L’été est souvent l’occasion de prendre davantage le temps de lire. Africultures, jusqu’en aout, vous conseille chaque semaine, quelques uvres parues ces derniers mois et de grands entretiens. Cette semaine, découvrez Congo Inc. de In Koli Jean Bofane.
Une rencontre avec l’auteur est prévue ce jeudi dans le cadre du 32e marché de la poésie à Paris.
Jean Bofane, l’auteur des Mathématiques congolaises a publié en avril dernier son deuxième roman, Congo Inc.,(1) dont le sous-titre, Le testament de Bismarck contient, semble-t-il, les clés du roman. Cette mention ne se contente pas de compléter, ni d’expliquer le titre mais il l’excède et le couvre. Le testament a une amplitude temporelle plus importante. Il est, comme une prophétie, une parole antérieure dont les effets arrivent « inéluctablement » dans le futur.
Il y a dans les deux formes une sorte de sacralité (les dernières volontés des morts) qui donne l’impression d’un automatisme, le sentiment que les choses marchent d’elles-mêmes puisqu’elles sont tout simplement proférées par écrit ou oralement.
Sans vouloir saper la construction que Jean Bofane donne à son uvre, tout lecteur qui aura lu cette chronique avant de se procurer le roman (ce qui est plus qu’une recommandation) devra, toute affaire cessante, lire les pages 271 et 272 avant d’entamer le cours normal du livre. Le narrateur y raconte la mise en place de l’algorithme Congo Inc. en reprenant au passage un petit mensonge historique qui est encore dans tous les livres d’histoire et qu’il serait temps d’arrêter de véhiculer : la conférence de Berlin n’avait pas le but de « dépecer » l’Afrique, elle l’était déjà. Le véritable enjeu de cette réunion comme cela apparaît dans l’acte final était le Congo (fleuve et bassin) et accessoirement le Niger. Mais le geste de dépècement est plus significatif et on ne peut résister à la tentation de relire avec plaisir, le compte rendu qu’en a fait Kossi Efoui dans La fabrique de cérémonie :
Ces pays autrefois nés de coups de crayon stratégiques sur des cartes géantes un jour à Berlin, sur une table de conférences [
] depuis cette époque ancienne où Bismarck, à la Conférence de Berlin, appelait au calme : Mes frères, mes frères, tandis que la France s’époumonait, crachotait sa colère de petit coin en petit coin, traçant à la pisse sur la carte : Oubangui, Oubangui, Oubangui. Mes frères, mes frères, traduisait les interprètes d’un Bismarck fatigué de sa propre civilité, incapable de contenir les coups de crayon de Léopold II se taillant un vaste jardin privé au Congo, Léopold II des Belges dit le Furieux menaçant dans les coulisses : Qu’on me laisse faire et je saurai bombarder Lisbonne. Et l’agent secret de Lisbonne en Angola, déguisé en treillis de liane, riant sous cape et faisant Zorro ! Une mêlée déjà, cette table de conférences où les crayons étaient effilés comme des couteaux. Une mêlée, des territoires qu’on appelait possessions, devenus plus tard pays
(p. 61)
Revenons au livre. En trame principale, Congo Inc est un roman de formation, dans la pure tradition du genre. Il campe un personnage ambitieux, qui se présente comme mondialiste et qui cherche à soumettre le monde. Isookanga, pygmée de son état, quitte donc sa forêt natale pour se rendre à Kinshasa, symbole de la modernité et cité en adéquation avec ses objectifs. La ville de Kinshasa, le territoire privilégié des personnages de Jean Bofane est encore ici servie de manière à ce que le lecteur la découvre différemment. La belle photo de couverture qui illustre le roman, uvre du photographe Kiripi Katembo, qui propose de regarder Kinshasa, non pas de front, mais à travers son propre reflet est en quelque sorte une première entrée dans le monde d’Isoo, fait de ruses et de raccourcis. Cet effet miroir préfigure presque la mécanique interne du roman.
L’impression générale est que Jean Bofane signe, avec Congo Inc, un roman qui fonctionne de façon autonome. Pour cela, il utilise des formules classiques dans les arts. En partant de l’éternel vis-à-vis agonique entre « tradition » et « modernité » à la bataille générationnelle inscrite dans les espaces rural et urbain, tout est proprement convenu, voire attendu. Quoi de plus banal en effet qu’un jeune qui croit en la modernité et un vieux qui la craint. Certes le jeune est pygmée, ce qui est nouveau en soi, mais si on rapporte ce fait à l’échelle symbolique, ce n’est rien d’autre qu’un héros marginal et contradictoire (la fiction est par essence contradiction !) comme l’aveugle clairvoyant, l’escargot plus rapide que l’antilope, etc. L’auteur emploie aussi des procédés de complexification courante : la parodie, l’ironie, la mise en abyme. Cette dernière pouvant être très ludique pour l’auteur et pour le lecteur également qui se plaît à jouer entre plusieurs niveaux de lecture et d’énonciation. Si l’exercice est bien mené et bien compris, la lecture en devient agréable. Ainsi, Isookanga et Congo Bololo se complètent l’un et l’autre. Ce dispositif d’abyme permet de densifier le récit sans le surcharger, ni multiplier les péripéties. Au final, les personnages sont doubles ou triples sans qu’il y ait de débordement. Monkaya, par exemple, surnommé Monk fait bien fonctionner cette logique du moindre effort. Les références au pianiste et à James Brown imposent un caractère qui rejaillit sur le personnage. Il tire admirablement parti de son passé de catcheur et d’un spectacle à un autre, il tient son rôle avec brio et accède sans forcer à une forme de crédibilité : Monk estimait lui-même qu’il était un génie, Monkaya n’en est pas loin.
Le révérend Jonas Monkaya alias le Monk avait maintenant quitté le pupitre, emporté par la musique, le micro collé à la bouche, et il se balançait de gauche à droite en s’avançant, sautillant, transpirant, le corps secoué par les spasmes, ne s’appartenant plus. Pendant que les barytons, les ténors, les altos, les sopranos, chantaient : « Please, don’t go/ Jesus loves you so » sur la musique de Please, Please, Please de James Brown, le diacre [
] posait sur les épaules de l’homme de Dieu une cape or et blanc que le pasteur rejeta d’un mouvement brusque et ample, comme s’il dédaignait les choses de ce monde, obligeant l’acolyte à lui remettre, pour la rejeter à nouveau – et ainsi de suite – jusqu’au moment où il quitta la scène, dans la foi renouvelée d’une ferveur indescriptible. (p. 151)
L’exubérance du pasteur est d’ailleurs très bien tempérée par le calme, la gravité d’Adeïto. Celle-ci est la proie de Kiro Bizimungu, alias Kobra Zulu, un seigneur de guerre qui se retrouve, en récompense des atrocités commises à l’est de pays, administrateur de la plus importante forêt tropicale d’Afrique. Pour le reste, c’est du romanesque, peut-être même de la chronique, cette sorte de parole d’époque. Dans une simplicité qui frise la reprise du discours public tout s’étale. Combien de sketchs en lingala mettent en scène un pasteur évangéliste mi lubrique, mi escroc mais terriblement convainquant ? Peut-on compter les récurrences de vieux sages qui parlent en parabole ? Hélas nous connaissons la tribulation des orphelins ou des enfants accusés de sorcellerie dans Kinshasa. Pour son premier roman, Mathématiques congolaises, Jean Bofane nous avait déjà plongés dans ces bas-fonds de la ville que le jeune pygmée découvre émerveillé : « devant la gare centrale, Isookanga n’en revenait pas. Au village, quand il avait écrit « Kinshasa » dans le long rectangle de marque Google, il avait vu des merveilles, mais ce qui se présentait devant lui dépassait tout. » (p. 40)
Nous pouvons pousser encore plus loin et considérer qu’Iso et Célio, le personnage principal des Mathématiques qui fait son apparition dans ce roman, un peu comme des acteurs célèbres acceptent de figurer furtivement dans le film d’un ami, sont très proches. Ce sont des provinciaux qui arrivent dans une capitale qu’ils cherchent à prendre chacun selon ses moyens. L’un est guidé par Vato de Snoop Dog dont le refrain, sert de bandeson à Raging trade. : Run pouvant signifier trace, cours, ou domine, prends le contrôle, selon le contexte. Célio quant à lui peut toujours compter sur les théorèmes mathématiques ; ils sont tous les deux cyniques et généreux, manipulateurs et sensibles. Des rouages presqu’interchangeables d’un univers bien commun mais que l’on redécouvre avec plaisir.
Faire reposer un triangle sur son sommet plutôt que sur sa base ne change rien à la forme géométrique, ni aux dimensions de la figure mais l’acte en lui même est suffisant pour créer un autre effet. C’est à peu près la même chose que nous voyons dans Congo Inc. Tout se déroule dans une précision mathématique, une démonstration efficace sans superflu. À l’image de la fin de Kiro Bizimungu, dans un acte de justice populaire, tout est orchestré avec une précision sans faille. La fluidité du geste, l’efficacité de l’humour et du second degré, la récupération sereine de l’imaginaire kinois confèrent à l’ensemble du texte une étonnante légèreté alors que les sujets eux-mêmes sont des plus sombres. Jean Bofane rappelle, avec son écriture au millimètre, la sagesse de Longin pour qui le sublime est d’arriver à de grands effets, avec le minimum de moyens. Il n’invente rien, mais il illumine tout.
Extrait de justesse : « Tout ça était très bien mais, décidément, Wenge Musica et son leader le Roi de la Forêt ne changerait jamais. Sans crier gare, on entendit « Eboka, Mutute ! » retentir et les basses frappèrent à nouveau de plus belle. » p. 192
(1) Congo Inc, In Koli Jean Bofane, Actes Sud. Avril 2014///Article N° : 12282