Dans Io, mis en scène par Françoise Lepoix au Théâtre Paris-Villette, Kossi Efoui s’empare d’un mythe ancien et le fait renaître en allégorie d’une Afrique désabusée.
« Toute la rue vous verrez.
Des flacons de couleurs, de la poudre safran, des boulettes émeraudes de feuilles mâchées par de vieilles dents, des racines rendant leur jus de vieillesse, des chapelets de crânes d’oiseaux, de plume, des perles de Venise, des statuettes de fertilité, des huiles parfumées au suc de vierge, des bagues pour faire baisser la fièvre, des graines spongieuses, pour lesquelles quelqu’un a dû livrer bataille avec des épineux, très chères, des pattes desséchées et poilues d’animaux, des ossements rares, certains disent humains, des dents de requin, certains disent humaines
»
Kossi Efoui, Io (tragédie), Le bruit des autres, 2006.
Les étals d’un marché qui s’éveille, il fait encore nuit, le chant des grillons emplit l’espace. Un brasero, ici ou là, tente faiblement de percer l’obscurité que l’on perçoit grouillante de vie, comme pulsée de l’intérieur par la frénésie d’un rythme qui semble surgir aux quatre coins du marché en sommeil, celui d’un mouvement aussi chorégraphique qu’acoustique, un mouvement tendu et compulsif qui se fait écriture : sur les murs du théâtre, l’ardoise des étales, les palissades du marché
puis de ce mouvement se dessinent des ombres qui deviennent peu à peu silhouettes et voilà que sort de la nuit Io. Marionnette géante, poupée de bois, poupée de son, mi-vache, mi-femme, mains longilignes et jambes « sabotées », squelette démantibulé et momie aux bandelettes de tulle
qu’on lance au ciel ou jette à terre comme une amulette dont les membres dispersés écrivent le destin de tout un peuple. Chimère bovine, Madone hybride portant ses cornes en croix, Io est une icône christique.
Mais Io est d’abord un mythe oublié et disséminé dans les légendes de la Méditerranée, celui de l’errance d’une servante de Héra qui après avoir été violée par Zeus, puis transformée en vache et enfin bannie, fuira jusqu’aux sources du Nil et engendrera Epaphos le Noir. Kossi Efoui, à son tour, s’est emparé de la légende. Sous sa plume, Io renaît en allégorie de l’Afrique abusée, spoliée, qui engendre aujourd’hui de jeunes enfants soldats. Afrique en morceaux, mais aussi Afrique aux ressources vitales insoupçonnées, capable de toutes les renaissances, et qui se régénère dans une force de beauté inouïe. Figure sédimentaire qui appartient au limon de la mémoire des hommes et que les tempêtes qui soulèvent les eaux de l’oubli font remonter à la surface des souvenirs dans le bouillonnement de la tourmente, Io porte les stigmates du martyr, mais elle est aussi grosse d’un devenir possible. Le monstre qui sortira de ses entrailles, cet alien, fils de la mère, enfant mutant né de l’outrage, est aussi celui qui recèle une promesse de renouveau.
Le matériau poétique écrit par Kossi Efoui est une laine à filer et à tricoter. Ce n’est pas étonnant finalement si Anna, ultime avatar de Io et qui découvre la marionnette géante, tient sur le marché « Boutique beauté : tissage, tressage, frisage-défrisage et massage ».
Françoise Lepoix qui a monté le texte en mars 2006 au théâtre Paris-Villette a su saisir la contemporanéité de ce matériau poétique grâce à une esthétique qui puise aux sources des archaïsmes du plateau, pour en faire jaillir la vitalité du plaisir théâtrale. Elle est parvenue à tisser les voix des acteurs, à faire se rencontrer les timbres si différents de Jean-Louis Fayollet, Frédéric Leidgens ou d’Anisia Uzeyman, qui comme chaussée de cothurnes (restes des sabots de Io
) prête son port altier à Anna. Elle est également parvenue à créer une véritable polyphonie ludique qui exploite toutes les ressources sonores et tous les artifices de la théâtralité, toutes les surprises du théâtre dans le théâtre et même les images du cinéma, Ludovic Pouzerate jouant les enfants mercenaires dansant et brakeur, Jean-Louis Fayollet donnant à Hoochie-koochie-man des accents de Matrix, ou Frédéric Leidgens, le Masta-Blasta, apparaissant en « Man in Black ».
Au deuxième temps du spectacle, le jour se lève, et dans la fraîcheur crépusculaire du petit matin, le marché s’ouvre comme une fleur, les étales colorés se déploient en éventail. Grâce à l’ingéniosité du dispositif scénographique de Christian Tirole, ils se font tréteaux, stand, échafaud, podium, espace de la rue encore endormie où attendent les marchands, trottoirs des rêves, entre-deux du sommeil et du désir latent, où toutes les apparitions, toutes les hallucinations sont possibles : carrefour des récits, des souvenirs, des prophéties, petite fabrique de poésie, distilleries de l’imaginaire. Le théâtre tout entier se fait grand alambic qui gargouille, postillonne, crache, suinte au rythme des accords de Bertrand Binet, dont l’incroyable palette musicale nous fait voyager autour du monde. Musiques d’errance et d’exil.
Pas d’histoires linéaires, pas de fils d’Ariane dans le labyrinthe des vies enchevêtrées de Io, mais les stratifications palimpsestiques du tissage de la mémoire. Les fils de l’errance de Io ne se dévident pas dans une continuité rassurante, ils se pelotonnent au contraire, s’enroulent, passent et repassent les uns sur les autres, construisant l’épaisseur de l’histoire, tandis que la mise en scène de Françoise Lepoix accompagne les volutes et laisse l’extraordinaire matériau sonore imaginé par Denis Mpunga amplifier la profondeur, jusqu’au sentiment de l’abîme avec ses jeux d’écho, ses bruits de machine, ses résonances du ciel assourdissantes.
Les guerres ont fait voler en éclats la Grande Royale, la troupe s’est désintégrée, nouvelle « ionisation » de l’histoire des hommes, Prométhée n’a plus aucune chance d’être joué, mais le pouvoir du rêve est resté intact, la force de l’affabulation n’a rien perdu de sa magie, deux acteurs suffisent à rêver le théâtre et le rêve convoque la vie sur le tréteau vide, recycle le bric et le broc en palais des mille et une nuits.
Au cur de ce marché dépotoir, lieu de toutes les stratifications morbides, de toutes les sédimentations humaines, de tous les croupissements, de toutes les scléroses, lève pourtant une curieuse fermentation, celle de l’invention et de la création. Et bientôt, le grouillement nocturne libère un papillon resplendissant qui sort de sa chrysalide
Les crânes chauves de larve se couvrent de toisons abondantes, la force repousse, elle lève dans les ressources dionysiaques du désir, ce désir qui fait lever le blé en herbe et renaître la vie.
Enfin, troisième temps du spectacle, le marché aux fétiches se dresse fier et provocateur sur le trottoir de la vie, enseignes brandies. Ici « Écrivain public / tous travaux de poésie / conseil en écriture », là « Mage Kalikula / voyance les yeux dans les yeux / spécialiste du mal noir, / grand guérisseur de la folie sans douleur / chercheur en sens de la vie », ici « Chez Anna / boutique beauté / tressage / frisage-défrisage / massage peau et cheveux », là « Hoochie-koochie-man : Distillerie de la Grande Royale », ici « Madame Alouwassio : travaux d’amour occultes / diplôme de psychologie naturelle et parallèle / spécialiste des fugues et des disparitions momentanées », là « Déambulatoire à poèmes »
autant de voix qui réinventent à l’infini la matière légendaire, et chantent de concert un rêve qui dresse son défi vers le ciel.
Io (tragédie). Texte de Kossi Efoui, mise en scène de Françoise Lepoix, dramaturgie de Laurence Barbolosi, musique de Bertrand Binet, scénographie de Christian Tirole, objets scéniques d’Anne Leray, peinture de Jean-Paul Redon, création sonore de Denis Mpunga, lumières de Michaël Serejnikoff, costumes de Gaëlle Clark et Fy Ratsifasoamanana, régie générale par Jean Grison.
Avec Bertrand Binet (le musicien), Jean-Louis Fayollet (le Hoochie-koochie-man), Frédéric Leidgens (Masta Blasta), Ludivic Pouzerate (le fils de la mère), Anisia Uzeyman (Anna).
Théâtre Paris-Villette et Théâtre Les Bambous à l’Île de la Réunion.///Article N° : 4498