« Des fois, je me dis que toutes ces histoires de classes sociales, c’est de la vraie merde Pourquoi ce serait mieux qu’elle baise avec un petit con qui a un nom ? De toute façon, je ne distingue vraiment personne ici. Pour moi c’est un tout. Juste des Haïtiens. Alors lui ou un autre ? »
En 1997, Dany Laferrière donnait à lire un recueil de nouvelles au titre métaphysique : La Chair du maître. Contrairement à son habitude, il affichait quelque peu ostensiblement l’ambition politique de son propos, lui qui avance le plus souvent à l’abri du jeu subtil des vocables. Sans doute, se rendait-il à l’évidence qu’imposait son sujet (La chair du maître, un recueil de nouvelles, est devenu passé quelques années un roman réintitulé Vers le sud en 2006). Le romancier haïtien écrit : « le désir a toujours été le vrai moteur de l’histoire [
], le sexe, le fameux désir de la chair du maître. » Tout compte fait, on devrait plutôt rectifier le propos de l’auteur et écrire : c’est la chair de l’esclave qui entraîne celle de sa maîtresse dans le tourbillon de l’Histoire, en la faisant déchoir de sa condition.
Mais opérer ainsi, c’est oublier les nombreuses détentes de la dialectique. Si la chair de l’esclave peut entraîner la fille de son maître dans les affres des « intouchables », c’est donc que le maître n’est pas toujours celui qu’on croit. Charlie, le fils du couple des gardiens de « M. l’ambassadeur », domine Missie, la nièce de ce dernier, tout en vivant dans une souffrance extrême. L’asservissement de Missie (enfin un « messie » au féminin !) au corps du jeune Noir est un dispositif coercitif. Charlie s’en explique en ces termes : « Maintenant qu’elle y a goûté, elle ne veut plus quitter le lit, et moi j’ai d’autres choses à faire, tu comprends ?
[
] Ce n’est pas moi qu’elle veut, Fanfan. C’est la chose
Tant que je l’occupe un peu, elle n’ira pas emmerder mes parents, tu comprends ? Merde ! C’est uniquement pour ça que je fais ça [
] » L’enfer est pavé de bonnes intentions !
Nous retrouvons le même jeu ambigu et mortel dans le film que Laurent Cantet a tiré de Vers le sud. Charlotte Rampling (Ellen) et Karen Young (Brenda) jouent au bord du gouffre la pathétique comédie de la passion : elles ne réussiront jamais à sauver un amour qui, dès le départ, était voué à la mort. La passion, soutient Ellen, est vulgaire. Elle prétend s’en protéger avec de grandes manières de bourgeoise intellectuelle, qui nous font plus que sourire. Car, avec le désir, on ne gagne jamais, on ne perd pas non plus puisque nous ne mesurons pas toujours la portée de l’expérience qu’il génère, ni le véritable sens qui sous-tend ce terme. Ellen reprend son vol pour Baltimore comme si pour elle s’amorçait la fin du monde. Elle avait pourtant couché avec le dieu qui gouvernait jusqu’aux intimes vibrations de son corps. Avouons que notre humanité ne saura jamais pactiser avec l’économie temporelle
Du comportement de Tanya, la tigresse, je pourrais faire la même analyse. En tant que bisexuelle, elle s’amuse avec les filles et, comme dit une de ses amantes, elle baise avec les hommes. Elle les a dans la peau et, surtout, Fanfan, pour qui elle se damnerait volontiers. Son intelligence est insolente et obscène, à l’instar du désir. Lorsqu’il mène une femme, plus rien ne saurait arrêter celle-ci : même la vulgarité lui tient lieu de triomphe. Tanya ment effrontément, manipule avec un culot rare, trompe, soudoie, bouscule, humilie et s’humilie elle-même avec la même rage souriante et désespérée.
N’eût été l’artifice qui traverse le roman de bout en bout, on se serait trouvé dans une forme de Waterloo amoureux. En quoi Dany Laferrière, ce sysmographe-né, cet orfèvre des histoires familières, sait suspendre les atteintes de la tragédie juste en évoquant, comme dans un court-circuit, une adorable paire de fesses, ainsi qu’une répartie cinglante jaillie d’une bouche qu’on aurait dite dessinée pour proférer les injures les plus odieuses. Beauté et laideur, gravité et légèreté ne se quittent jamais d’une semelle
Vers le sud nous fait traverser une galaxie de noms de chanteurs, des boîtes de nuit, de jeunes gens et jeunes filles, de bourgeois blancs, de pauvres noirs, des artistes peintres, des journalistes, etc., comme si un film frivole déroulait devant nous un Port-au-Prince devenu Port-de-Baise
Partout, ce sont les femmes qui mènent la danse. Le désir est féminin : la grammaire, une fois de plus, nous trompe sur la vraie nature des phénomènes.
On pourrait soutenir que Dany Laferrière écrit à la lumière du mot de Paul Claudel (qui n’est pas cité dans son roman) : « Même l’intelligence ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion du désir » (Positions et propositions). Le désir, chez le poète latin Horace, c’est Cupido. Donc, un brigand de haut vol, un violent, un cruel despote. Les personnages qui évoluent dans Vers le sud ne sont jamais passifs. Ils bougent, et cette bougeotte est la vie pour l’autre, soit qu’on veuille le posséder, le manipuler ou le dominer. Tous brillent par leur intelligence. Par où l’on voit que la peinture de la vie infra est plus riche que les descriptions caricaturales que nous donnons habituellement de nos dictateurs. Le désir rend intelligent. Tanya, Fanfan, Christina, Charlie, Brenda, Françoise sont comme des Phèdre et des Bérénice à qui une pseudo-absence de lyrisme de type racinien nous fait croire qu’ils sont des mondains écervelés. Ce joli monde court après l’être, qu’il se nomme Laura Graham, Harry ou bien June. Ils sont en quête de la « réalité rugueuse » dont Haïti semble l’incarnation. Certains étrangers y débarquent et, contre toute attente, ne repartent plus, délaissant mari et enfants pour suivre un paysan dans l’arrière-pays, en dépit des moustiques et du dur travail de la terre. Qu’est-ce qu’une vie qui court après le temps ? Du gâchis, tout simplement. Au moins dans l’Artibonite ou La Gonâve, le temps s’éprouve rudement : il coule de source, nous conférant épaisseur et durée. C’est par de tels détails que Dany Laferrière traduit la poétique de la vie sous le soleil. D’où sa prose tarabiscotée, mais sans excès. Parfois, il se regarde écrire dans son atelier, il y revient sans cesse avec la conscience de n’être qu’un orfèvre des Tropiques, lui qui, connaissant son Hemingway au bout des doigts, s’ingénie pourtant à prendre la posture d’un artiste qui crée des faux naïfs. Dany a l’il vissé sur les mots ; il voudrait réfréner leur lyrisme, et il y parvient sans même qu’on le remarque. Les vocables s’enchaînent avec la sûreté de celui qui sait les agglomérer avec un mortier apparent. C’est du grand art.
Contrairement à ce qui s’est écrit ici et là, le romancier haïtien n’a jamais signé une seule ligne sur un prétendu « tourisme sexuel ». Son sujet d’étude constant, c’est le désir, en ce qu’il est la quête de l’autre toujours en excès sur son objet. C’est notre Graal. Vers le sud est un livre proprement hégélien en ce qu’il fait de Haïti la cristallisation du désir de possession et de domination. Le fondement esclavagiste et la prépondérance du vaudou dans ladite société sont des facteurs qui orientent une pareille lecture. Opérer ainsi, c’est placer l’Origine au sein de la rencontre du maître et de l’esclave, où les maîtres dominent par le fouet, l’argent et la capacité de susciter le désir. Le moteur de ce dernier revient en général aux femmes. Elles n’achètent jamais leurs hommes, sinon en payant de leur personne. Ainsi, l’univers haïtien apparaît comme un microcosme idéal : il rend possible de tels schémas de pensée.
Baiser avec le maître, je veux dire avec la fille du maître, c’est tout à la fois terrasser le dragon de l’interdit primordial et engager le processus d’une nouvelle Genèse. Cette explication, bien que séduisante, est trop facile et trop belle. Car l’esclave qui cède aux avances du maître le cède d’abord au décret de mort qui vient le frapper par la même occasion. Son acte signifie : « Jouis et meurs ! » Dans toute société féodale, une loi non écrite voudrait que le dominé ne puisse accéder à la classe de ses maîtres qu’au prix de sa vie. Autant le brassage des Noirs et des Blancs s’élabore sur des bases artificielles, autant la pensée nous convainc du lien organique qui le sous-tend. De fait, comment trouver de la gravité aux mondanités ? Comment transformer les putasseries en bord de mer ou dans les clubs très sélects en enfer, sans susciter du même coup le ridicule ? En principe, la gravité fuit les temples du plaisir
Le mondain meurt toujours en confort ; nous ne pouvons le plaindre que du bout des lèvres. Par exemple, quand Christina souffre des infidélités de son consul de mari, nous n’éprouvons pour elle qu’un pincement passager. Après tout, que ne le quitte-t-elle pas ? Car telle sera toujours la fin des nantis : une mort heureuse. Le seul événement qui puisse briser leur quiétude, c’est l’inceste, et cet inceste-là, qui provient du mariage de l’esclave avec le maître, le pauvre avec le riche. Le mariage scelle l’unité de l’Origine sous le soleil haletant du Sud, ce soleil qui ignore les préjugés de race et de classes. Ainsi se révèle la pointe extrême de la pensée de Dany Laferrière – son utopie, en quelque sorte. Le soleil qu’aiment les femmes du Nord – ces sourcières, ces régisseuses d’énigmes -, et qui le vivent et le disent
Le soleil du Sud
Voilà la bombe que ne tolèrent pas les sociétés, quelles qu’elles soient. Heureusement, le désir, lui, veille, le désir, ce marteau sans maître
Dany Laferrière, Vers le sud, roman, Paris, Grasset, 2006, 251 pages, 17,90 ///Article N° : 6735