terre, écrits dans le cadre des Ateliers du jeudi soir, seront publiés en mai.
Haïti est un pays de quasi-ségrégation. Malgré l’indépendance, malgré le fond culturel très riche, c’est un pays ou les riches fréquentent les riches, où les pauvres fréquentent les pauvres et où des choses sont mises en place pour diviser les gens. La culture est l’un des rares espaces où l’on transcende quelque peu ces barrières sociales. Les Ateliers du jeudi ont été créés à la demande de petits bourgeois haïtiens qui avaient réussi leur carrière professionnelle et qui avaient le vu d’écrire. Ils ont créé cet espace et j’ai consenti à y participer à condition qu’il soit ouvert à tous. C’est devenu un espace qui réunit des gens d’âges et d’origines sociales différents.
Ce pays n’est pas mort, il reste en vie, il cherche de l’aide pour rester en vie. Il faut qu’il se pense lui-même mais il faut aussi que les actions qu’il mène soit soutenues par d’autres.
Kettly Mars
J’ai été abasourdie parce que j’ai vu au lendemain du séisme. La solidarité, les élans. Les Haïtiens aidaient les Haïtiens. Nous sommes capables de nous entraider dans la douleur mais il a fallu un tremblement de terre pour nous le prouver. Nous devrions être en mesure de le faire aussi dans la joie, dans le bonheur et dans le bien-être.
1. Propos tenus par Dany Laferrière quelques jours après le séisme dans un entretien au quotidien français Le Monde le 16 janvier 2010.
2. La Conférence internationale des donateurs pour un nouvel avenir en Haïti a eu lieu le 31 mars 2010 aux Nations Unies à New York. Les 192 États Membres de l’ONU avaient été invités.
Louis-Philippe Dalembert, Le Roman de Cuba, Ed. Le Rocher, 2009
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, Ed. Grasset, prix Médicis, 2009
Kettly Mars, Saisons sauvages, Ed. Mercure de France, 2010
Lyonel Trouillot, Yanvalou pour Charlie, Ed. Actes Sud, 2009, prix Wepler-Fondation La PostePropos retranscris par Virginie Andriamirado///Article N° : 9426