Biographie des territoires

Entretien de Taina Tervonen avec Dany Laferrière

Paris, octobre 1999
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Dany Laferrière puise dans sa propre vie pour écrire ce qu’il appelle lui-même Une autobiographie américaine, en dix volumes. Il vit à Miami depuis 1990, après 14 ans à Montréal. Entretien avec un dandy littéraire.

Vous avez commencé votre carrière d’écrivain avec un roman au titre quelque peu provocateur : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Quelle est l’histoire de ce titre ?
Je voulais faire un titre genre Woody Allen, comme  » Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe… « . J’aimais bien sa manière de faire les choses, de faire des réflexions profondes sans prendre une pose. Je voulais savoir s’il était possible d’écrire un livre amusant mais qui soit profond quelque part. Sans désespoir. Sur quelqu’un qui dit je suis un homme-objet et j’en ris. Je ne voulais vraiment pas faire de titre littéraire. Ça me donnait une distance avec Haïti et l’Europe.
Quelles réactions avez-vous eu à propos de ce titre ?
Le livre est sorti il y a quinze ans et on m’en parle toujours. J’ai même écrit un livre qui est une réflexion sur ce premier titre. Les gens font des blagues… Mais au début ce n’était pas comme ça. A un salon du livre, un couple mixte est venu me voir pour me dire que leur relation n’avait rien à voir avec ce que je racontais. Les gens ramenaient tout à leur histoire personnelle. Les Haïtiens ne voulaient pas être associés à cette vulgarité. Ils ont détesté parce qu’un Haïtien doit parler de l’exil, des Duvalier, de politique, de la nostalgie du pays natal – et moi je parlais de sexe. Les Africains, eux, ont été choqués que je dise que l’Occident ne devait plus rien à l’Afrique. Mon but était de dire qu’au lieu de constamment réclamer, il valait mieux repartir à zéro. Les féministes étaient très contre aussi, parce que je disais qu’il fallait une trace de sang dans la relation homme-femme. Les Noirs Américains n’aimaient pas non plus que je dise dans le livre que j’aurais bien aimé être Blanc. Ils n’ont pas vu l’ironie. Tout le monde avait son mot à dire ! Mais le livre a tenu. Il est traduit en dix langues, continue d’être réédité et à se vendre, et cela depuis quinze ans. Ça veut dire qu’il y a quelque chose en plus du titre !
Au début du livre, il y a une citation du Code noir :  » Le nègre est un meuble « , en contraste total avec le reste du livre, plutôt joyeux.
Elle n’est pas tellement en contraste avec le reste du livre, faussement joyeux. C’est le meuble qui revendique : le type revendique cette situation totalement négative, celle du nègre sexuel et il s’amuse avec. Dès qu’on sait qui on est et qu’on peut en rire, on a une distance, on domine la situation. On a un savoir que l’autre ne soupçonne pas. C’est l’une des astuces du livre. Les jeunes femmes qui viennent voir Bouba et Vieux ne savent pas qu’ils savent tout ça. Le narrateur le sait, il dit être une cible mouvante. Elles peuvent se permettre d’être naïves et ignorantes. Lui, pour survivre, il doit avoir l’intelligence, la mobilité d’un félin et être bien informé.
Vous débutez Le Charme des après-midi sans fin, un récit d’enfance, avec une citation de Roumain. Est-ce cela pour vous, Haïti ?
Non, c’est ça pour Roumain et pour le livre. Ou pour moi, dans le temps du livre peut-être. Les citations que je choisis sont très marquées par le livre. Quand j’écris, je rentre dans le moment du livre et je ne prends aucune distance. Il n’y a pas de commentaires dans mes livres. Chamoiseau et Confiant ont aussi écrit sur l’enfance, mais avec toujours le commentaire de l’adulte sur l’enfant. Dans mes livres, il n’y a pas non plus de morceaux de bravoure. On peut raconter une histoire que j’ai racontée, mais on ne peut pas lire une belle phrase que j’aurais écrite. Quand les personnages ne parlent pas, ce serait le moment de faire un bon paragraphe sur ce silence, mais moi j’écris  » Silence « . C’est la subversion à l’intérieur même du texte.
L’autre subversion, c’est de faire un livre totalement local, sans que le lecteur ait cette impression. Etre très ancré dans le territoire sans être folklorique. En Corée du Nord, on étudie L’Odeur du café comme un livre sur l’enfance. C’est une enfance caribéenne mais pas une enfance excentrique. Juste une enfance dans un autre lieu. L’enfant n’est pas étonné d’être là. C’est ça le problème de la colonisation, ça vous rend étonné d’être chez vous. Votre tête est tellement farcie par d’autres univers que vous êtes étonné d’être chez vous et vous commentez votre propre univers. C’est tout à fait effrayant comme situation. On parle toujours à quelqu’un d’autre. C’est pour ça que je ne pourrais jamais être dans la créolité par exemple, parce qu’il y a une espèce d’extériorisation. Je n’écris pas pour expliquer, pour rendre plus facile, je n’écris pas pour savoir non plus. Pourquoi parler à l’Autre qui ne vous lit même pas ? C’est comme quelqu’un qui s’achète un répondeur et qu’on n’appelle jamais et qui finit pas s’appeler lui-même. Pourquoi ne pas parler à ceux qui vous lisent ?
Entre votre premier titre et Le Charme des après-midi, votre style a beaucoup changé. Quel est le parcours entre ces deux romans ?
J’ai écrit neuf livres. Les livres se passent dans des endroits différents et c’est l’endroit qui détermine le style. Le lieu dans la biographie aussi car la biographie est aussi une biographie des territoires. En fait, j’écris un seul livre, Une autobiographie américaine, en dix volumes, dont le dernier va paraître au printemps et s’appelle L’œil du cyclone. Le livre est divisé en deux grandes phases. La première s’appelle le « Quintet des sens », avec L’Odeur du café, Le Goût des jeunes filles, Le Charme des après-midi sans fin, La Chair du maître et L’œil du cyclone qui raconte ma dernière nuit à Haïti. La deuxième partie s’appelle le « Quator des couleurs » avec Chronique de la dérive douce, Comment faire l’amour…, Eroshima et Cette grenade…. Le dernier volume de l’ensemble, c’est Pays sans chapeau. C’est une tentative de se raconter, une grande ambition, mais je trouve que je m’en suis bien sorti. J’ai toujours su que je ne pourrais pas écrire de chef-d’œuvre, alors que je viens d’une culture où personne ne prend la plume si ce n’est pour écrire un chef-d’œuvre. J’ai aussi vite compris que je ne pouvais pas écrire un livre qui dépasse 250 pages parce qu’on ne l’aurait pas publié. L’écriture est liée fondamentalement à l’économie, à la place qu’on a dans le monde. Mes livres sont parus d’une manière dispersée mais ils sont liés. Cette stratégie existe depuis mon deuxième livre. J’étais tellement vexé d’avoir écrit un deuxième livre parce que je suis un dandy – et un dandy ne fait jamais les choses deux fois ! (rires) Mais ce n’était pas ma faute mais celle de mon éditeur : Eroshima était déjà dans Comment faire l’amour…, c’est lui qui l’a enlevé pour le publier en deux livres. C’est là que j’ai conçu toute cette structure.
Et votre éditeur était au courant ?
Oui, c’est le même depuis le début. Je termine cette autobiographie, et après ce sera fini d’ailleurs. Je vais plutôt m’intéresser au cinéma, ou à autre chose ! Un dandy ne fait la même chose toute sa vie !

///Article N° : 1146

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